CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parmi les changements qui ont transformé les États-providence de type bismarckien tels que la France et l’Allemagne, les réformes de l’assurance maladie ont eu pour effet d’écarter les syndicats de la gestion de ces organismes, entre autres à cause des divisions syndicales.

2La littérature récente sur les États-providence (Palier et Martin, 2008 et Palier, 2010) montre que les systèmes «?bismarckiens?», ou continentaux, contrairement à ce qu’avait constaté et prédit la littérature antérieure (Esping-Andersen, 1996?; Pierson, 2001), se sont réformés et ne sont pas «?gelés?». Parmi ces changements, deux caractéristiques typiquement bismarckiennes ont notamment été transformées?: le financement par cotisations sociales et l’implication des partenaires sociaux dans la gestion des assurances sociales, aspects qui retiennent notre attention en tout premier lieu. En effet, nous nous intéressons à l’influence des syndicats de salariés, c’est-à-dire à leur capacité à peser (ou non) sur la gestion et les orientations des assurances sociales (chômage, retraites publiques, maladie), dans deux pays dits bismarckiens, la France et l’Allemagne. Pour analyser ces logiques d’influence, nous étudions des réformes qui transforment le système institutionnel?: les réformes qui ont modifié le financement et l’organisation de ces secteurs, et celles qui ont une influence, directe ou indirecte, sur le rôle des partenaires sociaux.

3Par ailleurs, une étude récente (Hassenteufel et al., 2008) montre qu’une «?nouvelle gouvernance?» s’est affirmée dans les systèmes d’assurance maladie en Europe. Les transformations institutionnelles, qui conduisent à l’affirmation d’un «?État régulateur?» dans le secteur, sont le résultat de l’action d’acteurs programmatiques qui ont eu un rôle actif dans la limitation du rôle des partenaires sociaux. Cette étude se focalise sur les winners (gagnants) de ces changements institutionnels. Quid des losers (perdants), et notamment des syndicats?? Pour ceux-ci, ces positions institutionnelles sont essentielles?; en outre, ces acteurs sont réputés être des veto players, i.e. des acteurs ayant la capacité d’influencer le contenu des politiques, voire même de les bloquer (Tsebelis, 2002) dans les deux pays (bien que ce soit pour des raisons différentes?: en France, c’est par leur capacité à mobiliser?; en Allemagne, c’est en tant que piliers de l’économie sociale de marché). La question sous-jacente à l’affaiblissement syndical que nous allons décrire est donc de comprendre comment les syndicats ont laissé un tel processus de changement advenir.

De quelques réformes françaises multisectorielles

4Nous commençons par présenter quelques réformes transversales qui, en France, ont eu un impact sur le rôle et l’influence des syndicats. Elles n’ont pas d’équivalent en Allemagne.

5En 1945, sous l’influence du conseiller d’État Pierre Laroque, des ordonnances entérinent la création du système de Sécurité sociale français sur le modèle «?bismarckien » avec notamment deux principes caractéristiques?: une place importante confiée à la démocratie sociale, et donc aux partenaires sociaux, et le financement par des cotisations sociales (patronales et salariales).

Les ordonnances Jeanneney (1967)?: nationalisation et renforcement du patronat

6Ces ordonnances séparent les risques maladie, famille, vieillesse au niveau financier et organisationnel en créant les caisses nationales de sécurité sociale (Cnamts, Cnaf, Cnavts) et l’Acoss qui est chargée de leur trésorerie [1]. En un sens, elles peuvent être considérées comme le début de l’inversion du rapport de force, i.e. comme le «?point de départ?» de la nationalisation, de la centralisation et du renforcement de l’État.

7Par ailleurs, ces ordonnances instituent un paritarisme «?strict?» entre les représentants des assurés et les représentants des employeurs, qui ont chacun la moitié des sièges (auparavant, les représentants des salariés étaient majoritaires).

Les ordonnances Juppé (1996)?: responsabilité étatique et délégitimation des partenaires sociaux

8Il convient ensuite de s’arrêter sur le plan Juppé, souvent considéré comme un tournant dans l’histoire de la protection sociale française avec l’affirmation d’un «?État régulateur?» (Hassenteufel et al. 2008?; Hassenteufel, 1997) ou le début d’une «?étatisation rampante?» (position tenue par le syndicat Force ouvrière). Le plan Juppé supprime les élections dans les caisses (il n’y en avait pas eu entre 1983 et 1996) et rétablit le paritarisme strict (établi par les ordonnances Jeanneney mais remis en cause en 1981 par les socialistes qui avaient rétabli un paritarisme à 3/5 – avec 2/5 au profit des syndicats).

9Par ailleurs, au niveau institutionnel, les ordonnances Juppé mettent en place les lois de financement de la Sécurité sociale et consacrent l’implication du Parlement pour représenter la nation dans le vote des équilibres budgétaires de la Sécurité sociale.

10Dans les entretiens que nous avons menés auprès de hauts fonctionnaires, le vocabulaire de la légitimité et de la responsabilité est fortement mobilisé pour opposer les syndicats et l’État. L’argumentaire peut se résumer comme suit?: étant donné les sommes en jeu, et face à «?l’échec de la démocratie sociale?», il fallait une «?responsabilité politique?» claire, et le Parlement était l’instance «?légitime » pour cela?; les partenaires sociaux, eux, «?n’étaient plus en situation de légitimité suffisante pour réguler le système, d’où cette réforme démocratique profonde qui établit un système de pilotage différent de la protection sociale?», d’après un haut fonctionnaire ayant participé à l’élaboration du plan Juppé. Et le rapport Oudin de 1992, qui posait des bases pour le plan Juppé, avait, selon son auteur, pour objectif «?de mettre les syndicats de côté?».

11Cependant, il ne faut pas penser que ces acteurs étatiques faisaient face à des acteurs syndicaux unis contre ces changements. La division syndicale, notamment l’opposition entre FO et la CFDT, permet de comprendre comment une réforme qui les affaiblit a pu advenir – un acteur de la CFDT allant jusqu’à dire que le soutien de son organisation au plan Juppé «?partait du constat que le paritarisme n’était plus un mode opératoire pour gérer ce grand système qui allait à la dérive et que, depuis vingt ans, il y avait eu seize plans qui montraient bien que la puissance publique intervenait en permanence?».

12La réforme Juppé n’est pas considérée comme un tournant seulement au niveau du rôle de l’État, mais aussi au niveau syndical lui-même. Les trois principales organisations syndicales (CFDT, FO, CGT) auraient, à l’occasion du plan Juppé et de la passation de pouvoir de FO à la CFDT au niveau de la présidence de la Cnamts, permuté leurs rôles. C’est ce que Bernard Gazier appelle le «?jeu des trois coins?» (Gazier, 2003, p. 335-339), que nous résumons dans le tableau ci-dessous. Il le considère comme un jeu «?pervers?», issu de la concurrence entre les organisations syndicales pour occuper des positions de pouvoir dans les institutions paritaires, qui conduit «?à diaboliser les uns au détriment des autres?» et qui contribue à la faiblesse syndicale (ibid., p. 338-339).

Le «?jeu des trois coins?» (Gazier, 2003)

tableau im1
Avant 1995 Après 1995 ? Position de négociation permanente FO CFDT ? Position intérmédiaire d’échange politique CFDT CGT ? Position de contestation permanente CGT FO

Le «?jeu des trois coins?» (Gazier, 2003)

13Ces ordonnances Juppé, fondamentales dans l’histoire du système, peuvent être considérées comme une conséquence de l’introduction de la Contribution sociale généralisée (CSG), laquelle transforme le financement de la protection sociale.

L’introduction de la CSG (1990) ou le début d’une participation financière croissante de l’État

14Au niveau des syndicats, le clivage entre FO et la CFDT était donc déjà celui qui allait se cristalliser concernant le plan Juppé?: FO s’y opposait fermement, la CFDT y était très favorable. Cette réforme, au départ à la marge, a finalement pris beaucoup d’importance puisque sa part dans le financement a considérablement augmenté depuis son introduction. Par ailleurs, elle constitue déjà un renforcement du rôle du Parlement, qui décide du taux et de l’assiette du prélèvement, lequel concerne non seulement les revenus d’activité, mais aussi les revenus de remplacement, les revenus du patrimoine et les revenus de placement. Avec la CSG, on met fin au seul financement par les cotisations sociales et on sort d’une logique d’assurance sociale liée à la seule activité professionnelle. Selon un haut fonctionnaire interviewé, «?c’est une rupture symbolique assez forte?».

15Avec la CSG, on touche à un questionnement sur le lien entre mode de financement et gouvernance, entre financement par cotisations sociales et implication des partenaires sociaux dans la gestion des assurances sociales. Sur ce point également, la division syndicale entre FO et la CFDT est claire. Pour FO, ce lien ne fait aucun doute?: quand le financement repose sur des cotisations sociales, il est normal que le système soit géré par les partenaires sociaux car il s’agit de salaire différé?(les cotisations sociales sont prélevées sur le salaire et seront reversées ultérieurement au salarié). Un acteur syndical de FO considère donc que «?le changement de gouvernance est une conséquence du changement dans le financement, et cela correspond à la volonté de l’État d’avoir la main sur tout le système?».

16D’où les virulentes critiques de FO contre la CFDT, très favorable à l’introduction de la CSG, qui a donné selon FO le «?premier coup de canif?» dans leur vision du paritarisme, marquant le début de l’étatisation. À la CFDT, on ne s’appuie pas sur ce lien entre le financement et la gouvernance, car «?impôt ou cotisation, c’est à peu près la même chose. Ce qui importe, ce qui fonde la légitimité, c’est d’être constructeur du droit (comme dans l’assurance chômage et les retraites complémentaires). Ce lien [entre cotisations sociales et paritarisme] existait dans les assurances mises en place au XIXe siècle, donc avoir cette vision c’est considérer les systèmes assurantiels d’aujourd’hui comme la continuité du paternalisme de l’époque. À la CFDT, on est plutôt sur l’idée que le paritarisme est justifié par le fait que ça intéresse les salariés?».

Les réformes des assurances maladie en France et en Allemagne

17L’assurance maladie est le secteur qui pose le plus «?problème?» dans les entretiens avec les acteurs étatiques, syndicaux et patronaux, comme dans la littérature académique. Il existe en arrière-plan un enjeu de pouvoir évident?puisque les masses financières en jeu sont bien plus considérables que dans les autres secteurs (retraites publiques ou chômage par exemple).

18Par ailleurs, l’universalité qui régit désormais ce secteur déconnecte l’assurance de l’activité professionnelle, ce qui peut être un autre argument pour justifier que la gestion par les partenaires sociaux ne soit pas légitime, ou plus autant qu’avant.

19Y a-t-il vraiment eu perte de pouvoir des partenaires sociaux dans le secteur de l’assurance maladie?? Au niveau formel et institutionnel dans ce secteur, les réformes françaises et allemandes ont clairement retiré des compétences aux partenaires sociaux (nous ne rentrerons pas ici dans le débat de savoir si ces compétences constituaient un pouvoir politique réel ou non). Notre propos ici est de décrire les pertes de compétences des syndicats et de montrer qu’en France autant qu’en Allemagne les réformes des années 1990 et 2000 apparaissent comme un processus cohérent et continu de renforcement de l’État et de marginalisation des partenaires sociaux.

L’ «?étatisation?» de l’assurance maladie française

20La réforme Juppé renforce les pouvoirs du directeur de la Cnamts, qui contrôle désormais la nomination des directeurs des caisses primaires d’assurance maladie (Cpam)?; elle établit un conseil de surveillance, sans acteurs paritaires, du conseil d’administration?; elle crée les agences régionales d’hospitalisation qui récupèrent une partie des compétences autrefois entre les mains du conseil d’administration de la Cnamts?; enfin, le Parlement fixe un objectif national de dépenses pour l’assurance maladie et établit une contractualisation entre l’État et la Cnamts à travers les conventions d’objectifs et de gestion (Hassenteufel et al., 2008, p. 21-26). Il s’agit de l’affirmation d’un État régulateur et du renforcement d’acteurs administratifs dans une «?dynamique de technocratisation?» (Ibid., p. 26).

21Du côté des acteurs syndicaux, la réforme Juppé a été soutenue par la CFDT et rejetée par FO. Pour un acteur de la CFDT, elle constitue le «?premier grand changement de la gouvernance qui est à l’origine des grands changements qui vont suivre après?».

22Toujours selon cet interlocuteur, la réforme Juppé dans l’assurance maladie n’est pas une «?révolution?», elle ne fait qu’officialiser une situation préexistante?: c’est bien l’État qui a le pouvoir, qui décide des cotisations, des déremboursements, etc. Mais la CFDT n’était pas contre une évolution du paritarisme puisque, dès les années 1980, elle organise des congrès sur ces questions et affirme que les organisations syndicales ne sont pas seules à avoir vocation à gérer l’assurance maladie. Lors du congrès de la CFDT, en 1995 à Montpellier, l’organisation syndicale demande expressément d’ouvrir le paritarisme, à la Mutualité par exemple. Une proposition qui est bien loin de la conception de FO, laquelle défend un paritarisme traditionnel et pour qui la réforme Juppé est «?la première mainmise de l’État?» sur l’assurance maladie.

23En quoi la réforme de 2004, dite «?Douste-Blazy?», peut-elle être considérée comme une «?perte sèche de pouvoir?», selon un acteur de FO?? Cette réforme confie de nouvelles prérogatives au directeur de la Cnam qui devient également le directeur général de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam)?; c’est aussi lui qui négocie avec les professionnels et signe les conventions médicales (ce qui constitue une perte de compétences pour le président de la Cnamts, qui est un acteur paritaire) [2] ; les acteurs paritaires sont également écartés des décisions puisque les conseils d’administration sont désormais de simples «?conseils?» qui émettent des orientations et des avis mais ne gèrent plus les caisses. Il s’agit donc bien d’une restriction du rôle des partenaires sociaux (Hassenteufel et al., 2008, p. 29), que les acteurs de la CFDT n’ont pas bien vécue. Toutefois, ils ont fini par l’accepter sous l’influence de Gaby Bonnand [3], qui les a persuadés qu’il ne s’agissait pas d’une perte de pouvoir et que les compétences perdues n’influaient en rien sur l’accès aux soins de ceux qu’ils représentaient.

24Mais, à FO, on a mal vécu cet approfondissement du plan Juppé et ce que l’organisation syndicale considère être un renforcement de l’État au travers du directeur général de l’Uncam [4] et une éviction encore un peu plus poussée des partenaires sociaux. À ce propos, deux hauts fonctionnaires confirment la justesse de ce ressenti à FO en nous disant que, d’une part, derrière la technocratisation de cette réforme il y avait «?un quasi-consensus pour éliminer les partenaires sociaux?», mais que ceux-ci se sont «?suicidés?» en ne se rebellant pas et que, d’autre part, cette réforme renforce «?la Cnam et l’Uncam, ou plus précisément leur directeur général, car les syndicats, ils sont morts?»?! [5]

L’éviction des partenaires sociaux dans l’assurance maladie allemande

25L’assurance maladie allemande connaît depuis 1992 un «?processus de réforme continu qui mêle maîtrise des dépenses et changement institutionnel?» (Hassenteufel et al., 2008, p.?80). Depuis les années 1970, il y a eu un renforcement de la juridiction étatique, au détriment des partenaires sociaux, le tout dans une logique financière. Ainsi, en Allemagne comme en France, les partenaires sociaux n’apparaissent pas comme des acteurs pouvant contenir les dépenses. Par ailleurs, le processus d’élaboration des réformes a également changé. Depuis le début des années 1990, l’initiative des lois ne vient plus des partenaires sociaux mais du ministère. Un acteur du ministère de la Santé allemand nous affirmait à ce propos que celui-ci a en quelque sorte repris le pouvoir en la matière?car «?avant, les partenaires sociaux, ou les médecins, disaient?: “On veut une loi là-dessus” et, la plupart du temps, cette loi advenait. Cela a changé à partir des années 1990. Nous sommes le ministère, on doit être autonome pour faire les lois?».

26Parmi l’ensemble des réformes de ces deux dernières décennies, trois nous intéressent parce qu’elles ont une influence sur le rôle des syndicats. Tout d’abord, la réforme Seehofer de 1992 (loi de stabilisation et d’amélioration structurelle de l’assurance maladie, Gesetz zur Sicherung und Strukturverbesserung der GKV) met les caisses en concurrence et transforme leur conseil d’administration. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi en 1996, les assurés peuvent choisir entre les différents types de caisse maladie (caisses locales, caisses d’entreprise, caisses primaires, caisses de substitution). En conséquence, les 1?200 caisses qui existaient jusqu’à cette date n’avaient plus la garantie de réussir à se maintenir dans le système [6] Comme elles n’avaient pas beaucoup de moyens de différencier leurs offres, la fixation du montant des cotisations restait pour elles le seul paramètre à leur disposition pour attirer les assurés. Une pression pour baisser les cotisations ou les garder au niveau le plus bas possible s’est donc exercée, impliquant un amoindrissement important de l’influence de la Selbstverwaltung (l’équivalent de la «?gestion paritaire?» en France) sur le taux de cotisation. Par ailleurs, cette réforme transforme aussi la gestion paritaire. Avant cette loi, il y avait deux niveaux de gestion formés paritairement par les partenaires sociaux, une assemblée de représentants et une direction. La réforme diminue la taille du conseil d’administration et ses compétences et institue un comité directeur formé par des professionnels, des managers et des chefs d’entreprises qui régulent l’assurance santé et administrent le quotidien. Le rôle de ces managers est relativement important puisqu’ils négocient des contrats avec les prestataires, discutent avec les médecins et avec les hôpitaux, négocient les remboursements et les critères de qualité. Grâce à ce travail quotidien, ils ont une très grande influence dans ces domaines, tandis que la Selbstverwaltung est désormais très formelle. Outre le fait que les prérogatives de l’État se sont multipliées et que les caisses ont été mises en concurrence, le rôle de la Selbstverwaltung a donc également diminué parce que ses compétences formelles par rapport à ce comité directeur ont été réduites.

27La deuxième loi qui retient notre attention est celle de 2003 (GKV-Modernisierungsgesetz). Parmi ses différents volets [7], celui qui nous intéresse est l’introduction d’une fiscalisation partielle du financement de l’assurance maladie. Un acteur du BDA, la principale fédération patronale, explique que le patronat et les syndicats ont fini par accepter la contribution financière de l’État, tout en étant conscients du «?danger?» que peut constituer ce changement de financement,?car l’État peut légitimement revendiquer une participation à la gestion des caisses et perturber le «?jeu à deux?» des partenaires sociaux.

28Par ailleurs, cette loi instaure, malgré l’opposition syndicale, une contribution exceptionnelle des assurés pour l’assurance maladie. Depuis, 0,9?% est payé uniquement par l’assuré pour les frais maladie et dentaires. Un acteur patronal estime que «?cela a été le premier pas en dehors du paritarisme?». Cependant, malgré ce changement dans le financement, la parité des sièges n’a pas été remise en cause à ce jour.

29Enfin, la troisième réforme importante pour notre propos est la loi de renforcement de la concurrence dans l’assurance maladie (GKV-Wettbewerbstärkungsgesetz, 2007) qui crée le Gesundheitsfond et qui retire aux partenaires sociaux la possibilité de fixer les taux de cotisations. L’État fixe depuis lors un taux unique de cotisation qui s’applique uniformément à toutes les caisses. Celles qui n’arriveraient pas à fonctionner avec ces ressources ont la possibilité de mettre en place un forfait complémentaire (Gesundheitsprämie). Autrement dit, si une caisse maladie ne peut équilibrer son budget, elle peut demander un supplément de cotisation que seuls les assurés doivent payer (et pas les employeurs). Ce supplément est prélevé directement sur le compte de l’assuré et non pas sur le salaire. Si, selon un acteur syndical, ces transformations ont constitué «?l’offensive de l’État la plus importante contre les partenaires sociaux?», soulignons qu’elles étaient revendiquées par le patronat qui souhaitait préserver le coût du travail et la compétitivité des entreprises.

30Un nouveau «?fonds pour la santé?» (Gesundheitsfond), mis en œuvre à partir de 2009, est désormais chargé de récolter l’ensemble des cotisations, de les centraliser avant de les redistribuer entre les caisses. Cette création institutionnelle a suscité des oppositions très fortes (pas seulement chez les acteurs paritaires mais aussi chez les conseils professionnels), mais a néanmoins été mise en place grâce à une volonté politique très ferme.

31Avec ce processus de réformes, c’est surtout l’état fédéral qui apparaît renforcé, puisqu’il décide en effet du taux de cotisation unique et contrôle le fonds pour la santé qui gère les recettes du système.

32Par ailleurs, la participation de l’État au financement de l’assurance maladie, si elle correspond encore à une part nettement moins importante que le financement par cotisations, a néanmoins mis fin au financement paritaire du secteur. On peut en conclure à l’existence d’une «?étatisation et [d’] une centralisation du système d’assurance maladie allemand?» (Hassenteufel, 2006) au détriment des partenaires sociaux, comme dans le cas français.

33***

34La comparaison entre la France et l’Allemagne montre des évolutions relativement similaires en ce qui concerne l’affaiblissement des partenaires sociaux dans l’assurance maladie, faisant apparaître qu’ils ont été fortement délégitimés dans leur capacité à en être les acteurs centraux.

35Les changements de gouvernance que nous avons décrits ont transformé le management des institutions des assurances maladie, qui ne sont plus (ou plus autant qu’avant) gérées par les partenaires sociaux mais de plus en plus par l’État et par des acteurs professionnels.

36Il faut néanmoins distinguer au sein des partenaires sociaux entre le patronat et les syndicats, car le patronat dans les deux cas semble avoir gagné sur le terrain des idées (toutes les réformes sont allées dans le sens de ses revendications). Alors que le patronat est en un sens victorieux sur le terrain de l’orientation politique, et que l’État se voit renforcé dans ses compétences et dans son contrôle du système, les syndicats apparaissent comme les perdants des transformations récentes. À la question «?Comment ces acteurs (auparavant réputés capables de bloquer des réformes) ont-ils laissé ces changements advenir ??», nous proposons cette réponse (qui est aussi valable pour les secteurs des retraites publiques et du chômage) : à cause du manque d’unité syndicale. La division syndicale en France entre FO et la CFDT est souvent un facteur explicatif. En Allemagne, si Ver.di et IG Metall sont deux branches syndicales qui ne partagent pas non plus la même vision du rôle que les syndicats doivent jouer, l’opposition entre patronat et syndicats reste toutefois plus nette qu’en France.

Notes

  • [1]
    Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts), Caisse nationale d’Allocations familiales (Cnaf), Caisse nationale d’assurance vieillesse des travailleurs salariés (Cnavts), Agence centrale des organismes de Sécurité sociale, caisse nationale des Urssaf (Acoss).
  • [2]
    Notons que la CFDT s’interrogeait déjà lors de son congrès de Montpellier en 1995 sur la légitimité des partenaires sociaux pour conduire les négociations avec les médecins.
  • [3]
    Le secrétaire national de la CFDT chargé des questions de santé, de la protection sociale, des questions économiques.
  • [4]
    Nous n’avons malheureusement pas la place de développer ici les avis divergents que nous avons recueillis sur l’indépendance ou non du directeur général de l’Uncam envers le pouvoir exécutif.
  • [5]
    Nous ne pouvons développer ici la dernière réforme dans le secteur (réforme Bachelot de 2009). Notons simplement qu’on retrouve à son propos les mêmes oppositions entre FO et la CFDT. Pour FO, l’étatisation est poursuivie avec la mise en place des agences régionales de santé (ARS). La CFDT prônait la mise en place d’une agence qui soit en quelque sorte un «?Parlement de la santé?». Si elle se satisfait de la mise en place des ARS, elle regrette qu’il n’y ait pas d’ouverture à la représentation de la société civile au niveau national.
  • [6]
    Auparavant, les assurés étaient plus ou moins directement affectés à une caisse? : les assurés à titre obligatoire adhéraient à une caisse locale?; les assurés volontaires (i.e. ceux dont les revenus étaient supérieurs à un certain plafond et qui étaient libres de s’assurer) pouvaient adhérer à une caisse de substitution?; les grandes entreprises avaient leur propre caisse (Siemens, Daimler, Volkswagen…)?; enfin, certains groupes professionnels (artisans, mineurs, marins, agriculteurs) avaient également leurs propres caisses. Autrement dit, la plupart des assurés étaient dépendants de leur statut professionnel. Jusqu’en 1997, ce système était pour toutes ces caisses (environ 1?200) une garantie de survie, avec l’assurance d’avoir chaque année de nouveaux assurés.
  • [7]
    Introduction d’un ticket modérateur de 10 euros pour les consultations de spécialistes, suppression du remboursement de certaines prestations, création de l’Institut pour la qualité et l’efficience du système de santé (IQWiG), création d’une carte de santé électronique pour tous les assurés. Cette loi met aussi l’accent sur la formation continue des médecins et sur une plus grande efficience dans la coordination des soins.
Français

Résumé

Cet article porte sur les changements qui ont conduit à l’affaiblissement des syndicats de salariés dans l’assurance maladie. La comparaison entre la France et l’Allemagne montre des transformations relativement similaires du partenariat social dans ces deux systèmes de protection sociale dit « bismarckiens ». Dans les deux pays, les partenaires sociaux, qui étaient originellement des acteurs centraux, ont été écartés de la gestion de ces secteurs.

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Hervier Louise
Politologue
Doctorante à Sciences-Po, au Centre d’études européennes, elle est attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Nantes. Sa thèse en cours, codirigée par Patrick Hassenteufel et Bruno Palier, financée par l’École supérieure de la Sécurité sociale, porte sur le rôle des partenaires sociaux dans les assurances sociales (maladie, retraite, chômage) en France et en Allemagne. Publications : 2010, «?Le néo-institutionnalisme sociologique?», in Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des Politiques publiques, Paris, Presses de Sciences- Po, 3e édition ; 2008, avec Bruno Palier, «?Aging and the Welfare State in France?», in Alan Walker et Christian Aspalter (dir.), Securing the Future for Old Age in Europe, p. 107-123?; 2008, «?Le rôle de la Cour des comptes dans l’évaluation des politiques sociales?», Informations sociales, n? 150, novembre.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2012
https://doi.org/10.3917/inso.167.0040
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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