1L’administration publique a connu une série de réformes visant la modernisation de l’État. L’introduction de processus de management s’est faite progressivement et par des démarches ne conduisant pas à des ruptures fortes. La prudence en matière managériale est-elle une nouvelle «?exception?» française??
2Depuis l’émergence, en France, d’une fonction administrative formellement distincte du pouvoir politique au cours du XVIIIe siècle, il est régulièrement question de la réformer. Alors même que l’administration d’État ne comptait qu’environ 7 000 membres à la fin de la Révolution française, elle était déjà jugée par certains pléthorique, trop lourde, trop présente dans la société (Pinet, 1993).
3Malgré ces critiques, les pouvoirs publics ont progressivement élargi le périmètre d’intervention de l’État afin de répondre à des?priorités stratégiques? ou à l’émergence de nouvelles demandes sociales. Ce mouvement a accru les problèmes de fonctionnement et de coordination des organisations publiques, les amenant à se structurer?dans des formes analogues à l’idéal-type de la bureaucratie (Dreyfus, 2000, p. 12) théorisé par Max Weber (1995). Chaque pays a développé ses services publics de façon différenciée?en fonction de ses caractéristiques socioculturelles, de son histoire politique, et des rapports traditionnels entre la société et l’État. Cependant, avec l’extension du rôle de l’État dans la seconde moitié du XXe siècle, le modèle d’organisation bureaucratique s’est progressivement imposé.
4Les évolutions socio-économiques que connaissent les pays occidentaux depuis la fin des années 1970 provoquent des crises récurrentes et de grande ampleur imposant à l’action publique une recherche accrue de performance. Dans ce nouveau contexte,?le modèle traditionnel de pilotage de la performance publique (Lorino, 1999, p. 24) s’est trouvé fortement remis en question.
5Les initiateurs des réformes issues de ces critiques ont tout d’abord été des pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni, les États-Unis, la Nouvelle- Zélande et l’Australie. Dans des contextes sociopolitiques différents et selon des processus spécifiques [1], ces pays ont tenté de transformer leurs systèmes publics en intervenant directement sur certaines variables?: gestion du personnel, remise en question des statuts, transformation des structures ministérielles verticales en agences plus autonomes et spécialisées, mise en place de mécanismes «?de type marché?», privatisation et externalisation d’activités… La plupart des autres pays occidentaux ont suivi des voies comparables avec, là aussi, des dosages et des rythmes divers, mais un objectif commun?: la recherche d’une amélioration de la performance de l’action publique. Ce que l’on a depuis lors appelé le «?New Public Management?»? [2] n’a cependant rencontré qu’un écho partiel en France où les gouvernements successifs semblent avoir préféré engager une «?modernisation?» prudente et progressive des services publics.
Quel management pour les services publics??
6À l’origine de nombreux malentendus et porteur de plusieurs stéréotypes [3]?, le concept de management dans les organisations publiques peine à trouver une identité. Sa situation est en effet quelque peu paradoxale?: boudé par les textes officiels, il est pourtant depuis des décennies mis en œuvre dans des réformes sans que le terme de management ne soit – sauf dans de rares exceptions – employé officiellement. Il paraît donc nécessaire de définir plus précisément ce concept, et par conséquent de revenir à sa source, avant de nous interroger sur sa pertinence pour le service public.
7Les principes fondamentaux du management semblent relativement stables depuis leur construction originelle, dont on peut faire remonter les aspects formels au début du XXe siècle. Les travaux du Français Henri Fayol (1979) ont en effet offert une base à la définition contemporaine du management – qu’il nomme alors «?fonction administrative?» – à partir de ses grandes missions?: prévoir, organiser, coordonner, commander et contrôler. Présentant de façon prescriptive les missions des dirigeants au sein des organisations, ces travaux pionniers mettent en évidence le rôle central de l’encadrement dans la conduite des organisations, autour d’un ensemble de compétences spécifiques. Une telle approche, et ses déclinaisons ultérieures, ont contribué à rééquilibrer certaines visions très instrumentales et procédurales du fonctionnement des organisations. Cependant, étant essentiellement centrée sur le rôle du chef, elle n’a rencontré que peu d’écho en France car elle s’est heurtée aux fondements mêmes des grandes bureaucraties, notamment publiques, qui s’étaient justement attachées à rendre leur mode de fonctionnement le plus impersonnel possible.
8Plus près de nous, quelques définitions du management sont devenues des références fréquemment citées depuis la fin des années 1970. Ainsi, pour Raymond-Alain Thiétart, il s’agit de «?l’action, l’art ou la manière de conduire une organisation, de la diriger, de planifier son développement, de la contrôler?» (Thiétart, 2003, p. 7). Sur ces bases, le management a alors été généralement décliné autour de quatre processus?: finalisation (ou définition d’objectifs), organisation, animation, évaluation. Il est donc susceptible de s’appliquer à toutes les organisations, privées ou publiques, à but lucratif ou non.
9La dénomination et les contours des missions du management peuvent cependant varier en fonction des auteurs et du paradigme de référence, notamment en ce qui concerne le statut du facteur humain dans l’organisation (Hermel, 1988) et la façon dont est conçue la stratégie. Depuis les années 1980 [4], le management stratégique a apporté une vision plus large et moins instrumentale, montrant la nécessité, lors de la conception de la stratégie, de tenir compte de la position de l’organisation vis-à-vis de son environnement et de sa recevabilité pour les acteurs concernés. Il s’agit donc d’intégrer dès la phase d’analyse stratégique des préoccupations de mise en œuvre, et de relier ainsi management et stratégie. Les études et les pratiques dans ce domaine montrent en effet que les processus managériaux façonnent le fonctionnement (et en cas de défaut les dysfonctionnements) de l’entreprise ou de l’organisation (Bartoli et Hermel, 1989). S’il n’est pas supposé apporter des réponses simples et universelles aux problèmes des organisations, le management stratégique incite donc à tenir compte du contexte dans lequel il va s’inscrire (principe de contingence) et de l’interaction entre les différentes variables caractérisant l’entreprise ou l’organisation concernée (principe de cohérence) (Martinet, 1984, p. 107-119). Ces deux principes rendent l’application des méthodes de management stratégique dans les services publics plus réalisable et plus opportune. L’usage du concept est d’ailleurs de plus en plus répandu aujourd’hui dans les administrations et les collectivités françaises [5].
10Dans cette approche, le management stratégique des organisations publiques peut être défini comme la conception et la mise en œuvre de processus de finalisation, d’organisation, d’animation et d’évaluation visant à assurer le pilotage des organisations publiques et la gestion des relations entre les acteurs «?parties prenantes?» de l’action publique, dans le cadre des orientations des politiques publiques et de la loi.
11L’intérêt, selon nous, d’une telle définition est de lever certaines ambiguïtés?: les méthodes d’analyse et les outils managériaux constituent des démarches et des moyens au service d’un processus de pilotage global, contingent et cohérent. Ainsi, les spécificités des organisations publiques ne remettent pas en cause les principes du management stratégique mais influencent la façon dont les processus managériaux vont être conçus et mis en œuvre. Dès lors, loin des stéréotypes et des tabous sur un management lié au profit et au monde anglo-saxon [6], cette approche permet de comprendre pourquoi les organismes publics et les chercheurs se sont de plus en plus intéressés à la place du management dans les réformes des services publics au cours des années passées.
La place du management dans les réformes administratives françaises
La réforme administrative?: un thème incontournable depuis les années 1960
12Parfois effective et pérennisée, souvent formalisée mais éphémère et régulièrement réduite à un discours incantatoire, la réforme administrative se révèle depuis longtemps un thème incontournable pour tout homme politique (Baruch et Bezes, 2006, p. 625-634). Or, si chacun s’accorde sur la nécessité de réformer l’administration afin de la rendre plus efficace, des divergences se font jour quant à la forme et au contenu des changements à mener. Il faut donc souvent attendre l’émergence d’un contexte politique et socio-économique particulier pour que soient menées d’importantes réformes.
13Ainsi, l’opportunité de créer un statut général de la fonction publique a fait l’objet de polémiques et de débats pendant plusieurs décennies avant de s’imposer en 1946 grâce à «?un concours de circonstances exceptionnel?» (Quermonne, 1991, p. 145)?: il s’agissait en effet pour l’État de se doter d’une administration forte pour reconstruire le pays dévasté par la guerre et de restaurer la cohésion nationale. Par la suite, l’idée de rationaliser la gestion administrative afin de piloter l’extension de l’État-providence a inspiré le développement d’outils de planification et d’aide à la décision illustrés par la «?rationalisation des choix budgétaires?» (RCB) expérimentée dans les années 1960.
14L’administration cherche alors à se donner les moyens d’optimiser les décisions transmises aux services d’exécution dont «?l’unique préoccupation devait être d’accomplir la mission qui leur est confiée avec régularité, exactitude, fiabilité, sans s’interroger sur sa pertinence éventuelle ou sur son coût?» (Chevallier, 2005, p. 121).
15Or, la crise que traverse le modèle administratif français depuis la fin des années 1970 exprime justement un scepticisme croissant quant à son efficacité sociale et son efficience. Invité à démontrer le bien-fondé de ses actions dans un contexte de raréfaction des moyens, l’État amorce au milieu des années 1980, d’une part un mouvement de repli à travers les privatisations, la décentralisation et une déconcentration progressive, d’autre part une modernisation de la gestion publique. Appelées à l’origine «?réformes administratives?», puis alternativement «?modernisation administrative?», «?renouveau du service public?», «?réforme de l’État?» ou encore «?modernisation de l’État?», les actions visant à transformer ou à adapter le service public français se sont ainsi multipliées ces dernières décennies.
Les différentes vagues de changement?: quelle cohérence??
16Au-delà des différences de label, on peut s’interroger sur la cohérence de ces actions?: ont-elles formé une succession de mesures sans liens directs entre elles, changeant au gré des alternances gouvernementales, ou au contraire un ensemble relativement cohérent d’évolutions reflétant une refondation des services publics à l’aune d’un «?nouveau management public?»?? L’analyse récapitulative et chronologique des différentes vagues de changement (cf. tableau ci-après) [7] nous conduit à apporter une réponse nuancée. Il nous semble ainsi utile de distinguer six grandes périodes depuis une quarantaine d’années, pour qualifier les temps forts des réformes. Cette récapitulation révèle une multitude d’impulsions et de transformations dans le fonctionnement des services publics, pas toujours perceptibles de l’extérieur, mais sources de nombreux changements.
Les grandes phases de la «?modernisation?» des services publics français
Les grandes phases de la «?modernisation?» des services publics français
17Les différents projets rappelés dans ce tableau ont eu comme objectif commun d’améliorer la performance et/ou la qualité des organisations publiques, mais ont chaque fois privilégié des démarches différentes en termes de diffusion du changement et de cibles prioritaires.
18Cependant, en dehors de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), pour laquelle le recul est insuffisant, aucun ne semble avoir bénéficié de suffisamment de temps pour être complètement mis en œuvre et le projet suivant, sans forcément tout remettre en cause, n’a généralement pas été un prolongement direct du précédent.
19Ascendant ou descendant, facultatif ou obligatoire, local ou global, incitateur ou directif, chaque projet a touché de façon spécifique les organisations publiques. Certaines ont mené leurs propres démarches, indépendamment des projets gouvernementaux, d’autres s’y sont ponctuellement ou régulièrement associées, y voyant tantôt une menace, tantôt une opportunité. D’autres, enfin, ont été très peu concernées, en dehors des «?exercices imposés?». De plus, la succession de ces projets n’a pas facilité leur lisibilité, de la part notamment des agents, ni leur pérennité, un nouvel outil ayant tendance à remplacer?l’ancien.
20Le bilan de ces projets successifs de modernisation des services publics est donc délicat à établir?: simples actions ponctuelles visant à restaurer la légitimité et l’image de l’État, adaptations plus profondes des modes de fonctionnement des services publics dans le cadre de structures inchangées, ou transformation progressive du système administratif français en un modèle proche du «?New Public Management?» [8] anglo-saxon annonciateur d’une «?révolution managériale?»??
21En fait, le terme «?management?» n’est que rarement employé dans les rapports officiels, «?réforme?», «?modernisation?» ou «?gestion par la performance?» lui étant généralement préférés. Malgré des dénominations et des degrés d’ambition variables, certaines constantes dans les thématiques abordées nous semblent refléter l’émergence progressive d’un «?nouveau management?» au sein des services publics français, ce que reflète le contenu des réformes initiées.
Le contenu des réformes des services publics français
22L’analyse des réformes des organisations publiques françaises depuis une vingtaine d’années met en évidence la permanence de trois grands types de changements?: les relations de l’État avec les autres acteurs de la société, les relations entre acteurs publics et la performance de l’action publique (Bartoli, 2003).
Relations de l’État avec les autres acteurs de la société
23Le premier type de changement réside principalement dans une prise en compte accrue de l’usager dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques. Dans un contexte où de nombreux monopoles publics sont remis en cause, où les usagers s’estiment de plus en plus en droit de bénéficier de services plus personnalisés répondant à leurs contraintes et à leurs besoins, les décideurs publics sont amenés à raisonner selon une logique de demande et non plus uniquement selon une logique d’offre (Laufer et Paradeise, 1982). De «?sujet?», l’usager tend à devenir actif dans l’élaboration et la production de l’offre de services publics. Amorcé dans les années 1970 autour du thème de la participation, la prise en compte croissante de l’usager dans le fonctionnement des organisations publiques connaît un fort développement depuis la fin des années 1980 autour des thèmes de la qualité publique [9] et de la «?société de l’information?». Démarches qualités, chartes, engagement de service, dématérialisation de nombreuses démarches et portails de services publics sur le «?web?» se sont alors multipliés. Dans un mouvement comparable au management par la qualité (Hermel, 1989) et au développement des technologies de l’information et de la communication dans les entreprises, ces démarches conduisent progressivement à repenser le management des organisations publiques à partir des services rendus aux usagers. Ce mouvement de rééquilibrage constitue un retour aux sources de la légitimité des organisations publiques dans la mesure où il contribue à revivifier les principes d’égalité, de continuité et surtout de mutabilité [10], piliers juridiques et symboliques du service public. Plus largement, la nécessité croissante de prendre en compte l’ensemble des parties prenantes des politiques publiques – de l’échelon local à l’échelon international – conduit les services de l’État à devoir développer de nouveaux mécanismes de coordination au service de logiques plus partenariales que régaliennes.
Relations entre acteurs publics
24Le deuxième type de changement concerne la redéfinition des compétences entres acteurs publics centraux et territoriaux. Il est notamment illustré par les actes de décentralisation et de déconcentration.
25Parmi les multiples réformes initiées ces dernières décennies, les lois de décentralisation de 1982-1983 ont eu un fort impact sur les services de l’État même si tous n’ont pas été concernés au même niveau?; ce sont les ministères ayant une présence territoriale forte qui ont été les plus touchés par cette décision. Ces lois, «?en même temps qu’elles créaient une rupture institutionnelle, ont posé le principe d’un transfert aux collectivités territoriales des services déconcentrés de l’Etat nécessaires à l’exercice de leurs nouvelles compétences?» [11]. Pourtant, le renforcement de la déconcentration des services de l’État, qui aurait dû être concomitant à la décentralisation, se révèle très lent à mettre en œuvre, et ce malgré le développement des démarches contractuelles entre services centraux et collectivités territoriales, ainsi qu’entre services administratifs de différents niveaux. Ainsi, la déconcentration demeure l’une des priorités affichées par la plupart des rapports et des réformes administratives mais tarde selon beaucoup d’observateurs et de praticiens à se concrétiser.
26Le développement difficile des relations contractuelles entre les services des différents échelons administratifs illustre bien les écueils de la déconcentration des organisations publiques françaises (Caillosse et Hardy, 2000). Tout d’abord, la mise en œuvre de démarches contractuelles suppose l’existence d’outils et de pratiques de gestion compatibles avec cette logique?: la capacité de formuler des objectifs stratégiques et opérationnels, de construire des indicateurs pertinents, d’assurer le pilotage de la mise en œuvre et l’évaluation des résultats n’existe manifestement pas encore de façon homogène dans tous les services. De plus, l’aptitude des services déconcentrés à coordonner leurs actions dans le cadre de politiques locales transversales demeure dans certains cas problématique dans la mesure où leurs modes de fonctionnement reproduisent parfois les cloisonnements sectoriels traditionnels. De même, leurs capacités à coopérer avec les autres acteurs locaux, notamment les collectivités territoriales, sur des problématiques communes apparaît souvent insuffisante ou délicate malgré la multiplication des dispositifs de coordination transversale (Chomienne, 2004). Enfin, les rapports centre-périphérie ne paraissent pas avoir été radicalement transformés par les différentes tentatives de déconcentration et de contractualisation?: historiquement structurés selon une logique bureaucratique de commandement et de contrôle, les services centraux ne sont ni préparés ni forcément volontaires pour passer à une logique de pilotage non hiérarchique d’unités déconcentrées.
27Les démarches contractuelles ne peuvent alors dépasser le stade d’un simple «?habillage?» de relations fondamentalement inchangées entre centre et périphérie ou entre État et collectivités que si les parties en respectent l’esprit?; cela suppose qu’elles les utilisent comme un outil managérial dont l’intérêt réside plus dans le processus (négociation d’objectifs, pilotage, évaluation) que dans le résultat final (le contrat en lui-même). C’est donc la performance globale de l’action publique qui est en jeu.
Performance et qualité de l’action publique
28Le troisième type de changement implique une rénovation en profondeur dans la conception et l’évaluation de l’action publique en intégrant la recherche d’une performance démocratique et économique dans le cadre d’une «?nouvelle gouvernance financière?» de l’État (Barilari et Bouvier, 2004). Initiée sous des formes diverses, cette évolution a connu une étape majeure avec la Lolf, votée le 1er août 2001 et entrée en application depuis janvier 2006. D’apparence technique, cette rénovation des procédures budgétaires et financières de l’État a pour ambition de contribuer à une réforme en profondeur de la gestion publique en la faisant passer d’une logique de moyens à une logique de résultats. En amont, il s’agit de responsabiliser le Parlement en centrant le débat budgétaire sur le triptyque objectifs-moyens-résultats et non plus uniquement sur les moyens. Tout au long du processus de mise en œuvre des politiques publiques, il s’agit de responsabiliser les gestionnaires sur l’atteinte des objectifs des politiques publiques (efficacité socio-économique), la satisfaction des usagers (qualité de service) au moindre coût (efficience). Pour ce faire, les gestionnaires publics disposent de marges de manœuvre accrues en matière d’affectation des moyens à leur disposition. En outre, le «?pilotage par la performance?» réactive la logique de «?dialogue de gestion?» entre les différents acteurs en charge des programmes, suppose la mise en place d’un contrôle de gestion dans tous les services et rend indispensable la mise en place de dispositifs d’évaluation d’efficacité, d’efficience et de satisfaction des usagers. Ainsi, non seulement la Lolf contribue potentiellement à consolider les différents changements opérés ces vingt dernières années, mais elle rend indispensable la formulation d’objectifs stratégiques clairs traduits en programmes et en plans d’action, ainsi que la mise en place de dispositifs d’évaluation des politiques publiques et des organisations publiques. Or, ces deux lacunes étaient régulièrement pointées comme des obstacles à l’émergence d’un «?État stratège?» (Blanc, 1993) capable de définir des objectifs de performance prioritaires, d’allouer des ressources et d’organiser ses services en conséquence, de piloter leur mise en œuvre et d’évaluer les résultats à des fins d’amélioration continue. Ainsi, la Lolf permettrait d’assurer, en théorie, une cohérence globale à cette logique managériale qui n’avait été que très partiellement déployée à l’occasion des réformes précédentes.
29Cette loi et ses déclinaisons ont donc constitué en France une réforme structurelle majeure susceptible d’offrir un cadre propice au développement de la déconcentration et à une responsabilisation accrue des acteurs publics quant à leurs performances. Reste à savoir cependant si sa mise en œuvre effective correspondra aux ambitions affichées. Au vu de difficultés actuelles, certains observateurs en doutent ou s’en inquiètent. Le changement est encore trop souvent préparé et piloté sans logique managériale cohérente (voir notamment Cannac et Trosa, 2007).
30En outre, les enseignements issus de la mise en œuvre du «?New Public Management?» dans les autres pays de l’OCDE conduisent à rester prudents quant à l’ampleur de la «?révolution managériale?» que constituent les différentes facettes des réformes publiques en cours, et quant aux éventuels effets induits par certaines formes de diffusion de la logique managériale dans les services publics.
31***
32L’analyse des réformes managériales des services publics français montre qu’elles ont contribué à faire évoluer certains aspects de fonctionnement sans pour autant que l’on puisse parler de «?révolution?». Loin de constituer des ruptures, les changements dans ce domaine s’apparentent à des processus itératifs et prudents, souvent engagés à l’occasion d’opportunités offertes aux décideurs politiques ou créées volontairement par eux. Parmi ces opportunités et incitations, on pense naturellement à la décentralisation, à l’harmonisation européenne, à la dérégulation, au développement de nouvelles technologies… Il faut également évoquer l’effet de contamination des transformations managériales au plan international, dont les impacts à travers le monde s’avèrent plus ou moins réussis, suivant que les changements ont été «?parachutés?» ou profondément adaptés au contexte local.
33L’introduction de processus et d’outils managériaux au sein des organisations publiques françaises a en fait été très progressive et son ampleur a fortement varié en fonction des pressions exercées par leur environnement respectif. Même les privatisations ou l’ouverture à la concurrence de certaines organisations publiques n’ont pas été mises en œuvre brutalement?: les statuts des personnels en place avant ces changements ont généralement été protégés, limitant l’impact sur le corps social [12]. Cette lenteur dans les changements a souvent été rattachée à un «?conservatisme français?» expliquant les «?retards?» pris sur les autres pays de l’OCDE en matière de réformes publiques. Ce point de vue nous apparaît partiellement défendable concernant certains domaines aux marges de progrès très importantes, comme ceux de la gestion des ressources humaines [13], la qualité publique ou la déconcentration pour lesquels des marges de progrès semblent être encore très importantes. Cependant, les effets pervers ou paradoxaux (Emery et Giauque, 2005) induits par des réformes trop brutales, trop radicales ou mal pilotées dans de nombreux autres pays peuvent à l’inverse conduire à considérer cette lenteur comme une réelle opportunité, voire un point fort. Elle traduit en effet la possibilité de tirer un enseignement des erreurs des autres, d’identifier les enjeux, les freins et les leviers potentiels de changement, et d’adopter une logique d’amélioration continue, fondée sur des expérimentations, des évaluations et un pilotage stratégique du changement. C’est en ce sens que l’on peut dire que la modernisation des services publics en France s’appuie de plus en plus sur des démarches de management, mais qu’il s’agit d’une évolution progressive évitant les risques et les effets pervers liés à la rupture et à la révolution radicale… Est-ce suffisant et préférable pour relever les défis de nos systèmes publics?? Bien ambitieux sans doute celui qui pense pouvoir répondre de façon tranchée à une telle question.
34Article paru dans Les Cahiers français, n°339, numéro sur les services publics face aux mutations économiques et sociales, p. 42 à 48.
Notes
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[1]
Voir par exemple?: C. Pollitt, G. Bouckaert, Public Management Reform?: a Comparative Analysis, Oxford University Press, 2000?; S. Trosa, Moderniser l’administration?: comment font les autres??, Les Editions d’Organisation, 1995.
-
[2]
Voir par exemple?: E. Ferlie, L. Ashburner, L. Fitzgerald, A. Pettigrew, The New Public Management in Action, Oxford : Oxford University Press, 1996.En ligne
-
[3]
Pour beaucoup, il se limite à «?un état d’esprit?» ou à un ensemble de recettes ou d’outils. Une autre forme de malentendu l’identifie à une mode récente venue d’outre-Atlantique et réservée aux entreprises privées. Pour une réponse à ces malentendus, voir?: A. Bartoli, Le management dans les organisations publiques, Dunod, 2e édition 2006, p. 24-27.
-
[4]
H. I. Ansoff est l’auteur généralement considéré comme le père du management stratégique ; voir H. I. Ansoff, R. Declerck, E. Hayes, 1976, From Strategic Planning to Strategic Management, Wiley, New York.
- [5]
-
[6]
Beaucoup pensent en effet que le mot «?management?» est un anglicisme, alors que ses racines sont latines?; le mot «?management?» est d’ailleurs officiellement intégré dans la langue française par l’Académie française depuis 1973.
-
[7]
Ce tableau s’efforce de résumer de façon évidemment non exhaustive, et selon notre propre grille d’interprétation à dominante «?managériale?», les grandes phases des projets de modernisation des services publics en France. Voir une première version de cette analyse dans H. Chomienne, Rôle du management dans la modernisation des organisations administratives publiques françaises, thèse de doctorat ès Sciences de Gestion, laboratoire Larequoi, Université de Versailles St-Quentin, 2001.
-
[8]
Voir par exemple la réflexion de A. Pettigrew, «?Le new public management conduit à un nouveau modèle hybride public-privé?», Revue française de gestion, n° 115, septembre-octobre, 1997.
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[9]
Voir le rapport au premier ministre de la commission présidée par Yves Cannac, La qualité des services publics, mai 2004.
-
[10]
Ces trois principes correspondent aux «?lois de Rolland?»?; la notion de mutabilité (on trouve aussi le terme «?adaptabilité?», évoque la nécessité d’adaptation des services publics en fonction des évolutions de la société et de ses besoins. Voir par exemple?: J.-M. Rainaud, 1999, La crise du service public français, coll. «?Que sais-je???».
-
[11]
Mission commune d’information du Sénat chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer des améliorations de nature à faciliter l’exercice des compétences locales, Rapport d’information, n° 447, tome 1 (1999-2000).
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[12]
L’exemple de France Telecom est de ce point de vue très significatif.
-
[13]
Rapport de S. Vallemont dont les conclusions demeurent largement d’actualité?: Gestion des ressources humaines dans l’Administration, rapport au ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de la décentralisation, Paris, La Documentation française, 1999.