CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis plusieurs décennies, les États-providence ont engagé des réformes inspirées par le modèle néolibéral, l’État acteur laissant peu à peu la place à un État régulateur et incitateur. En France, les modes de gestion des politiques sociales, autant que leur contenu, se voient profondément transformés par la nouvelle gouvernance, la décentralisation, ainsi que par la réduction et l’individualisation des prestations – caractérisées par l’imposition de contreparties aux bénéficiaires.

2Au cours des vingt dernières années, l’État-providence [1]français a été l’objet de transformations majeures, tant du point de vue des bénéficiaires qu’en matière de gestion du secteur social. La réduction et l’individualisation croissantes des prestations, d’une part, l’affaiblissement des modes traditionnels de gestion de la puissance publique au profit de nouveaux modes de gestion empruntant au secteur privé et la décentralisation de l’action sociale, d’autre part, représentent quelques-unes des évolutions fondamentales qui ont transformé en profondeur l’État social.

3Un regard croisé sur les évolutions internationales (Merrien et al., 2005) révèle que l’État-providence à la française n’est pas le seul à avoir connu des évolutions en ce sens. Certes, une analyse en termes de «?sentier de dépendance?» (path dependency) permet de souligner combien les États-providence restent dépendants de leur héritage historique (Barbier, 2008)?; toutefois, admettre la prégnance des structures institutionnelles n’interdit pas de s’intéresser à l’influence et à l’implémentation partielle, plus ou moins réussies, de nouveaux paradigmes de l’action dans le secteur social.

4Dans un contexte de crise sociale de grande ampleur, la reconfiguration de l’État social en France résulte d’une série complexe d’adaptations nourries de transferts internationaux d’idées, de politiques et de programmes dans un champ politique et institutionnel qui contraint fortement la faisabilité et le caractère fonctionnel des nouveaux arrangements.

5Une analyse approfondie des évolutions de l’État social se doit de prendre au sérieux cinq questions?: quelle est l’origine du changement (pourquoi les acteurs décisionnels s’engagent dans des changements), quelles sont les idées nouvelles qui légitiment les nouvelles façons d’agir, quels sont les acteurs du transfert de politiques, comment ces idées nouvelles se traduisent dans le contexte français et, enfin, avec quels effets.

6Cet article, où il ne saurait être question [2] d’explorer l’ensemble de ces dimensions, procède en deux temps. Dans un premier temps, il met en évidence l’émergence et la diffusion au niveau international d’un nouveau paradigme de l’État(-providence) porté par des communautés transnationales d’acteurs. Dans un second temps, il examine les formes particulières que prend ce transfert dans la société française.

Du Welfare State à sa remise en cause

7La crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ont légitimé l’idée que la puissance publique devait être le grand architecte d’un capitalisme protecteur des citoyens «?depuis le berceau jusqu’à la tombe?», mais aussi garant des grands équilibres sociaux ainsi que moteur de la croissance.

8Inversement, le contexte de crise depuis les années 1970, puis la crise sociale profonde qui s’amorce dans les années 1980 et ne cessera de s’accentuer au cours des décennies suivantes vont créer une crise de légitimité de «?l’État social?» qui s’était imposée, à des degrés divers, dans tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

9Le paradigme pro-État-providence commence à être sérieusement ébranlé par l’assaut «?néolibéral?». L’intérêt porté à l’introduction de mécanismes de marché au sein de la sphère publique est manifestement lié à ce qu’il faut bien appeler une crise de la légitimité de l’action publique ou des frontières de l’action publique?; crise plus ou moins large, plus ou moins partagée mais qui, dans son ensemble, marque la rupture avec une période de croyance dans la capacité d’action des gouvernements et des États sur la société (en matière de croissance, d’égalité sociale…), justifiant la croissance des États-providence et des services publics. Le postulat fondamental est que les États-providence doivent être profondément réformés car ils produisent des effets pervers telles l’extension démesurée et sans évaluation des prestations sociales, une faible efficacité et la désincitation au travail. Ils minent le sens des responsabilités, de la famille et de l’effort. Enfin, leur efficacité par rapport aux objectifs affichés est faible.

10Désormais, les modes traditionnels de gestion des services publics sont jugés inefficaces et dispendieux. Les nouvelles normes légitimes de protection sociale reposent sur quelques idées forces qui «?flirtent?» avec le noyau dur de la nouvelle théorie économique de l’action rationnelle, tout en prenant en compte les acquis de la Nouvelle économie institutionnaliste (NIE)?: l’importance de la gouvernance et la possibilité d’importer dans le secteur public ou parapublic les méthodes gestionnaires qui ont fait leurs preuves dans le secteur privé.

11Des réformes importantes sont engagées. Elles visent, d’une part, à réduire le poids budgétaire des dépenses sociales et, d’autre part, à introduire des incitations de marché dans les systèmes. Au nombre des réformes les plus significatives, citons?: l’individualisation plus grande des droits, la limitation progressive des droits automatiques dérivés des cotisations ou des impôts, la hausse des contreparties (les devoirs), la privatisation totale ou partielle des systèmes de protection sociale, le passage de l’État social passif à l’État social actif, la décentralisation de l’action publique ou, encore, le renforcement du secteur privé, des associations et de la société civile.

Du droit social à l’économie des comportements

12En un peu plus de deux décennies, les références intellectuelles fondamentales qui nourrissent la réflexion sur l’État social ont basculé du droit public et du droit administratif aux théories microéconomiques et aux théories du management. La théorie du service public [3] qui a pu apparaître, sous ses différentes interprétations jurisprudentielles, comme le socle de l’État- providence, recule au profit d’une réflexion sur l’État, vu non plus en tant qu’instance représentante de l’intérêt général, mais désagrégé comme une arène formée d’acteurs rationnels hétérogènes aux intérêts divergents. Les juristes reculent devant les économistes et les «?managers?».

13Les théories économiques du choix rationnel, du public choice et de l’agence forment les fondements épistémologiques discrets des nouvelles conceptions de l’État. Dans ces conditions, la question n’est plus seulement «?comment augmenter la couverture des besoins sociaux?», mais «?comment définir les priorités et trouver des réponses efficientes?». La réponse ne passe plus seulement par la mise en œuvre de nouveaux moyens ou d’une réglementation nouvelle, mais par l’élaboration de procédures afin de limiter les asymétries d’informations et de réduire la latitude d’action de «?l’agent vis-à-vis du principal?» [4], et par l’utilisation d’incitations et d’évaluations pour obliger les agents à atteindre les objectifs définis, et non à exploiter la situation à leur profit.

14Ce basculement épistémologique permet de comprendre les similarités structurelles des réformes engagées, que ce soit pour modifier les relations entre le centre et la périphérie (décentralisation et déconcentration), pour instaurer de nouvelles relations entre les acteurs de terrain (État, administrations décentralisées, associations, entreprises privées) ou, enfin, pour influencer le comportement des bénéficiaires de l’État social.

Trois champs de réforme

15Plus précisément, on peut repérer trois champs d’action dans lesquels se manifeste le nouveau paradigme d’interprétation et d’action?:

  • le niveau de la réforme de l’État se traduisant par la décentralisation et la déconcentration?;
  • le niveau de la mise en œuvre?fondée sur la «?nouvelle gouvernance?» (Merrien, 1998) implémentant des arrangements mouvants entre des acteurs centraux, locaux, publics associatifs ou privés?;
  • le niveau des bénéficiaires avec l’imposition de contreparties sous des formes diverses reflétant, d’une part, les conflits entre discours modernistes et traditions culturelles (Barbier, 2008) et, d’autre part, les capacités d’implémentation face aux résistances : TANF aux États-Unis, Tax Credit au Royaume-Uni, Hartz IV en Allemagne, Rsa en France…
L’imposition progressive du New Public Management (NPM) et des contreparties, ainsi que l’impératif de décentralisation sont emblématiques de cette révolution idéologique.

16Du point de vue des référentiels, les notions de workfare, de contreparties et d’activation des dépenses sociales deviennent d’un emploi commun dans les politiques d’assistance et de lutte contre le chômage. L’idée fondamentale qui sous-tend ces notions est que des systèmes trop généreux de maintien du revenu (assistance, assurance chômage) installent leurs bénéficiaires dans le piège de l’assistance. Le piège tient à ce que le bénéficiaire n’a pas intérêt à échanger sa situation (chômeur ou pauvre assisté) contre un emploi. En voulant aider les démunis, les États-providence augmentent, au lieu de le réduire, le nombre de personnes assistées et accroissent les charges sociales de l’État et des collectivités locales. En outre, les emplois à faible salaire ne trouvent pas de candidats. Par conséquent, pour interdire cet effet, il faut réduire l’attractivité de l’assistance sociale (et de l’assurance chômage) en réduisant le niveau des allocations, en ne permettant pas aux individus de cumuler un revenu et l’absence de travail et en imposant des contreparties. Néanmoins, au-delà des points communs, il est nécessaire de distinguer les notions de «?workfare?» et?de «?welfare to work?», qui trouvent leur enracinement dans les sociétés anglo-saxonnes, de celle de «?mesures actives?» en usage dans les pays nordiques et d’Europe continentale. Les premières notions traduisent la défiance vis-à-vis des pauvres et des chômeurs et mettent l’accent sur le caractère punitif et contraignant des mesures à adopter à leur égard. Les secondes possèdent généralement un sens progressiste d’«?inclusion sociale?». Cependant, l’implémentation de la réforme Hartz en Allemagne et, d’une certaine manière, du RSA en France, montre que les nouvelles idées continuent à influencer les politiques publiques, y compris dans les pays a priori les plus éloignés de cette philosophie de l’action publique.

17Les réformes inspirées par le New Public Management sont un second exemple. Le noyau dur de cette approche consiste à confier les services de l’État- providence à des organismes décentralisés sous contrat, tout en renforçant le contrôle sur les résultats et sur le budget. Le benchmarking et l’évaluation des prestations deviennent des éléments centraux des nouvelles politiques. Les agences sont responsables face à leurs clients, mais aussi face à leurs financeurs publics directs (l’État) ou indirects (les contribuables) (c’est l’accountability au sens français d’ «?être comptable de?»). Elles sont évaluées en permanence à l’aide d’indicateurs de performance. Il faut passer de la régulation a priori à la régulation a posteriori. Le NPM opère la traduction opérationnelle du corpus théorique par la mise en évidence des nouveaux principes qui doivent remplacer le respect des procédures et de la hiérarchie classiques des normes et des agents publics au sein de l’Action publique et qui sont : la définition d’objectifs, la définition des responsabilités vis-à-vis des objectifs, la mesure des performances au regard des objectifs fixés et l’utilisation de l’évaluation, d’incitations et de sanctions. Au-delà de ces grands principes, le NPM ne constitue ni une théorie ni même une doctrine ferme [5] (Merrien, 1998, 1999). D’un point de vue scientifique, le NPM n’est qu’une tentative de mise en œuvre des postulats économiques dans le champ du management. En revanche, il participe à l’émergence d’une «?audit culture?» au sein de laquelle les indicateurs de performance et les classements tiennent une place essentielle.

18La décentralisation constitue le troisième exemple typique des réformes préconisées sur le plan international. Défendue aussi bien par les théoriciens néolibéraux du public choice dans une perspective de diminution du rôle de l’État que par ceux qui prônent le refus de la société de consommation, la décentralisation fait partie de ces notions valises, dont le halo scientifique tient à leur capacité à offrir une pluralité de sens, donc à créer un consensus entre acteurs que divisent pourtant des visions du monde et des valeurs. Tandis que dans la phase de croissance, l’État centralisé était conçu comme l’instrument de la modernisation par excellence, dans la phase de doute que traversent les pays riches, les politiques de décentralisation sont conçues comme l’instrument clé pour rapprocher les administrations et les administrés, mieux répondre aux priorités locales, améliorer les services aux populations et lutter contre la pauvreté.

La diffusion des nouveaux référentiels à l’échelle internationale

19La diffusion et l’implémentation des nouvelles idées font appel, de manière significative, à des réseaux transnationaux et nationaux d’experts de formation principalement économique, appartenant souvent à des cabinets de consultants intervenant à l’échelle internationale [6]. Ces experts préconisent des solutions à la crise?: décentralisation, ciblage des prestations sociales, association des acteurs publics et privés, amaigrissement de l’État-providence, libération des énergies individuelles. L’une des évolutions les plus sensibles est la montée du niveau local. Dans presque tous les États, même ceux qui sont traditionnellement les plus attachés à la centralisation, comme la Suède, les collectivités locales jouent désormais un rôle majeur.

20Les idées forces se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans les politiques sociales des pays du Nord, quel que soit leur régime d’État- providence (libéral, continental, nordique ou latin), tout autant que dans les pays émergents comme l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine ou le Mexique, ainsi que dans les documents stratégiques de réduction de la pauvreté des pays en développement et pauvres.

21Dans chaque pays on peut retrouver le schéma classique de diffusion de nouvelles normes de politiques publiques [7] : phase d’invention d’idées donnant une forte place aux entrepreneurs de politiques publiques, phase de prise en considération, phase de diffusion internationale. Néanmoins, il ne faut pas interpréter ce schéma en étapes de manière évolutionniste. L’implémentation de ces nouvelles normes globales prend des formes distinctes selon l’héritage politico-institutionnel de chaque pays et des rapports de force «?cognitifs et normatifs?». L’importation des nouvelles idées, paradigmes, modèles et programmes relève d’une sociologie des transferts de politiques [8]. Il importe donc d’analyser de manière précise et concrète la façon dont ce processus se construit, en France, à l’intérieur de systèmes de protection sociale nationaux (Barbier et Théret, 2006).

Le cas français

L’empreinte des origines

22L’héritage anglo-saxon puritain est peu présent. Le système national français de protection sociale repose sur l’articulation ambiguë de trois sous-systèmes dont la généalogie est historiquement distincte (Bec, 1994?; Merrien, 2007)?: un système ancien d’assistance essentiellement marquée par la prépondérance des œuvres sociales associées au catholicisme social, un système à visée universaliste dont les racines plongent dans le républicanisme radical solidariste de la IIIe République et, enfin, un système assurantiel, issu des débats d’idées des années 1930 et généralisé en 1945.

23Tout au long du XXe siècle, cet héritage composite explique que le secteur de l’action sociale ait été essentiellement dominé non par le secteur public comme dans les pays nordiques, ni par le secteur privé comme aux États-Unis, mais par le secteur associatif soutenu par un subventionnement massif de l’État.

24Toutefois, la planification (sociale) qui est le référentiel majeur (Jobert, 1981) de la politique française des années 1960 aux années 1970 cherche à associer de manière stratégique les différents acteurs du secteur tout en étendant l’action afin de répondre aux nouveaux besoins [9]. La forme associative garantit l’autonomie de gestion, le financement public, de son côté, offre à un secteur qui peut se targuer de travailler pour des causes nobles (l’enfance inadaptée, les personnes âgées, les handicapés) la garantie de bénéficier de subventions généreuses, tandis que les dirigeants du secteur savent mobiliser les faveurs de l’opinion et la bienveillance des hommes politiques dans un champ où, par choix historique, l’État se fait modeste et stratège plutôt qu’interventionniste. L’extension de la Sécurité sociale à partir de 1945 apporte à ce secteur des recettes nouvelles sur une base contractuelle, notamment la fixation d’un prix de journée individuelle qui lui fournit les moyens de s’affirmer et de se développer (Chauvière, 2007).

L’émergence de nouveaux dispositifs

25Moins qu’un «?tournant néolibéral?» (voir textes de Bruno Jobert) qui pourrait laisser penser à un changement d’orientation volontaire et planifié mais reflète surtout la rupture qui s’opère au Royaume-Uni et aux États-Unis, la période qui s’ouvre en France au début des années 1980 se caractérise par la recherche de solutions dans une situation d’incertitudes croissantes.

26Grands fonctionnaires et cabinets d’experts sont sollicités pour trouver des solutions innovantes aux problèmes français. Les solutions proposées se caractérisent tout à la fois par le caractère spécifiquement national de certaines innovations (Zep, DSQ, etc.) [10], mais aussi par le recours à des solutions qui ont le vent en poupe sur le plan international [11] ?: la décentralisation, les politiques sociales actives, la contractualisation et le financement sur résultats.

27La démarche est désormais stratégique, de pilotage, partenariale et incitative. Fidèle aux principes de la nouvelle gouvernance (Merrien, 1998), l’État central pilote et favorise l’articulation des acteurs publics et privés, centraux et décentralisés. Il cherche à favoriser l’émergence d’une vision commune à l’intérieur de laquelle doit s’inscrire une recherche de l’efficacité et de l’efficience par la mise en commun de moyens. Comme le souligne Danièle Cristol (2010), la création de la Direction générale de la cohésion sociale est emblématique de cette nouvelle orientation.

28La décentralisation à la française (Lafore, 2004), rompant avec le modèle jacobin, établit une forme de démocratie républicaine non sans similarités avec le modèle anglo-saxon, même si la puissance de l’État demeure forte. Le transfert de compétences, mais non des recettes fiscales, au niveau local, tout particulièrement dans le secteur social, transforme considérablement la place des acteurs et donne une importance nouvelle à l’élu local. Outre la décentralisation (I et II), notons le pouvoir attribué à différentes agences et autorités indépendantes qui viennent concurrencer ou supplanter les services classiques de l’État central (Chauvière, 2007?; Cristol, 2010). Dans le même temps, la limitation des ressources locales oblige ces derniers à s’engager dans des politiques de ciblage des bénéficiaires visant moins, comme dans les États-providence libéraux, à exclure les «?mauvais pauvres?» qu’à renforcer l’efficience de l’action publique locale. Elle se traduit dès lors par la contractualisation gestionnaire des institutions décentralisées de l’action sociale et le contrôle des opérateurs territorialisés.

29Dans ce contexte peut s’introduire le versant individuel des réformes?: l’activation en ce qui concerne les «?usagers/clients?» de l’action sociale, et ce que Didier Vrancken (2010) intitule «?la création d’un nouvel ordre biographique?» pour ceux qui dépendent de l’aide publique. En d’autres termes, les «?assistés sociaux?» (Messu, 2009) doivent non seulement s’engager dans des «?contreparties?», mais aussi opérer le «?travail sur soi?» auxquels les travailleurs sociaux et les agents de placement les incitent [12]. Cette mutation marque l’abandon partiel d’un État protectionnel et l’institutionnalisation de ce que Robert Castel (2009) nomme le «?précariat?».

30***

31Depuis environ trois décennies, les réformes de l’État social et des politiques sociales sont à l’ordre du jour sur le plan mondial. De nouveaux référentiels s’imposent peu à peu sur la scène internationale. Les idées nouvelles ne s’imposent pas par leur seule force. Dans ces conditions, il faut se demander ce qui a permis l’effondrement du paradigme solidariste et le triomphe analytique et normatif du néolibéralisme, puis l’hégémonie progressive d’un nouveau système paradigmatique qui intègre certaines de ses idées fortes.

32La réponse à la question est complexe. On peut poser l’hypothèse que les conditions de succès possible du nouvel agenda des politiques internationales sont triples : une aggravation des problèmes existants, une crise de légitimité des solutions antérieures et l’existence de réseaux d’experts ayant des solutions à proposer et offrant aux responsables politiques une opportunité à exploiter, ou une solution toute faite aux incertitudes du moment.

33En définitive, l’évolution française correspond clairement à un modèle de transfert d’idées et de programmes sur fond d’emprunts à des modèles internationalement jugés légitimes. Les innovations introduites ne résultent pas d’une révolution idéologique comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas ou dans les pays nordiques, elles sont le produit de la recherche dispersée de nouveaux modes d’action sans référentiel clair.

34En France, les réformes ont été entreprises dans le cadre d’une crise majeure du système social résultant de la crise de l’économie industrielle et de la faiblesse du taux global d’activité, découlant du choix d’une société de marché libéralisée.

35En l’absence d’un plan d’ensemble, la cohérence du nouveau modèle français est faible. Néanmoins, ce qui est transféré correspond parfaitement aux recommandations principales du New Public Management?: le passage d’un État acteur à un État régulateur et incitateur.

36Dans ce vaste mouvement de reconfiguration des politiques sociales en France, l’intervention de structures marchandes proprement dites est restée limitée, même si elle commence à s’infiltrer dans certains secteurs à potentiel marchand?; en revanche, dans le secteur social, le mimétisme avec le marché s’est concrétisé avec force dans les méthodes de management (Chauvière, 2007).

37La remise en cause du mode traditionnel d’action de l’État porte indéniablement la marque des idées néolibérales. Dans un contexte de crise profonde du paradigme keynésien, on a assisté à une conversion des élites politiques de gauche comme de droite au programme néolibéral. En termes «?bourdieusiens?», on pourrait dire qu’elle reflète les transformations du champ du pouvoir sur le plan national et international et l’hégémonie progressive de la pensée économique néoclassique renouvelée, qui constitue désormais le substrat des communautés transnationales d’experts.

Notes

  • [1]
    Nous employons dans ce texte les notions de Welfare State, d’État-providence et d’État social comme des équivalents?; sur les différences, cf. Merrien et al., 2005 et Merrien, 2007.
  • [2]
    Notre article repose sur deux recherches internationales en cours?: «?Les transferts de politiques innovatrices et les organisations internationales?», financée par le Fonds national de la recherche scientifique (FNS), Berne?; «?Development Myths in Practice?», financée par le Swiss Network for International Studies (SNIS), Genève.
  • [3]
    Lorsque sont en jeu «?le maintien et le développement de la solidarité sociale?», in Léon Duguit, Leçons, Paris, 1922, p. 164.
  • [4]
    Dans la théorie de l’agence, l’agent d’exécution profite de l’asymétrie d’informations, et tout le problème du principal (le «?supérieur?») est de parvenir à contrôler la marge de liberté de son subordonné.
  • [5]
    En témoignent, par exemple, les divergences entre les tenants de la gestion par objectifs et les défenseurs de la gestion selon les résultats, mais aussi les évolutions dans la pensée des auteurs entre le manifeste originel, Reinventing Government (Osborne D. et Gaebler T., 1993), et l’ouvrage ultérieur, Banishing Bureaucracy (Osborne D. et Plastrik P., 1997).
  • [6]
    Saint-Martin, 2000. Il s’agit simplement d’une tendance.
  • [7]
    Finnemore M. et Sikkink K., 1998, «?International Norm Dynamics and Political Change?», International Organization, vol. 52, p. 887-917.
  • [8]
    Dolowitz D. et Marsh D., 2000, « Learning from abroad: the role of policy transfer in contemporary policy making », Governance. An International Journal of Policy and Administration, vol. 13, n° 1, p. 5-24.
  • [9]
    Dont la loi d’orientation sur les personnes handicapées (1975) est sans doute la plus emblématique.
  • [10]
    Zep : zone d’éducation prioritaire?; DSQ : développement social de quartier.
  • [11]
    Chacune de ces solutions fait l’objet d’un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cf. Klaus Armingeon et Michele Beyeler (dir.), The OECD and European Welfare States, Cheltenham, éd. Edward Elgar, 2004.
  • [12]
    Tout en étant eux-mêmes incités à produire des résultats.
Français

Résumé

Au cours des vingt dernières années, l’État-providence français a été l’objet de transformations majeures, tant du point de vue des bénéficiaires que du point de vue de la gestion du secteur social. La réduction et l’individualisation croissantes des prestations, d’une part, l’affaiblissement des modes traditionnels de gestion de puissance publique au profit des nouveaux modes de gestion empruntant au secteur privé et la décentralisation de l’action sociale, d’autre part, représentent quelques-unes des évolutions fondamentales qui ont transformé en profondeur l’État social. Ces évolutions ne sont pas propres à la France. En un peu plus de deux décennies, les références intellectuelles fondamentales qui nourrissent la réflexion sur l’État social ont basculé du droit public et du droit administratif aux théories microéconomiques et aux théories du management. Après avoir retracé l’émergence globale des nouveaux référentiels d’action, l’article s’attache à analyser la reconfiguration de l’État social en France d’emprunts de modèles internationalement jugés légitimes.

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Merrien François-Xavier
Politologue
Après des études secondaires à Quimper et une carrière universitaire qui l’a mené de Rennes 1 à Paris 8, il est actuellement professeur de sciences sociales et politiques à l’Université de Lausanne. Pendant de nombreuses années, il a consacré ses recherches à l’analyse comparée de l’émergence et des réformes des politiques de l’État social et aux régimes d’État-providence. Depuis une dizaine d’années, il a élargi ses recherches à l’étude des politiques de développement dans les pays du Sud.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/01/2012
https://doi.org/10.3917/inso.167.0012
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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