1Une recherche sans précédent s’est attachée à étudier, dans vingt pays européens, les modalités de l’entrée dans l’âge adulte de quatre générations. Elle montre comment la durée et l’ordre de franchissement de diverses étapes (décohabitation, accès au premier emploi, formation d’une famille) fluctuent en fonction des systèmes économiques, des politiques publiques et des traditions familiales.
2L’entrée dans l’âge adulte est jalonnée, éventuellement sanctionnée, par une série d’épreuves ou d’événements socialement reconnus comme des marqueurs du statut d’adulte. Leur nature, leur degré d’organisation, leur sévérité et leur reconnaissance varient considérablement selon les époques et les sociétés. Si les étapes de la transition vers le statut d’adulte sont beaucoup moins formalisées et collectivement organisées dans les sociétés contemporaines qu’elles ne le sont dans les sociétés traditionnelles, cela ne signifie pas pour autant que l’entrée dans l’âge adulte ait perdu de sa signification et de son importance.
3Dans les sociétés contemporaines, le statut d’adulte s’acquiert par l’indépendance économique par rapport à la famille d’origine et la formation d’une famille dite de procréation. Cinq seuils sont généralement retenus pour décrire l’entrée dans l’âge adulte : la fin de la scolarité, l’insertion sur le marché du travail, le départ du domicile parental, le mariage et le premier enfant (Modell et al., 1976). Aujourd’hui, ces seuils, de moins en moins obligatoires et de plus en plus réversibles, peuvent paraître normatifs. Cependant, s’inscrire dans cette tradition de recherche permet d’étudier l’évolution des modes d’accès à l’âge adulte au fil des générations. En outre, le statut d’adulte renvoie à une double insertion dans le monde productif et dans l’univers conjugal et parental. Étudier l’entrée dans l’âge adulte, c’est donc aussi analyser l’accès aux champs économique et familial, de même que la structure et l’articulation de ceux-ci. L’entrée dans l’âge adulte comporte ainsi nécessairement un certain degré d’incertitude qui va dépendre de la structure de ces deux champs et des ressources de celles et ceux qui tentent d’y accéder. Comparer l’entrée dans l’âge adulte en Europe permet donc d’éclairer le rôle des systèmes économiques, des politiques publiques, des institutions, mais aussi des traditions familiales dans l’accès à l’emploi et la formation d’une famille.
Perspectives historiques
4Dans la période préindustrielle, le nord et le nord-ouest de l’Europe se distinguent du reste du continent et de la plupart des autres parties du monde par la pratique du placement des enfants comme domestiques dans d’autres familles (Hajnal, 1965 ; Reher, 1998). À cette décohabitation et ce premier emploi précoces suivent, après plusieurs années, le mariage et la formation d’un groupe domestique indépendant des familles d’origine des deux conjoints. Décohabitation précoce puis mariage tardif au nord de l’Europe, décohabitation également tardive mais qui coïncide souvent avec le mariage dans le sud de l’Europe, où la pratique du placement est bien moins répandue. En Europe de l’Est, le modèle dominant à cette époque est celui de la cohabitation de plusieurs générations de familles dans un même foyer (Hajnal, 1982).
5Ces structures familiales et les règles de passage à l’âge adulte qui leur sont associées étaient liées, dans une large mesure, à l’organisation des activités économiques (taille des domaines agricoles, servage, etc.). La révolution industrielle va modifier profondément la famille, le lien familial et le mode d’accès au statut d’adulte. Si à ses débuts tous les membres d’une famille travaillent dans les usines, femmes et enfants vont s’en trouver progressivement exclus (Tilly et Scott, 1978). Les premières dès lors qu’elles deviennent mères, les seconds en raison des débuts de la scolarité obligatoire. Bien que les parents aient moins de pouvoir sur le choix du conjoint de leurs enfants, et que ceux-ci puissent accéder à l’indépendance économique plus tôt, le mariage reste assez tardif, notamment du fait du risque élevé de chômage (Mayer, 2001). C’est par exemple ce qui est observé aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. La comparaison des trajectoires d’entrée dans l’âge adulte entre 1870 et 1970 y montre que, même si la scolarisation était plus courte et l’entrée sur le marché du travail plus précoce à la fin du XIXe siècle, le départ du domicile parental, le mariage et le premier enfant intervenaient bien plus tard qu’en 1970 (Modell et al., 1976). Les transitions étaient donc particulièrement longues à cette époque.
6Après la Seconde Guerre mondiale, la prospérité économique et le développement des protections sociales ont pour effet de réduire l’incertitude, de standardiser et de raccourcir les étapes qui mènent à l’âge adulte. Forte croissance économique et modèle fordiste de production de masse contribuent, en effet, à faciliter l’insertion économique après la fin des études, favorisant une prise d’indépendance plus précoce par rapport à la famille d’origine que dans le passé. Après la fin des études, premier emploi, décohabitation et mariage s’enchaînent très rapidement en Amérique du Nord comme dans de nombreux pays européens.
7À partir des années 1970, les différentes étapes qui marquent l’entrée dans l’âge adulte s’espacent, ne suivent plus nécessairement le même ordre et semblent moins liées les unes aux autres (Corijn et Klijzing, 2001). Certains y voient l’effet des processus d’individualisation (Giddens, 1991), d’autres l’apparition d’une nouvelle phase intermédiaire entre l’adolescence et l’âge adulte (Galland, 1990), ou encore l’effet de la montée de l’insécurité sociale résultant de la mondialisation (Blossfeld et al, 2005), qui donne un rôle plus important aux régimes d’État-providence (Van de Velde, 2008). Toutefois, le manque d’outils descriptifs adaptés aux parcours de vie et de données comparatives n’a pas permis jusqu’à présent de disposer d’un panorama européen des changements qui ont pu intervenir dans l’entrée dans l’âge adulte et des éventuels effets des régimes de protection sociale.
Cinq parcours d’entrée dans l’âge adulte
8Les résultats présentés dans la suite de cet article proviennent d’une étude réalisée pour la Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf) (1). Selon Vincenzo Cicchelli, la sociologie de la jeunesse européenne se caractérise par sa logique « foncièrement comparative », par la prise en compte de la « forte dimension historique » du phénomène et par le souci de « reconstituer précisément les cadres spécifiques de socialisation de cet âge de la vie » (2010, p. 107-108). Notre contribution s’inscrit dans cette perspective de recherche en ce qu’elle couvre l’ensemble de l’Europe, étudie les changements profonds survenus au fil des générations et considère le rôle des États-providence et des traditions familiales dans le façonnement des trajectoires individuelles d’entrée dans l’âge adulte. Elle repose sur l’utilisation d’une nouvelle méthode statistique de description de trajectoires (2) et de données comparatives de haute qualité méthodologique issues de la troisième vague de l’Enquête sociale européenne (ESS). L’entrée dans l’âge adulte est observée dans vingt pays européens pour quatre générations nées avant 1971. Elle est décrite à l’aide de cinq événements observés de 0 à 35 ans : premier emploi, première décohabitation, première vie conjugale, premier mariage, premier enfant. L’analyse statistique de ces trajectoires d’entrée dans l’âge adulte révèle une grande diversité de parcours qui ont été regroupés en quatorze types et organisés en cinq groupes : les Précoces, les Intermédiaires, les Indépendants, les Familiaux et les Atypiques (voir tableau 1). Pour les Précoces (type 10), qui sont majoritairement des femmes (70 %), les seuils d’entrée dans l’âge adulte sont franchis tôt et s’enchaînent très rapidement : l’ensemble des cinq étapes retenues dans cette analyse sont traversées entre 18 et 22 ans dans le même ordre (premier emploi, première décohabitation, première mise en couple, premier mariage et premier enfant). Les Indépendants (types 31, 32 et 33) ont en commun une entrée dans l’âge adulte relativement rapide, mais une transition souvent incomplète : après un premier emploi et une première décohabitation aux alentours de 20 ans, les autres étapes sont franchies plus tardivement et ne sont pas toujours observées avant 35 ans. En effet, 52 % des trajectoires des Indépendants sont caractérisées par l’absence d’un premier enfant. Dans la première variante (type 31), les jeunes adultes ont une première expérience de couple assez tôt (23 ans), suivie rapidement d’un mariage (24 ans), mais la naissance du premier enfant est beaucoup plus tardive (33 ans, sachant que la moitié de ces jeunes adultes n’a pas d’enfant avant 35 ans). Dans la seconde variante (type 32), les jeunes adultes vivent en couple pour la première fois bien plus tardivement (à 32 ans, et un sur trois n’a pas connu cette étape avant 35 ans), puis, dans la moitié des cas, se marient avant la naissance de leur premier enfant. Enfin, la troisième variante (type 33) se distingue de la première par la durée qui s’écoule entre la première mise en couple et le mariage, ce qui peut soit correspondre à une longue période de concubinage, soit refléter la succession de différents partenaires.
Tableau 1. Typologie de l’entrée dans l’âge adulte en Europe

Tableau 1. Typologie de l’entrée dans l’âge adulte en Europe
9C’est entre ces deux cas limites que se situent les parcours de vie des Intermédiaires (types 21, 22 et 23). Si les premières étapes vers l’âge adulte (premier emploi et première décohabitation) se distinguent peu des deux premiers groupes, les étapes familiales sont franchies plus tardivement que pour les Précoces, mais plus tôt que pour les Indépendants. En particulier, contrairement aux Indépendants, les Intermédiaires sont tous parents avant 35 ans. La forme la plus courante de ce type de transition vers l’âge adulte (type 22) se caractérise par un premier emploi tardif (21 ans) en comparaison avec les autres types, qui intervient certainement après une scolarité longue. Les deux autres variantes se définissent par une mise en couple et un mariage tardifs (type 21) ou par la naissance du premier enfant hors mariage (trois jeunes adultes sur quatre du type 23 ne sont pas mariés à 35 ans). Ces trois premiers types d’entrée dans l’âge adulte diffèrent essentiellement par le temps qui s’écoule entre le premier et le dernier événement. Le plus souvent l’ordre des étapes est le même, les premières d’entre elles (premier emploi et première décohabitation) survenant à peu près au même moment. Les principales différences portent sur les événements familiaux qui interviennent plus ou moins tardivement, voire pas du tout, avant 35 ans (comme le premier mariage ou le premier enfant).
10Les parcours de vie des Familiaux (types 41, 42, 43 et 44) apparaissent très différents. Si leur durée les rapproche des Intermédiaires, ils s’en distinguent par la déconnexion entre le premier emploi et la décohabitation. L’autonomie résidentielle par rapport à la famille d’origine est beaucoup plus tardive et intervient le plus souvent lors de la formation d’une famille. Trois des variantes (types 41, 43 et 44) de ce modèle d’entrée dans l’âge adulte se caractérisent en effet par une première expérience professionnelle, puis par une assez longue période sans qu’aucune autre étape ne soit franchie. Dans le type 43, tous les autres événements surviennent presque au même moment. Pour les jeunes adultes du type 44, dont deux sur trois sont des hommes, les autres événements sont beaucoup plus tardifs ou ne sont éventuellement vécus qu’après 35 ans. Pour certains (type 41), la formation d’une famille se fait sans décohabitation, autrement dit la famille nouvellement formée s’installe chez les parents de l’un des deux conjoints. Enfin, la dernière variante (type 42), où les femmes sont fortement surreprésentées (trois sur quatre), est marquée par l’absence d’une première expérience professionnelle : la décohabitation, très rapprochée de la première vie en couple, du premier mariage et de la naissance du premier enfant, apparaît liée à la formation d’une famille.
11Enfin, les entrées des Atypiques dans l’âge adulte se répartissent en trois groupes. Dans le premier (type 51), très peu courant, la décohabitation est particulièrement précoce (12 ans) et précède le premier emploi. Les autres étapes vers l’âge adulte sont franchies plus tardivement. La seconde variante (type 52) regroupe des personnes qui déclarent avoir été mariées une première fois et n’avoir jamais vécu en couple. D’après l’examen de variables complémentaires, ce résultat tient certainement à une erreur lors de la réalisation de l’enquête. La dernière variante (type 53) n’a pas d’autre caractéristique que d’agréger des trajectoires d’entrée dans l’âge adulte, souvent plus courtes et incomplètes, qui ne se rapprochent d’aucun des modèles précédents.
Convergences et divergences des parcours en Europe : des spécificités nationales et générationnelles
12Si chacun de ces différents types d’entrée dans l’âge adulte peut être retrouvé dans des proportions variables dans chaque pays pour chaque génération, de très fortes tendances se dégagent, qui font écho aux connaissances sur l’histoire des systèmes familiaux en Europe et sur les régimes d’État-providence (Esping-Andersen, 1990). Les pays nordiques se distinguent nettement du reste de l’Europe : leurs générations les plus anciennes se caractérisent par des trajectoires précoces d’entrée dans l’âge adulte alors que, pour le reste de l’Europe, ce sont les différentes variantes du modèle familial qui dominent. L’entrée dans l’âge adulte des générations suivantes des pays scandinaves recule quelque peu (les trajectoires intermédiaires deviennent plus fréquentes) et le rôle du mariage dans la séquence qui mène à l’âge adulte s’affaiblit considérablement pour la plus jeune d’entre elles (on observe une surreprésentation du type 23). Ce sont les pays du nord-ouest de l’Europe (à l’exception de l’Irlande) qui ont peut-être connu les plus grands changements dans les modes d’entrée dans l’âge adulte. Si les parcours des plus anciennes générations étaient encore marqués par une forte dépendance par rapport à la famille d’origine (type des Familiaux), l’entrée dans l’âge adulte devient précoce et rapide (type des Précoces) après la Seconde Guerre mondiale, à la faveur de la fin de la croissance économique très forte. Elle s’allonge de nouveau avec le ralentissement économique des années 1970, mais en prenant des formes plus individualisées, plus autonomes par rapport à la famille d’origine. Cet allongement est beaucoup plus marqué que dans les pays nordiques. En GrandeBretagne, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Suisse, les jeunes générations ont des parcours plus souvent de type indépendant qu’intermédiaire. En France et en Belgique, le passage à l’âge adulte est cependant moins étiré dans le temps (les trajectoires de type intermédiaire restent les plus fréquentes). L’Europe du Sud et l’Irlande se démarquent par des modes d’entrée dans l’âge adulte moins autonomes par rapport à la famille d’origine (type des Familiaux), sans connaître toutefois la cohabitation de plusieurs générations sous le même toit. Il n’y a guère que la plus jeune génération qui s’écarte de ce modèle ; mais, contrairement aux autres pays du nord et de l’ouest de l’Europe pour qui le modèle dominant des années 1950-1960 était marqué par une transition rapide et précoce vers l’âge adulte (type des Précoces), les Espagnols, Irlandais et Portugais des générations les plus récentes ont directement adopté, par choix ou nécessité, le modèle de type indépendant. Les jeunes des générations les plus anciennes dans les pays de l’Europe de l’Est ont en commun avec celles du sud de l’Europe un ancrage fort des modes d’entrée dans la vie adulte de type familial. Ils s’en démarquent par la surreprésentation de la cohabitation de plusieurs générations de familles (type 41), particulièrement marquée pour les plus anciennes générations (mais pas seulement pour elles). Cependant, alors que le modèle de passage à l’âge adulte des Européens du Sud et de l’Irlande est longtemps resté de type familial, les générations 1935-44 et 1945-59 dans les pays de l’Est ont vu leur entrée dans l’âge adulte s’accélérer (type des Précoces), certainement sous l’effet des politiques sociales menées à l’époque de l’URSS. L’effondrement du bloc soviétique n’a pas eu les mêmes effets sur l’ensemble des pays de l’Est. Alors que la Slovénie, l’Estonie, la Hongrie et la Pologne conservent des parcours d’entrée dans la vie d’adulte autonomes par rapport à la famille d’origine mais moins courts qu’auparavant (types des Intermédiaires), les trajectoires des jeunes générations slovaque et bulgare semblent revenir vers les modèles plus dépendants de la famille d’origine (type des Familiaux).
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Effets des traditions familiales et des régimes d’État-providence
14La typologie de l’entrée dans la vie d’adulte pour quatre générations et 20 pays Européens permet, pour la première fois, de confirmer la convergence partielle en Europe du Nord et du nord-ouest pour les générations qui ont connu les Trente Glorieuses et le développement de protections sociales. Ce contexte économique et social sans précédent en Europe a permis aux jeunes Européens d’entrer plus tôt et plus rapidement dans l’âge adulte (modèle des Précoces). La crise économique qui débute au milieu des années 1970 est certainement responsable pour partie de l’allongement des trajectoires d’entrée dans l’âge adulte. On observe en effet la constitution de deux modèles d’entrée dans l’âge adulte qui s’inscrivent néanmoins dans la tradition nord-européenne de décohabitation précoce : le modèle nordique d’une durée moyenne (type des Intermédiaires) dans lequel le mariage perd de son importance, et le modèle du Nord-Ouest de l’Europe plus long (type des Indépendants). Plus généreux et universaliste, le régime d’État- providence scandinave a limité cet allongement alors qu’il atteint son paroxysme pour les régimes libéraux et conservateurs, centrés sur le marché pour le premier, et sur les salariés en emploi pour le second. Cette hypothèse de l’effet des régimes d’État-providence sur les parcours de vie trouve une confirmation dans le cas de la France. Du point de vue de la prise en charge de la petite enfance, mais aussi de l’activité des femmes, la France est depuis longtemps plus proche des pays scandinaves que du reste de l’Europe et, de fait, l’entrée dans l’âge adulte de la plus jeune génération française est, par rapport aux autres pays européens, la plus proche du modèle nordique. Le passage à l’âge adulte dans les pays du sud et de l’est de l’Europe reste profondément inscrit dans l’histoire de leurs systèmes familiaux. La décohabitation est tardive dans les pays méditerranéens en intervenant le plus souvent au moment de la mise en couple. Cependant, le modèle Familial qui dominait très largement l’Europe du Sud et l’Irlande s’affaiblit avec les jeunes générations au profit du modèle Indépendant répandu au nord-ouest de l’Europe. En rupture avec le modèle Familial traditionnel, la période soviétique avait introduit un modèle Précoce d’entrée dans l’âge adulte. Depuis l’effondrement de l’URSS, certains pays de l’Europe de l’Est connaissent une tendance à l’allongement de la jeunesse comparable à celle observée au nord de l’Europe, même si la tradition de la famille élargie persiste aussi dans la plupart de ces pays.