CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Menée avant la généralisation du gouvernement par indicateurs dans le social, une enquête montre les effets du recours au chiffre sur l’exercice du métier d’assistante sociale en milieu scolaire. Quand le nombre de signalements d’enfant en danger y est pris comme indicateur d’activité, même de façon informelle, c’est au détriment des tâches d’accompagnement et d’évaluation qui forment le cœur du métier, mais qui sont difficiles à évaluer quantitativement.

2Les statistiques sont étroitement liées à la construction de l’État et appartiennent au registre de l’action publique depuis le XIXe siècle. Objets d’usages variés, elles sont néanmoins toujours caractérisées par la même ambivalence?: elles visent à la fois des objectifs de connaissance et d’action, et se font tour à tour éléments de description ou de prescription (Desrosières, 2000, p. 17). En se focalisant sur un chiffre particulier, celui du nombre de signalements d’enfant en danger produits par les assistantes sociales (cf. encadré), cet article se propose d’analyser les rapports contrastés que ces professionnelles entretiennent avec une donnée quantifiée qui, tout en rendant compte d’un aspect de leur activité, tend aussi à devenir un instrument d’évaluation et de contrôle de celle-ci. L’objectif n’est donc pas d’étudier les usages des chiffres dans un milieu professionnel donné ni de discuter de leur validité ou de leur légitimité, mais de comprendre comment l’introduction d’une vision quantifiée du travail affecte les façons de faire et de penser des professionnels.

3Menée avant la mise en place d’un nouveau modèle de management public, qui a institutionnalisé dans les années 2000 une logique explicite de pilotage par le chiffre et la performance (Salais, 2010, p. 135), l’enquête réalisée dans des services sociaux scolaires et de secteur révèle que la mesure quantitative avait déjà un statut ambigu dans cet univers professionnel et n’était pas toujours perçue comme un simple outil de connaissance et d’enregistrement [1]. Ce détour historique permet de saisir en quoi le gouvernement par le chiffre, même informel, a des effets concrets et symboliques majeurs sur les pratiques des assistantes sociales et leur rapport à celles-ci. Il montre aussi comment les différents positionnements à l’égard d’une vision quantifiée du travail prennent sens, une fois replacés dans des contextes de travail précis et en lien avec des trajectoires professionnelles singulières.

Le chiffre comme critère d’évaluation du travail

Qu’est-ce qu’un signalement ?

Le signalement d’enfant en danger est le rapport écrit que les assistantes sociales envoient à la justice quand elles estiment qu’un enfant est en danger pour solliciter l’intervention du juge des enfants (depuis la réforme de 2007, ce signalement doit au préalable être évalué par le Conseil général avant d’être transmis au parquet). Le juge des enfants peut décider d’une mesure d’assistance éducative, sous la forme d’un suivi par un éducateur ou d’un retrait de l’enfant à sa famille, ou ordonner une mesure d’instruction pour recueillir plus d’informations sur l’enfant et son environnement ou, encore, prononcer un non-lieu s’il estime que le danger n’est pas avéré. Entre 1994 et 2006, le nombre d’enfants en danger signalés par les administrations sociales à la justice est passé de 31?000 à 56?000 (d’après les chiffres de l’Observatoire national de l’action sociale décentralisée). En 2008, environ 210?000 enfants en danger étaient pris en charge par la justice, soit 1,5?% de la population âgée de moins de 18?ans.

4Interrogées sur le nombre de signalements à la justice qu’elles avaient effectués dans l’année, les assistantes sociales se montrent soucieuses de déclarer le «?bon chiffre?», cherchant à se conformer à une moyenne supposée («?Ça va?? C’est le chiffre à peu près???») ou justifiant pour telle ou telle raison tout écart par rapport à celle-ci («?C’est l’année où j’en ai fait le moins?»?; «?Cette année j’ai signalé énormément?»). Loin d’être une simple information neutre, ce chiffre est perçu comme un étalon auquel on mesure son travail et sa compétence.

5Cette interprétation est pour partie spécifique au domaine concerné – le nombre d’enfants en danger ayant toujours été un enjeu dans la dénonciation du problème de l’enfance maltraitée –, mais elle s’inscrit surtout dans une sensibilité au chiffre qui relève de logiques bureaucratiques plus générales. Suite à la décentralisation, et dans un contexte de remise en cause de l’efficacité de l’État social, les administrations sociales départementales ont développé des méthodes gestionnaires pour évaluer les résultats de leurs politiques et maîtriser leurs dépenses (Aballéa, 1997?; Ion, 1998). Sommées de résumer leur activité dans des bordereaux statistiques annuels qu’elles doivent remplir à destination de leur direction, les assistantes sociales peinent à rendre compte de la diversité et de la réalité de leur activité. Les conseils donnés à l’oral dans le huis clos de la rencontre avec les usagers, les multiples démarches téléphoniques ou les moments de réflexion avec les pairs ou la hiérarchie, par exemple, sont des tâches invisibles alors même qu’elles sont coûteuses en temps et souvent perçues, en tant que pratiques d’accompagnement et d’évaluation, comme constituant le cœur du métier. À l’inverse, les signalements écrits envoyés à la justice représentent une part facilement objectivable et comptabilisable du travail, comme le souligne une assistante sociale scolaire en m’expliquant ce qui est intéressant dans cet acte professionnel?:

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— «?Quand on écrit un rapport social [= un signalement], c’est quelque chose de quantifiable, c’est-à-dire que j’ai fait un rapport. Je ne sais pas comment expliquer ça. Par exemple, j’ai reçu dix élèves, là, dans la matinée et je les ai renseignés?:?“Oui, tu as droit au fonds lycéen.”, “Non, je ne rembourse pas la carte orange.”, “Tu as un problème de papiers, je t’adresse à telle administration.”… Mais je n’ai rien ! Je n’ouvre même pas un dossier, je n’ai rien de concret, moralité : je n’ai rien fait. (silence)
— «?Pour qui tu n’as rien fait ?
— «?Pour mes statistiques. Je ne sais pas comment expliquer ça. Alors que si je fais un rapport social, c’est quelque chose de tangible, quelque chose qu’on peut… vérifier, qu’on peut mesurer?».

7Tout se passe comme si les tâches difficiles à mettre en chiffres se trouvent du même coup privées d’existence sociale et de légitimité. Le processus de «?disqualification du non connu?» (Ogien, 2010, p. 144-145), qui découle de la volonté de quantification, tend à remettre en cause la hiérarchie symbolique des tâches et des missions.

Une norme de rendement implicite

8Le chiffre, qui rend visibles certaines tâches et en laisse d’autres dans l’ombre, oriente l’activité des professionnels en amont et ne se contente pas de l’enregistrer a posteriori. Dans un des services étudiés, le nombre de signalements produits devient ainsi une norme de rendement implicite, faisant peser sur les assistantes sociales une réelle pression du chiffre. La responsable de ce service social scolaire, qualifiée de «?stakhanoviste du signalement » par certains de ses partenaires, est décrite par ses subordonnées comme «?très fière?» de diriger le service qui produit le plus de signalements sur le département. L’une d’entre elles raconte d’ailleurs qu’à son arrivée dans le service, surprise par cette norme d’évaluation du travail, elle a demandé à sa chef «?si on était payé au signalement?». Ce parallèle avec le salaire à la tâche, dans un contexte antérieur à la Lolf (loi organique relative aux lois de finances) où le gouvernement par les résultats n’est pas institutionnalisé, montre l’efficacité des moyens symboliques employés par la hiérarchie pour imposer le chiffre comme critère d’évaluation du travail. Alors même que la responsable ne dispose pas de moyens de contrainte objectifs (n’ayant aucun pouvoir sur les carrières et les salaires) et ne peut exercer son contrôle qu’à distance (les assistantes sociales intervenant dans les établissements scolaires dispersés géographiquement), elle parvient à imposer son point de vue sur le travail de ses subordonnées de façon informelle. La hiérarchie qu’elle établit entre elles se donne en effet à voir dans le style même des interactions, qui vont du tutoiement au vouvoiement, du ton cassant au ton de complicité. Le gouvernement par le chiffre, même officieux, se révèle un moyen pour la hiérarchie intermédiaire de reprendre le contrôle sur les professionnels de terrain, en lui permettant d’être mieux informée de ce qu’ils font et en servant de support à son classement [2].

La concurrence entre pairs autour de la définition du travail bien fait

9La dimension quantitative du critère d’évaluation du travail rend possible des comparaisons entre collègues et induit une mise en concurrence, bien avant que le benchmarking ne se diffuse dans les normes de gestion bureaucratiques.

« Quand on se rencontre entre collègues, c’est?: “Combien de rapports ce mois-ci?? Tu as rédigé combien de rapports??” [rire]. Ah oui?! C’est comme ça que les collègues entre elles évaluent la lourdeur d’un secteur. Et j’ai le sentiment que c’est aussi perçu comme ça par la hiérarchie. (…) Et justement, on est dans ce truc?: “Moi, j’ai fait vingt signalements.” Toi, tu en as fait trois, tu te dis?: “Attends, c’est moi qui ne fais pas bien?? C’est moi qui ne fais pas mon boulot?? C’est moi qui évalue mal??” ».
Le chiffre génère une émulation au niveau départemental, entre responsables de service mais aussi entre collègues. Il contribue à déstabiliser les pratiques des assistantes sociales les moins productrices de signalements. Cette concurrence se traduit par des tensions et des accusations entre soi, visibles notamment dans la façon dont chaque assistante sociale commente le nombre de signalements qu’elle a faits dans l’année. Tandis que certaines soulignent le caractère incontournable et central de cette production (« En scolaire, je ne pense pas qu’il y ait des personnes qui n’aient pas fait de signalement?» ; « Le jour où je passerai une année sans en faire, c’est qu’à mon avis j’aurai dormi toute la journée?»), d’autres se définissent explicitement contre la norme productiviste (« Avec les collègues avec qui je travaille, on ne fait pas des signalements à tire-larigot?»?; « Je me bats un peu contre le signalement à gogo…?»). Deux conceptions du travail s’opposent donc. Selon la première, le nombre de signalements est un révélateur évident de la quantité de travail fournie puisque signaler est au cœur du métier et équivaut à un acte professionnel banal. Selon l’autre conception, le travail se situe en amont du signalement et réside dans l’accompagnement des parents et des enfants. Le signalement est considéré comme un acte exceptionnel qu’il s’agit d’éviter. Ces deux définitions concurrentes de la «?bonne professionnelle?» sont perçues comme antinomiques puisque chaque prise de position implique la disqualification de l’autre?: les assistantes sociales qui signalent peu perçoivent les signalantes comme des «?fanatiques?», et sont elles-mêmes perçues en retour comme des fainéantes (qui «?dorment?»). Une première ligne d’opposition apparaît donc entre les assistantes sociales qui adhèrent à la norme productiviste et celles qui la remettent en cause.

Être dans le jeu ou pas

10Pourtant, malgré leurs différences, les professionnelles des deux groupes partagent la même propension à gonfler le nombre de signalements qu’elles ont effectués dans l’année, comme le montre la comparaison entre le nombre de signalements qu’elles déclarent en entretien et celui des signalements effectivement réalisés (105 signalements déclarés contre 51 recueillis) [3]. Bien qu’elles s’opposent fortement dans leur rapport à la norme productiviste, adhérentes et contestataires ont en commun la même volonté d’être dans le jeu, la même tendance à prendre au sérieux les enjeux internes au service et à se définir par rapport à eux. Par contraste apparaît un troisième groupe, qui ne gonfle pas ses chiffres et qui se caractérise par son indifférence à la norme productiviste. Les nombres de signalements déclarés et réels coïncident et, même si ce chiffre paraît bas par rapport à la moyenne du service, les assistantes sociales de ce groupe ne portent aucune appréciation sur la production de signalements de leurs collègues. Une seconde ligne d’opposition distingue donc les assistantes sociales qui participent au «?jeu?» tel qu’il est défini localement par la responsable de service, faisant du nombre de signalements un indicateur majeur du travail fait, et les assistantes sociales qui n’y participent pas et ne conçoivent pas leur travail en fonction de cet aspect. Celles qui n’adhèrent pas à la norme de rendement ne constituent pas un groupe homogène?: elles se divisent entre celles qui y sont sensibles tout en la contestant et celles qui y sont indifférentes. Trois façons de se positionner par rapport à une vision quantifiée du travail coexistent ainsi au sein d’un même service. Elles correspondent à des relations contrastées avec la hiérarchie et les pairs.

Des rapports différenciés à la hiérarchie et aux collègues

11Différentes configurations relationnelles sont perceptibles dans la façon dont les assistantes sociales gèrent l’incertitude au moment de la décision de signalement. Celles qui agissent conformément à la norme productiviste évoquent leur responsable comme une interlocutrice privilégiée et une aide pour les situations « délicates ». C’est à elle que ces professionnelles demandent conseil en premier, soit en l’appelant au téléphone, soit en passant régulièrement dans son bureau pour discuter avec elle de certaines familles. Les collègues sont parfois des recours, mais toujours dans un second temps.

12À l’inverse, les assistantes sociales qui sont dans le jeu tout en contestant la norme de service privilégient l’aide des collègues en cas de doute et n’informent leur responsable que lorsque leur décision est prise et l’incertitude surmontée. La mise à distance de la responsable est pratiquée de façon consciente. Elle est parfois revendiquée comme un signe d’« indépendance » par rapport à des collègues «?qui ne peuvent pas mettre un pied devant l’autre sans en référer à leur référent ». Ces pratiques de mise à distance de la norme productiviste et de freinage rappellent celles des ouvriers confrontés à un salaire au rendement, chez qui la capacité à «?freiner?» est associée à une forte solidarité entre pairs et une défiance à l’égard de la hiérarchie (Roy, 2006).

13Quant aux assistantes sociales du troisième groupe, qui se situent hors jeu, elles font appel autant à leurs collègues qu’à leur chef en cas de doute et d’incertitude. Sollicité «?quelquefois », l’avis de la responsable est mis sur le même plan que celui des collègues?: c’est un avis « parmi d’autres ». La responsable, avec qui on peut «?dialoguer?», est présentée comme une source de conseils et non comme une autorité qui exerce une pression.

Des trajectoires professionnelles différentes

14Les rapports contrastés à la norme de rendement implicite qui domine dans le service découlent également de trajectoires professionnelles différentes. Le rapport au travail et au chiffre découle tout d’abord du passé professionnel des assistantes sociales. Celles qui sont entrées récemment dans le métier sont plus enclines à adhérer à la norme productiviste que les anciennes, plus distantes ou critiques à son égard. Cette différence générationnelle recoupe en premier lieu un effet de formation. La génération diplômée dans les années 1970 et 1980 a été familiarisée avec une vision critique du métier, notamment au sein de l’école publique du département étudié où elles ont été majoritairement formées et où étaient enseignées les théories du contrôle social. À l’inverse, la génération formée et entrée en poste à partir des années 1990 a intériorisé les exigences d’évaluation et de partenariat comme étant les nouveaux registres d’action publique.

15Mais les socialisations professionnelles initiales ne sont pas seules en jeu?; à l’effet de formation s’ajoute un effet d’expérience et d’ancienneté. Les professionnelles en début de carrière sont en quête d’approbation et d’assurance et n’ont guère d’autre référence à disposition que leur hiérarchie. Les anciennes, surtout quand elles ont connu des services et des responsables variés, disposent d’éléments de comparaison pour élaborer leur propre point de vue et elles ont construit des réseaux relationnels propres. Les pratiques d’évitement de la responsable sont d’ailleurs souvent présentées comme le résultat d’un apprentissage, d’une meilleure anticipation des réponses de la hiérarchie et d’une acquisition de «?repères?» alternatifs. L’ancienneté – en tant que dimension de l’âge professionnel (Paillet, 2007, p. 159) – permet d’accumuler les ressources cognitives et pratiques qui sont au fondement d’une autonomisation vis-à-vis de la hiérarchie.

16Le parcours passé ne suffit cependant pas à expliquer les différences de prises de position. Les assistantes sociales qui sont dans le jeu et celles qui n’y sont pas se distinguent aussi par leurs perspectives professionnelles. Les premières font état de projets de changement divers (de circonscription, de service, de poste), tandis que les secondes envisagent de rester à leur poste à court ou moyen terme. La sensibilité à la norme de rendement dominante varie ainsi selon la présence ou non de projets de mobilité. Plus précisément, plusieurs assistantes sociales conformes à la norme de service ont passé le concours d’encadrement et leur adhésion semble résulter d’une forme de socialisation par anticipation, en lien avec leur futur rôle de responsable. Quant aux assistantes sociales qui sont dans le jeu mais de façon critique, ou qui hésitent avec une position de retrait, elles ont plutôt des projets de changement en dehors de leur administration d’appartenance actuelle (changer de département ou de profession). Le désir de changement au sein de l’institution –?et plus encore les souhaits de promotion – tend à favoriser le respect de la norme, notamment dans la mesure où il incite à rendre visible et faire reconnaître son travail auprès de partenaires variés. Les projets de sortie de l’institution ou la perspective de stabilité, étant donné les possibilités objectives de travailler loin du regard de la responsable, rendent possibles la contestation et/ou le retrait.

17Ce sont donc autant les expériences passées que la vision de l’avenir qui différencient les assistantes sociales dans leur rapport à la norme. Le point de vue temporel et dynamique éclaire doublement les prises de position, en inscrivant les professionnelles dans une histoire et en mettant au jour les évolutions possibles. La différence générationnelle n’est pas figée. En acquérant de l’expérience, les assistantes sociales entrantes peuvent modifier leur rapport à la norme chiffrée et s’affilier à des anciennes en s’appropriant leur conception du travail. De même, des assistantes sociales de l’ancienne génération peuvent adopter des pratiques moins critiques et plus conformes à une vision chiffrée du travail en lien avec certaines perspectives de carrière. L’équilibre numérique des générations au sein des services, la plus ou moins grande proximité spatiale entre pairs et les modes de promotion jouent un rôle non négligeable dans la perception de l’évaluation quantitative. L’effet des trajectoires professionnelles sur les pratiques et la conception du travail ne peut être isolé du poids des contextes de travail locaux où elles s’inscrivent.

18***

19Les réformes récentes, inspirées par le modèle du New Public Management, ont institutionnalisé et diffusé le gouvernement par le chiffre sous la forme du pilotage de l’action publique par des indicateurs. Même si les usages des statistiques au sein des administrations sociales varient toujours fortement d’un département à l’autre, l’enquête réalisée à une époque où l’usage prescriptif des chiffres était encore informel montre qu’ils sont rarement neutres, surtout dans un milieu professionnel en quête de reconnaissance et de visibilité. Leur introduction modifie les pratiques et le rapport à celles-ci, exposant le travail des subordonnés à leur responsable, remettant en cause la hiérarchie symbolique des tâches et suscitant des comparaisons et des classements entre collègues. Ces transformations du contenu et du sens du travail ne sont toutefois pas mécaniques et uniformes, et il est apparu qu’elles peuvent susciter des perceptions et des positionnements variés. La question centrale est de savoir si, et à quelles conditions, les positions de contestation et d’indifférence sont tenables face à un mode de gouvernement qui se donne les moyens objectifs – via la gestion des carrières et des primes notamment – d’imposer le chiffre comme seul critère d’évaluation du travail.

20Les façons de se positionner à l’égard de la norme productiviste, induite par une vision quantifiée du travail, peuvent donc être contrastées et ne se résument pas à la seule question d’une adhésion ou d’une résistance au changement. Elles dépendent d’une part du sens que les professionnelles donnent à leur travail, des conceptions qu’elles ont de leur mission et qu’elles ont intériorisées au fil de leur socialisation professionnelle initiale et en poste [4]. C’est bien ici le contenu de la norme – soit la vision quantitative du travail – qui explique les rapports à celle-ci. Les perceptions des objectifs de rendement se comprennent d’autre part comme des prises de position à l’égard d’une norme de service dominante, portée par la hiérarchie. Les rapports à la norme se comprennent alors de façon relationnelle, en fonction des luttes de concurrence et des stratégies de distinction et d’affiliation qui se jouent dans les relations aux pairs et à la hiérarchie.

Notes

  • [1]
    Pour plus de détails sur le déroulement de l’enquête, qui a eu lieu à la fin des années 1990, et ses résultats, voir Serre, 2009. Tous les passages entre guillemets et en italique sont extraits des entretiens enregistrés que j’ai menés avec les assistantes sociales. J’emploie cette désignation courante plutôt que celle plus officielle d’«?assistant de service social?» car elle correspond mieux à la réalité de cette profession (qui comprend 92?% de femmes en 2004, et parfois 100?% dans certains services où j’ai enquêté).
  • [2]
    Les mêmes effets, accentués, sont par exemple observés dans le cas des policiers soumis à des objectifs quantitatifs explicites (Purenne et Aust, 2010).
  • [3]
    Les signalements effectivement réalisés sont ceux qui ont été recueillis de façon systématique auprès de la cellule Signalements à laquelle ils doivent obligatoirement être envoyés pour être transmis à la justice.
  • [4]
    Pour des précisions sur cette distinction voir Avril et al. 2010.
Français

Résumé

À partir d’une enquête menée dans des services sociaux, l’article étudie comment un chiffre particulier, le nombre de signalements d’enfants en danger envoyés à la justice par les assistantes sociales, peut être perçu comme un critère d’évaluation du travail et instaurer une norme de rendement implicite. Les rapports contrastés que ces professionnelles entretiennent avec cette donnée quantifiée révèlent comment un gouvernement par le chiffre, même informel, peut avoir des effets concrets et symboliques majeurs sur les pratiques et le rapport à celles-ci. Enfin, l’article montre comment les différents positionnements à l’égard d’une vision quantitative du travail (adhésion, contestation ou retrait) se comprennent au regard de contextes de travail précis et en lien avec des trajectoires professionnelles singulières.

Bibliographie

  • En ligneAballéa F., 1997, «?Décentralisation et transformation du travail social?», Sociétés et représentations, n° 5, p. 311-337.
  • En ligneAvril C., Cartier M. et Serre D., 2010, Enquêter sur le travail. Concepts, méthodes, récits, Paris, La Découverte, coll. «?Guides grands repères?».
  • Desrosières A., 2000, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte.
  • Ion J., 1998, Le travail social au singulier, Paris, Dunod, coll. «?Action sociale?».
  • En ligneOgien A., 2010, «?La valeur sociale du chiffre. La quantification de l’action publique entre performance et démocratie?», Revue française de socio-économie, n°?5, p. 19-40.
  • Paillet A., 2007, Sauver la vie, donner la mort. Une sociologie de l’éthique en réanimation néonatale, Paris, La Dispute, coll. «?Corps santé société ».
  • En lignePurenne A. et Aust J., 2010, «?Piloter la police par les indicateurs?? Effets et limites des instruments de mesure des performances?», Déviance et société, vol. 34, n°?1, p. 7-28.
  • Roy D., 2006, « Satisfaction au travail et gratification sociale procurées dans la réalisation de quotas de production?», in Roy D., Un sociologue à l’usine, Paris, La Découverte, coll. «?Classiques grands repères?», p.?71-86.
  • En ligneSalais R., 2010, «?Usages et mésusages de l’argument statistique?: le pilotage des politiques publiques par la performance?», Revue française des Affaires sociales, n°?1-2, p. 129-147.
  • Serre D., 2009, Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’Agir, coll. «?Cours et travaux?».
Serre Delphine
Sociologue, maîtresse de conférences à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) de la Sorbonne. Spécialisée en sociologie du travail, elle est coauteure de deux ouvrages collectifs, Travailler pour être heureux?? (Fayard, 2003) et Enquêter sur le travail (La Découverte, 2010). Elle a étudié plus particulièrement les représentations et les pratiques des professionnelles de Protection maternelle et infantile et des services sociaux et a écrit Les Coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger (Raisons d’Agir, 2009). Elle mène actuellement des recherches sur le travail des juges des enfants.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2012
https://doi.org/10.3917/inso.167.0132
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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