CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment l’encadrement de proximité s’adapte-t-il à la nouvelle gestion des institutions du social ? Les managers opérationnels, qu’ils soient responsables d’unités de travail (RU) ou agents de maîtrise (MA), disent être pris dans un conflit de loyauté entre leur direction et les équipes qu’ils encadrent. Ils ne peuvent réaliser cet équilibre improbable qu’en se construisant une identité professionnelle clivée.

2Afin de sortir de la tension produite par une opposition entre les discours et les pratiques – ce que préconise la nouvelle sociologie de la gestion (Boussard, 2008) – il nous faut comprendre comment «?les moyens humains de proximité?» (Mispelblom Beyer, 2006), c’est-à-dire l’encadrement intermédiaire, appliquent les principes et modes dominants de gouvernement des hommes. Si les modalités de contrôle ont changé, substituant l’enrôlement cognitif au dressage opératoire, le management, débarrassé des oripeaux de la participation, reste de l’encadrement dont la fonction principale vise toujours à ce que l’action de ceux qui obéissent se déroule comme s’ils avaient fait du contenu de l’ordre la maxime de leur conduite, sans considérer la valeur ou la non-valeur de l’ordre… Ce que Max Weber (1971) désigne par la notion d’«?obéissance?».

3Aussi, le travail des encadrants de proximité consisterait-il essentiellement à faire volontairement adhérer les salariés à leur propre asservissement. Mais puisqu’ils sont parties prenantes des équipes qu’ils «?entraînent?», «?conduisent?», «?dirigent?» (traductions du verbe anglais to manage), ne construisent-ils pas leur identité professionnelle sur l’ambiguïté que leur confère leur position?? En situation d’autorité hiérarchique, ils relaient les politiques des directions d’entreprise et se doivent d’encadrer et contrôler les équipes pour atteindre les objectifs fixés?; en tant que membres à part entière des équipes qu’ils encadrent, ils cherchent aussi à les défendre et à les protéger. Porte-parole légitime de la direction, le manager de proximité est aussi le point de contact, voire le porte-voix de son unité de travail. S’il est d’un côté le porteur essentiel de la violence symbolique, il est d’un autre côté, pour le collectif de travail et les membres qui le constituent, un des principaux foyers de soutien social. Il ne peut alors exercer son rôle qu’en se construisant une identité professionnelle clivée. C’est ce que va chercher à montrer cet article, en s’intéressant à la place que le management opérationnel occupe dans une caisse primaire d’assurance maladie et en regardant de près le travail de domination que se partagent les responsables d’unités de travail (RU) et les agents de maîtrise (AM) animateurs d’équipes [1].

La bicéphalie du management opérationnel?: agents de maîtrise et cadres

4Une des «?qualités essentielles?» pour le poste de manager opérationnel tiendrait, à en croire la pochette Métiers réalisée à l’occasion du soixantième anniversaire de la Sécurité sociale, dans la capacité «?de savoir expliquer à ses équipes les objectifs fixés au regard du projet d’entreprise?», ce que confirme le registre langagier d’une jeune RU fraîchement nommée pour qui manager veut dire?: «?travailler ensemble?», «?faire participer?», «?faire comprendre à son équipe les objectifs, le sens des activités?» [2]. Selon ces représentations archétypiques, le travail managérial se serait transformé, glissant du commandement vers l’animation.

5On a affaire le plus souvent dans les unités de travail à un encadrement de proximité bicéphale?hiérarchisé dans les statuts, puisque le responsable d’unité est cadre, alors que l’animateur ne l’est pas. Ces emplois sont formalisés, au niveau national, par le référentiel de l’Union des caisses nationales de Sécurité sociale et, au niveau local, par des fiches individuelles d’activités. RU et AM sont désignés par un même intitulé?: «?manager opérationnel?». La finalité des deux emplois, telle qu’elle est définie dans le référentiel, révèle le lien hiérarchique entre RU et AM?: les premiers doivent concourir à la réalisation des objectifs fixés par la direction de l’organisme en assurant le fonctionnement optimal d’une unité de travail?; les seconds animent, au côté des premiers, l’équipe de travail placée sous leur responsabilité.

6Les RU doivent, selon le répertoire métiers de la Sécurité sociale, remplir différentes fonctions (Jacquot, 2009)?: superviser et appuyer techniquement l’équipe?; déterminer les objectifs opérationnels de leur secteur d’activité?; animer leur équipe?; mettre en œuvre des démarches de résolution de problèmes pour optimiser l’action de leur unité?; en interne, agir comme figures symboliques pour leur unité de travail et, en externe, rechercher et développer des coopérations avec des réseaux de partenaires?; négocier avec les subordonnés, les supérieurs, d’autres managers et les personnes extérieures à l’organisation?; participer à des projets ou missions spécifiques?; surveiller, transmettre et interpréter l’information pour leur unité.

7Les RU sont aidés dans ces activités plurielles la plupart du temps par des AM qui les assistent dans la détermination et le suivi des objectifs de l’unité de travail.

La division du travail managérial

8Si RU et AM qualifient à l’identique leur position «?d’intermédiaire?» entre le responsable de service qui relaie la politique de direction et l’unité de travail, les premiers effectuent néanmoins surtout des activités de pilotage et de supervision, alors que les seconds exercent réellement l’activité d’encadrement, centrés qu’ils sont sur l’animation de l’équipe. «?Manager, je participe moins à la vie de mon groupe qu’en tant qu’animateur?», affirme une RU, tout en continuant de se définir par son rôle d’encadrante pas totalement supplanté par celui d’adjointe, qui «?remplace et assiste le responsable de service dans les différentes réunions s’il ne peut pas y aller ». Cette déclaration montre toute l’ambiguïté du terme de manager et l’ambivalence de la position à tenir, surtout lorsqu’on la confronte à celle d’un animateur à la plate-forme téléphonique?: celui-ci oppose le «?manager de proximité?» qu’il est au responsable d’unité, lequel est plus détaché de l’équipe «?même physiquement parlant?» puisqu’il a son propre bureau, alors que l’AM est au milieu des téléconseillers.

9On constate que la division du travail au sein même de l’intermédiation hiérarchique se transforme. Les animateurs, de moins en moins investis dans la dimension technique jusqu’alors essentielle dans leur emploi, se recentrent sur le management et libèrent ainsi les RU, qui conçoivent plus le management qu’ils ne l’exercent, via la fixation d’objectifs et l’allocation, l’utilisation et/ou la construction de moyens – dispositifs de gestion – nécessaires pour les atteindre. Aux uns la conception, aux autres l’exécution?: il revient aux AM, par exemple, de manager selon un planning d’activités, et aux RU de le créer et d’établir un plan d’action de supervision annuelle.

10La partition et le lien hiérarchique établis entre le cadre et l’agent de maîtrise ne peuvent être ramenés à une seule et même formule, mais il est clairement établi que «?l’AM animateur a pour objectif de seconder le cadre manager en place?». C’est sous le contrôle de ce dernier qu’il «?fait tampon?», qu’il «?a une fonction de relais?», qu’il «?navigue entre deux eaux?» en essayant de concilier le mieux possible le bien-être des agents et les objectifs opérationnels. L’AM est soumis aux contraintes de service qu’il impose aux techniciens, tout comme le RU qui les lui impose est lui-même sous la férule du responsable de service. Aussi, le management opérationnel oscille-t-il entre intermédiation et contrôle, même si la position d’équilibre que construisent AM et RU entre ces deux fonctions n’est pas semblable, ne serait-ce qu’en raison du rapport hiérarchique qui les lie.

De l’intermédiation à l’encadrement hiérarchique

11Outre son caractère bicéphale, l’encadrement de proximité peut recouvrir des contenus d’activité différenciés. L’exercice concret de la fonction, au-delà des prescriptions, varie selon les contextes de travail, mais aussi selon les biographies et les expériences professionnelles. Roger Bertaux, Philippe Hirlet, Olivier Prépin et Frédérique Streicher (2006), qui se sont intéressés aux cadres intermédiaires dans les champs sanitaire et social, montrent comment ceux-ci construisent leur propre manière d’exercer la fonction, comment ils gèrent des tensions entre polarités opposées et comment «?la somme de ces arbitrages entre tensions diverses produit ce que le langage courant nomme des “styles” d’encadrement?» (p. 38).

12Les tensions inhérentes à la position intermédiaire des encadrants sont nombreuses et il faudrait, à l’instar des auteurs cités ci-dessus, traiter systématiquement toutes les polarités qu’ils vivent. Nous nous centrerons sur celle qui nous semble pivot car elle met en tension deux rôles centraux assumés par le manager de proximité?: celui d’intermédiaire d’un côté et celui d’encadrant de l’autre. On peut dire que la position en distance, qui est conférée par le statut d’encadrant et par les fonctions obligatoires de commandement et de gestion, alterne avec les relations de proximité auprès des techniciens. Les témoignages recueillis mettent en lumière cette tension entre proximité et distance dans le rapport aux équipes de travail ou dans le rapport à la direction?: ils sont «?à l’interface?», «?dans la médiation?», «?intermédiaires?», «?pour soutenir?»…, sans subordonner le rôle de manager et la responsabilité qui leur incombe dans le fonctionnement du service.

13Si l’autorité que sa fonction confère à l’encadrant relève déjà du rapport hiérarchique, son exercice nécessite une conversion. Lorsqu’il est promu dans l’unité même où il exerçait en tant qu’agent de maîtrise, l’assise de l’autorité passe par une double transformation?: non seulement celle de l’identité professionnelle du cadre, mais aussi celle des rapports que les encadrés entretiennent avec ce dernier?: «?Ce n’est pas simple lorsque l’on est agent de maîtrise dans une unité de travail et que l’on passe cadre au sein de l’unité… parce qu’aux yeux de certains techniciens, vous êtes toujours agent de maîtrise… ils ont du mal à vous voir comme le cadre?».

14La recherche de l’équilibre du manager, autour du pôle de la distance, de la prescription et du contrôle, d’un côté, et du pôle de la proximité, de l’animation participative et du respect de l’autonomie des professionnels, de l’autre (Bertaux et al., 2006), est fonction non seulement des attentes pour le poste mais aussi des formations et expériences passées et de sa trajectoire. Pour la plupart issus du rang, les AM, bien que passant du côté de la hiérarchie, maintiennent dans leur majorité une posture de proximité vis-à-vis de leur équipe et peuvent rencontrer des difficultés à remplir un rôle d’autorité?: «?J’ai eu plus de difficultés à apprendre à dire non qu’à dire oui car je me mettais peut-être un peu trop à la place où j’étais il n’y a pas si longtemps?». On peut supposer que le passage à la catégorie cadre favorise la transaction identitaire?; or, plusieurs responsables d’unité «?recrutés dans le vivier?», choisissent de par leur vécu de techniciens l’écoute versus la discipline, surtout lorsqu’ils estiment que le volume de travail qu’on leur demande de prescrire est bien trop important par rapport à ce qu’il est possible de faire?: «?On est toujours obligé de mettre la pression… Pour moi c’est un gros souci (…). C’est une belle institution (…) le service aux assurés, il faut le rendre mais c’est difficile de dire aux agents d’accélérer lorsqu’on est déjà en flux tendu, surtout lorsqu’on connaît la technique, et je sais que c’est difficile. Moi, on risque parfois de me reprocher d’être trop à l’écoute?».

15On pourrait multiplier les citations des managers évoquant des attitudes ou aptitudes à comprendre l’affectivité des membres de leur équipe, mais il faut les contrebalancer avec celles qui font état de l’exercice de leur pouvoir et de leur fonction disciplinaire. Encadrer consiste avant tout à faire travailler les autres, à leur imposer des cadres de travail, à «?cadrer?» et «?recadrer?» pour reprendre les verbes comportant la même racine.

16Si le manager de proximité contrôle le travail, c’est que son travail est lui-même contrôlé?; s’il fait faire aux autres, en l’occurrence à ses subordonnés, c’est qu’il fait avant tout ce qu’on lui demande de faire. La loyauté vis-à-vis de la direction est, pour le responsable formation de la caisse enquêtée, une qualité intrinsèque au métier de manager?: «?La plus grande qualité dans le management, affirme-t-il, ce n’est pas la compétence purement technique – faire un tableau de bord au bout de quinze jours ou je ne sais quoi d’autre… La plus grande qualité dans le management, c’est la loyauté?». Peut-on d’ailleurs imaginer ces salariés de l’encadrement, à qui est accordée une délégation de pouvoir, en dehors du modèle de la loyauté??

L’exercice de la violence symbolique

17Au vu du développement et de la diffusion des nouvelles façons de se représenter le travail d’encadrement, qui mettent en avant comme ressort principal la coopération en remplacement de la contrainte et préconisent la relation de confiance comme nouvelle forme légitime d’exercice de l’autorité, on peut attester de la pénétration du discours managérial dominant dans les organismes de Sécurité sociale. Ces représentations sont intégrées par les encadrants eux-mêmes?; ainsi, la responsable du service du personnel les relaie lorsqu’il lui est demandé de définir le rôle du manager de proximité?: «?Montrer aux gens qu’on encadre que l’on a confiance en eux et que l’on n’a pas besoin de détenir tout le temps le savoir parce que c’est eux qui l’ont et que l’on va travailler en collaboration… Moi, je crois que c’est la bonne cuisine?!?».

18Le paradoxe est saisissant entre, d’un côté, la production et la pénétration du discours managérial qui nie le pouvoir managérial et, de l’autre, la multiplication et la sophistication des dispositifs de gestion qui offrent de nouvelles possibilités de standardiser, de contrôler et de discipliner le travail, de le modeler dans ses composantes physique et cognitive de manière à optimiser sa performance. Les RU et les AM à qui revient l’encadrement hiérarchique peuvent aujourd’hui s’appuyer sur un ensemble d’outils de gestion et de pilotage, qui imposent ou pour le moins orientent les conduites des techniciens tout en naturalisant les contraintes qu’ils génèrent. La certification a permis une formalisation des pratiques puisque, comme le précise une RU, « on écrit ce que l’on fait et on fait ce que l’on a écrit?».

19Les procédures sont standardisées et plus facilement contrôlables?: «?Dès qu’on rencontre un problème, il y a une procédure et on cherche des pistes d’amélioration. Avec la certification, on a beaucoup formalisé et cela permet d’avancer?; avant, on avait moins de moyens de vérification?». On quantifie, on mesure, on évalue, on objective la norme par le chiffre, on impose la règle par le calcul qui, par la neutralité qu’on lui attribue, la rend indiscutable et incontournable.

20On peut défendre l’idée que le régime de mobilisation des personnels joue de la violence symbolique avec une intensité inédite. Plus il délaisse les méthodes coercitives, plus il semble qu’il impose un travail de dissimulation et de transfiguration de la vérité objective de la relation de domination (Bourdieu, 1997) par des dispositifs de gestion que doit mettre en œuvre l’encadrement de proximité. L’ambivalence du manager de proximité se fait jour?avec acuité?: on pourrait croire que plus il est de proximité, plus il est porteur de la dimension d’autonomie du travail de ses subordonnés ; mais on peut affirmer qu’il est aussi, de par cette proximité, de par le logos et les instruments gestionnaires qu’il doit mobiliser et déployer qui sont autant de moyens de contrainte et de légitimation des actions managériales, le porteur essentiel de la violence symbolique, au double sens de celui qui détient et de celui qui transmet. Il l’est en jouant sur différents registres discursifs?: il se sert de la notion de service public, de «?ce que l’on doit aux assurés?» comme moyen de motivation des agents?; il mobilise aussi des arguments classiques de l’efficacité et de la qualité comme conditions nécessaires de survie de la Caisse.

21Ce régime fonctionne d’autant mieux qu’il s’adjoint de dispositifs de gestion dont la croyance en la neutralité permet de naturaliser les contraintes. Il n’est pas possible de se soustraire aux objectifs à atteindre dans les différents domaines d’activité figurant dans les contrats pluriannuels de gestion (CPG), signés entre les caisses nationales de Sécurité sociale et les organismes qui dépendent d’elles, qui sont la déclinaison des conventions d’objectif et de gestion (Cog). Ces dernières induisent un nouveau type de management par objectifs qui consiste à fixer précisément les résultats à obtenir à l’aide d’indicateurs et à veiller à ce qu’ils soient atteints par un suivi régulier dont se charge l’encadrement hiérarchique. «?Notre rôle est de faire faire aux techniciennes pour atteindre les objectifs qui nous sont donnés… Les objectifs, ils ne se discutent pas?». Si la norme n’est pas discutable pour cette animatrice, c’est qu’elle s’impose à son équipe comme elle s’impose à elle-même et à la direction de la Caisse.

22Aussi, tous les indicateurs et outils qui favoriseraient «?les normes Cnam?», même les plus contraignants, nécessitent-ils des actions de légitimation. L’outil de reporting déclaratif des activités nouvellement mis en place est présenté par son côté opérationnel et stratégique par une AM «?non pas comme un mouchard, mais pour montrer nos besoins grâce aux statistiques produites?». La violence symbolique tire son efficacité de ce qu’elle passe à la fois, de façon objective, par la loi et les mécanismes de régulation définis par l’État via notamment les Cog sur lesquelles se sont engagées les caisses nationales et, de façon subjective, par des apprentissages sociaux qui forment les modes de perception et de comportement des salariés de l’institution via le pouvoir managérial que l’on peut alors qualifier d’appareil «?réformatoire?» [3]?.

23Détenteur de la violence symbolique, le manager de proximité en est aussi la cible. Il l’exerce d’autant plus efficacement qu’il n’a pas lui-même conscience qu’il partage la doxa gestionnaire avec la direction?; que, l’ayant acceptée, il ne peut plus prendre sur elle un point de vue extérieur?; et qu’il agit donc en fonction, faisant les choses parce qu’elles se font ainsi selon l’acceptation doxique. Mais dans cet exercice managérial de la violence symbolique peut se tenir la violence de l’exercice.

24Au-delà de l’image d’Épinal du manager de proximité institutionnalisée par le logos gestionnaire, soulignant sa capacité à animer son équipe, à mobiliser, à faire adhérer les personnels aux différents projets portés par son service, force est de constater que la tâche de base de son activité revient avant tout à cadrer le travail, autrement dit, à faire passer des objectifs, à faire appliquer des directives, à faire réaliser des rendements et à vaincre des résistances. «?Je recadre, c’est ma fonction?», résume une RU, ajoutant «?c’est dur, mais c’est dans la fonction?».

25L’encadrement doit sans cesse justifier les orientations et les cadres opérationnels aux membres des équipes et il produit des discours d’explicitation, de formalisation et de légitimation de la règle déterminant les contraintes et possibilités qui guident l’action (Wolff, 2005). Il faut donc «?faire passer pour que le travail soit fait?», affirme un RU qui poursuit : «?Faire passer, que cela soit une bonne chose ou une mauvaise chose, expliquer pourquoi on doit le faire » et, s’il le faut, «?se faire violence?». Pour les AM qui en majorité ont été promus, l’ambivalence est d’autant plus aiguë qu’ils doivent diffuser et tenir une rhétorique et une instrumentation managériale affectant en profondeur leur professionnalité, construite avant tout en référence à leur métier et leur équipe. Leur positionnement se joue autour de dispositions affectives antagonistes qu’il semble d’autant plus difficile de concilier lorsque l’animateur est promu au sein d’une équipe où il exerçait comme technicien – en particulier au moment de la prise de poste. En témoignent les propos de l’animatrice du service personnel?: «?On passe de l’autre côté, on est celle qui a trahi. On fait quand même de la régulation de tensions?; quelque part on juge le travail. Passer de l’autre côté nécessite de prendre ses marques, de faire le deuil du groupe car il ne nous considère plus de la même manière. Et puis, on est entre deux feux, on est entre le marteau et l’enclume, puisqu’on est entre le cadre de service, le responsable et l’équipe de techniciens?».

26***

27«?Entre le marteau?et l’enclume » : le mandat semble confus et l’exercice complexe, au vu des injonctions paradoxales auxquelles doivent répondre les managers de proximité. L’une d’elles touche au cœur même du contenu de leur activité et à la représentation qu’ils s’en font?: tout en ayant en charge d’animer et de soutenir leur équipe, ils doivent également mettre en place des innovations managériales pour «?moderniser la gestion des ressources humaines?» qui conduisent le plus souvent à la déstabilisation, voire au délitement des collectifs de travail. Afin de continuer à «?faire équipe?» et de conserver une cohésion dans un contexte où les individus se trouvent en concurrence entre eux, leur mission réside dans l’articulation entre un contrôle serré et la création d’une proximité et d’une confiance suffisante. Cet équilibre entre contrôle et confiance ne peut passer que par la violence symbolique qui transfigure les relations de domination et de soumission en relations interpersonnelles entre l’encadrant et l’encadré. Un équilibre bien incertain puisqu’il tend à disjoindre l’identité pour soi – la perception individuelle établie en fonction d’une carrière passée et d’un futur désiré par le salarié – et l’identité pour autrui – le destin probable et souhaité par l’entreprise (Dubar, 1991). Aussi conduit-il les managers de proximité à construire une identité clivée.

Notes

  • [1]
    Cette monographie a été réalisée pour l’enquête sur les professions intermédiaires en entreprise (EPIE) conduite par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) et son réseau de centres associés. Cf. Colin et al. 2009. Dans la caisse enquêtée qui totalise un peu moins de 600 salariés, on compte en 2008 23 AM et 29 RU qui assurent l’animation et l’encadrement des équipes. Les premiers relèvent de la catégorie des professions intermédiaires (code Insee 461f?: «?Maîtrise et techniciens administratifs des autres services administratifs?»), les seconds des cadres (code Insee 373b?: «?Cadres des autres services administratifs des grandes entreprises?»).
  • [2]
    Les verbatim sont en italique dans le texte.
  • [3]
    Il faut entendre «?réformatoire?» dans le sens que lui donne Michel Foucault (1975) lorsqu’il cite Jonas Hanway parlant des prisons?: un appareil à modifier les individus. Hanway J., 1775, The Defects of Police.
Français

Résumé

L’article porte sur le travail des managers opérationnels d’une caisse primaire d’assurance maladie : les responsables d’unité de travail et les animateurs d’équipe. Il l’étudie dans son ambivalence, sa bicéphalie et sa division pour donner à voir les tensions qui lui sont inhérentes et qui placent ceux qui l’exercent dans des polarités opposées : entre violence symbolique et soutien social. Les encadrants de proximité, pour assurer pleinement leur rôle, doivent alors construire une identité professionnelle clivée.

Bibliographie

  • Bertaux R., Hirlet P., Prépin O. et Streicher F., 2006, L’encadrement intermédiaire dans les champs sanitaire et social. Un métier en construction, Paris, Seli-Arslan, coll. «?Penser l’action sanitaire ??».
  • Bourdieu P., 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil.
  • Boussard V., 2008, Sociologie de la gestion, Paris, Belin.
  • Colin T., Grasser B., Jacquot L. et Oiry E., 2009, Études sur les professions intermédiaires. Les managers de proximité d’une caisse primaire d’assurance maladie, monographie du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), novembre.
  • Dubar C., 1991, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin.
  • Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Paris, Gallimard.
  • Jacquot L., 2009, «?Au cœur et à l’épreuve de la modernisation de la Sécurité sociale. La difficile (re)construction de l’identité professionnelle des managers de proximité?», in Causer J.-Y., Durand J.-P. et Gasparini W. (dir.), Les identités au travail. Analyses et controverses, Toulouse, Octarès, p. 139-148.
  • Mispelblom Beyer F., 2006, Encadrer?: un métier impossible, Paris, Armand Colin.
  • Weber M., 1971, Économie et société (tome 1), Paris, Plon, 1re édition 1922.
  • Wolff L., 2005, «?Transformations de l’intermédiation hiérarchique?», Rapport de recherche, Centre d’études de l’emploi, n°?29.
Jacquot Lionel
Sociologue
Maître de conférences en sociologie à l’Université Nancy 2 et chercheur au Grée-2L2S, Lionel Jacquot propose, à travers ses recherches sur «?la modernisation?» des entreprises, les évolutions organisationnelles et managériales, les transformations de la condition salariale, une sociologie des formes de mobilisation et des modes d’usage de la force de travail. Ses derniers ouvrages?: Jacquot L. et al. (dir.), 2011, Formes et structures du salariat?: crise, mutation, devenir (2 tomes), Nancy, Presses universitaires de Nancy (Pun) ; Jacquot L. & Balzani B., 2010, Sociologie du travail et de l’emploi, Paris, Ellipses?; Boulayoune A. & Jacquot?L., 2007, Figures du salariat. Penser les mutations du travail et de l’emploi dans le capitalisme contemporain, Paris, L’Harmattan.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2012
https://doi.org/10.3917/inso.167.0114
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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