CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mise en couple se fait relativement tôt dans les milieux populaires ruraux. Les jeunes débutent souvent leur vie sexuelle, puis conjugale, au domicile familial, ce qui implique des cohabitations complexes et des sources de tensions. La liberté et la sexualité des filles sont surveillées de près, par les parents puis par leur partenaire quand le couple peut « s’installer ».

2L’entrée dans la vie de couple est mal connue, particulièrement en milieu rural. Elle mérite donc d’être décrite. La description proposée dans cet article est fondée sur une enquête ethnographique menée depuis janvier 2008 dans des villages de 10 à 2 000 habitants, situés aux confins de la Sarthe, du Loir-et-Cher et de l’Indre-et-Loire dans une zone enclavée (ils se trouvent à une soixantaine de kilomètres des villes de la région – Le Mans, Tours et Blois – et les gares les plus proches sont à une demi-heure au moins en voiture). La cinquantaine de jeunes concernés par l’enquête sont des filles et des garçons de 15 à 20 ans qui appartiennent presque tous aux classes populaires [1]. Au-delà de nos multiples conversations informelles et de nombreux moments passés ensemble, vingt-cinq de ces jeunes m’ont accordé des entretiens individuels, entre deux et huit selon les cas.

3Le récit des étapes qui jalonnent leur entrée dans la vie de couple sera l’occasion d’en cerner les enjeux (sexuels, familiaux, économiques), en suivant la façon dont les jeunes eux-mêmes la racontent, de la rencontre à l’éventuelle installation.

Le couple, un idéal à portée de main

4Pour les jeunes vivant en milieu rural dans les années 2000, le couple, c’est important. Central même, aux dires de certain-e-s de mes interlocuteur-trice-s, des filles, mais aussi des garçons. Ce discours est l’expression d’une époque : la critique féministe à l’égard de la famille et du couple, si elle n’a jamais constitué une voix dominante, était une voix audible il y a une trentaine d’années et qui s’est progressivement assourdie au fil des ans. L’attachement au couple manifesté aujourd’hui par les jeunes est l’expression d’une génération traversée par un reflux des discours prônant des modes de vie alternatifs, mais aussi par la persistance d’une obligation pour les filles de faire l’expérience de la sexualité selon un registre sentimental, quoique leurs pratiques se soient par ailleurs fortement rapprochées des pratiques sexuelles des garçons (Bajos, Bozon et Beltzer, 2008). Le couple permet aux filles de pratiquer une sexualité active tout en affichant la garantie qu’elle soit sentimentalisée (Clair, 2010). Entre également en ligne de compte la normalisation du divorce : dans mon corpus, les jeunes sont nombreux à être concernés par la séparation de leurs parents (effective ou envisagée).

5Cette expérience, en précarisant l’image qu’ils se font du couple, place en même temps celui-ci au centre des préoccupations individuelles et familiales. Leur discours sur le divorce se fait dès lors l’écho de l’exigence croissante du « couple idéal » observée dans la population adulte (Segalen, 2006). Expression d’une époque et d’une génération, les propos que j’ai recueillis sont, enfin, l’expression d’une classe sociale : l’attachement au couple, et plus largement à la sphère familiale, témoigne d’un attachement caractéristique des classes populaires à ce qu’Olivier Schwartz appelle « le monde privé », et la conjugalité fait partie de ces territoires désirables dont ces jeunes ne sont pas exclus (Schwartz, 1990).

6En filigrane du désir, c’est l’obligation d’être conforme à la norme qui se fait entendre : passé 16 ans, il devient suspect de n’avoir jamais eu de (petit-e) copain ou copine. C’est afficher la forte probabilité d’un non-accomplissement (n’avoir jamais « couché ») et donner la preuve d’un manque de valeur (n’avoir été désiré par personne, et donc paraître indésirable). Les récits de rencontres en disent long sur cette injonction.

7Entretien avec Floriane, 17 ans [2], BEP, réalisé en août 2008, à propos de sa rencontre avec Jérôme, 17 ans, sans activité : « J’étais avec ma cousine et puis j’ai dit bonjour à tout le monde, et tout ; et puis dès que j’ai vu Jérôme, ben je l’ai embrassé. (…) Je l’ai trouvé mignon, donc… je me suis dit : “je suis célibataire, lui aussi, donc autant y aller” ». Floriane a 15 ans au moment de la scène qu’elle décrit [3]. À ses yeux, le fait de ne pas être en couple correspond alors à un véritable statut, le « célibat ». C’est dire si le fait d’être en couple revêt un caractère obligé. Lorsqu’on se « trouve mignon[s] », qu’on est de sexes différents, célibataires dans un même espace et reliés de façon lointaine par des connaissances communes, il semble aller de soi qu’on s’embrasse et qu’on noue finalement une relation, plus ou moins longue. Relativement longue dans le cas de Floriane et Jérôme, qui « sortent ensemble » depuis 2006. Floriane caractérise sa situation et celle de Jérôme en fonction de leur disponibilité conjugale respective, révélant qu’elle considère cette dernière comme un élément important de leur définition sociale. Le couple apparaît, en creux, comme une dimension normale, voire incontournable, de la vie à 15 ans. Si les jeunes se projettent souvent dans une vie future faite de maris, de femmes et d’enfants, dans l’immédiat ils visent le couple en soi. Lorsqu’ils souhaitent une « relation sérieuse », ils ne l’imaginent pas nécessairement définitive ni devant déboucher sur la construction d’une famille. Le couple recouvre des formes variables, souvent brèves (quelques jours, quelques semaines), parfois longues (plusieurs années), comprenant le plus souvent des rapports sexuels génitaux [4]. Il est non cohabitant ou cohabitant.

8Contrairement aux jeunes vivant dans des cités d’habitat social dont la vie amoureuse doit être clandestine (Clair, 2008), et plus tôt que les jeunes des classes moyennes et supérieures plus souvent orientés dans une scolarisation plus longue, les jeunes ruraux des classes populaires font une expérience du couple plus ouverte et plus vite installée – que cette installation s’opère dans le cadre familial ou, dans un éventuel second temps, au sein d’un logement indépendant.

L’entrée dans la conjugalité, une expérience familiale

9À la campagne, en l’absence de lieux dédiés à la jeunesse (à l’exclusion de rares clubs de sport), le repli dans les maisons familiales, pour quelque activité que ce soit, est habituel. C’est pourquoi la rencontre amoureuse, qui se déroule le plus souvent au cours d’une fête entre amis ou à l’extérieur (au bord d’un lac, en boîte), est rapidement suivie d’une introduction dans les familles. Le petit copain ou la petite copine de quelques heures se retrouve immédiatement présenté-e comme tel-le, devient très vite le « beau-frère » ou la « belle-sœur » pour la fratrie. Le couple se construit dès lors dans les routines familiales et fait l’objet de surveillances diverses, dont la sexualité des filles est l’un des principaux objets. Notamment parce qu’en fait, c’est bien plus dans leur famille à elles que le couple est abrité. C’est donc aussi là que se font souvent leurs débuts dans la sexualité pénétrative [5].

10Entretien avec Jessica, 17 ans, BEP, réalisé en novembre 2008, à propos de sa première nuit avec son copain du moment : « Il a dormi là, parce que Marjorie et Jérémie [des amis avec qui Jessica et son copain avaient passé la soirée] ne nous avaient pas attendus… J’ai dit à ma mère qu’il ne pouvait pas repartir. On avait garé le scooter derrière la maison, mais j’ai dit que c’était Jérémie qui l’avait emporté [elle rit de sa dissimulation]. Elle ne voulait pas qu’on dorme ensemble. Alors dans ma chambre, il y a mon lit et le lit de ma petite sœur [4 ans] et il dormait avec elle. Et puis après quelques minutes, quand la lumière était éteinte, je lui ai dit de venir. Et… on a couché ensemble, première fois ».

11Jessica ment pour mettre sa mère devant le fait accompli : son copain couchera à la maison. La mère se laisse piéger tout en signifiant qu’elle ne cautionne pas totalement la ruse : la présence de la petite sœur, facilement contournable, indique que l’approbation maternelle n’est que partielle. D’une façon générale, la sexualité des filles est autorisée par leurs pairs et par leurs parents, mais elle doit être encadrée et se dérouler au sein d’un couple et sous le regard familial (Clair, 2010). Les premières nuits en présence d’une sœur ou de l’autre côté de la cloison de la chambre parentale sont fréquentes. Elles révèlent l’exiguïté des logements mais aussi un cadre de surveillance et l’imbrication du jeune couple dans les familles, qui ne cesse de se renforcer lorsque celui-ci survit aux premières nuits.

12Cette imbrication ne va pas, bien sûr, sans poser de problèmes. Elle contraint les mouvements et l’intimité des partenaires et donne naissance à des liens qui excèdent le lien amoureux, jusqu’à entrer en concurrence avec lui. Les exemples sont nombreux qui disent les jalousies envers tel membre de la famille déviant l’attention du ou de la partenaire. Plus globalement, un ensemble d’échanges se mettent en place, qui signalent l’intégration progressive du couple au sein de l’espace familial (tel garçon « fait du bois » avec le père de sa copine, telle fille « fait les magasins » avec la mère de son copain) et sont aussi source de conflits.

13En témoigne l’entretien avec Floriane, bac pro, réalisé en août 2008, à propos de la différence de traitement que sa mère ferait entre son petit copain, Jérôme, et celui de sa sœur Laura, 20 ans : « Jérôme, il est plus jeune qu’Arnaud et… alors quand y’a quelque chose à faire, c’est toujours Jérôme … parce que ma mère, elle est trop petite pour attraper la friteuse : “Jérôme, viens descendre la friteuse”, “Jérôme, mets la table”, “Jérôme, tonds la pelouse”, et Arnaud, rien ! Elle lui demande rien ! Alors je fais : “c’est pourquoi ? c’est parce qu’il a 23 ans, t’as peur de lui ?”, je fais : “pourquoi tu lui demandes rien ?” Elle me fait : “oui, mais il bosse, machin” ; je fais : “oui, mais est-ce que, quand il vient à la maison, il paye quelque chose ? il vient tous les soirs de la semaine, et est-ce qu’il paye quelque chose ? non, alors qu’il travaille. Jérôme, il travaille pas, c’est sûr, il va pas payer quelque chose”, mais je fais : “en échange, il te rend des services, alors qu’Arnaud, il est là, il mange tous les soirs ici, il dort ici, et il te fait rien en échange, quoi. Il t’aide pas à faire quoi que ce soit, alors je comprends pas”. Et ça, ma mère, elle fait : “oh, c’est pas ton problème” ».

14Jusqu’à leur départ, en novembre 2008, Laura et Arnaud ont vécu très régulièrement avec Floriane et Jérôme dans la maison familiale. Les garçons se sont établis pour les week-ends et les vacances dans les chambres mitoyennes de Laura et Floriane et y restaient parfois alors que ces dernières étaient à l’internat. La cohabitation a duré plus d’un an. Arnaud, plus âgé, titulaire d’un CDI dans une entreprise de fosses septiques, grand et baraqué, impressionnait Jérôme, plus jeune, plus frêle, déscolarisé et sans emploi, et s’attirait les bonnes grâces de la mère, régente de la vie domestique. Tout dans le comportement et la relative aisance financière d’Arnaud agaçait Floriane, et le lien privilégié d’Arnaud avec Jérôme faisait obstacle à son envie d’exclusivité avec ce dernier. Elle soupçonnait sa mère de faire en sorte que tout plaise à Arnaud pour être débarrassée au plus vite de la charge financière que constituait pour elle la présence de Laura, 20 ans, dans la maisonnée. Mes visites répétées ont pu confirmer ce soupçon, ainsi que la rapidité avec laquelle le départ de Laura et Arnaud s’est opéré. Lorsque la cohabitation dure, c’est-à-dire lorsque le couple dure, les transactions économiques, les inégalités de traitement, les sentiments d’injustice et les disputes s’accumulent pour rendre parfois intenable l’atmosphère, débouchant sur la rupture du couple ou son installation ailleurs. Celles-ci redoublent alors une logique propre à la conjugalité et à la sortie de l’enfance, d’autant plus précoce que les études sont courtes.

L’installation dans une conjugalité presque indépendante

15Entretien avec Pierre, 19 ans, menuisier, en couple avec Camille, 17 ans, BEP, réalisé en septembre 2009 au domicile des parents de Pierre : « On s’était renseigné sur Internet, comme ça, parce qu’on s’est dit qu’on voulait se mettre en ménage tous les deux. […] On s’est dit : pourquoi pas ? Et on s’est lancés. Ça fait pas si longtemps que ça. […] Si on a un appart’ après, on pourra discuter et tout, plus librement. Là, on dit des trucs, mais moins que… On peut pas dire les trucs qu’on veut, quoi. […] On sait qu’on pourra compter sur l’un ou sur l’autre. Et comme ça, on pourra y arriver. On s’est dit tout de suite […] : s’il y en a un qui flanche et que l’autre, il assume tout, ça sert à rien. Donc, on s’est dit tout de suite qu’au début, ça va être dur, c’est sûr que ça va être un peu dur. Ou si ça se trouve, ça va être facile, mais bon… ça va pas être évident. Et puis, on s’est dit franchement que si on arriverait, ça serait impeccable. Et qu’on serait fiers de nous. Après, on pourra se dire : on a réussi, on est libres de faire ce qu’on veut, aller où on veut, rentrer à l’heure qu’on veut. C’est ça qu’est bien. Ça sera déjà une belle étape de faite. […] On s’est dit tout de suite que si on prenait des trucs, des décisions, c’est à deux, quoi. C’était pas tout seul. Si on faisait un truc, c’est à deux, ou alors ça servait à rien qu’on se mette ensemble, qu’on se prenne un appart’ ensemble. […] si Camille rentre tard, admettons pour ses études ou quoi que ce soit, je sais que c’est moi qui irai [faire les courses] en attendant. Et si c’est vice versa, ça sera vice versa ».

16Floriane s’était dit « autant y aller » pour embrasser Jérôme le jour de leur rencontre. Pierre et Camille se disent « pourquoi pas [la mise] en ménage ? » Dans les deux cas, c’est une avancée dans un cursus honorum vers la vie adulte qui est exprimée. « Réussir » l’installation est une source de fierté : « ça sera une belle étape de faite ». Pierre oscille entre le futur et le conditionnel : tout son propos est semé de doutes concernant le succès d’une entreprise qui lui paraît quelque peu démesurée, il pense que « ça va être un peu dur ». Notamment parce que l’appartenance aux classes populaires se caractérise par une expérience précoce de la contrainte financière, précédant de longtemps l’âge adulte. Alors qu’il n’a jamais vécu en dehors de chez ses parents et qu’il débute sa vie amoureuse, Pierre est très conscient de toutes les difficultés matérielles dans lesquelles sa prise d’indépendance va le plonger. Parce qu’il est depuis longtemps associé au règlement des difficultés matérielles de ses parents [6]. Certes, l’accès à un logement est pour lui possible : il a un emploi, une voiture (étape cruciale de la prise d’indépendance à la campagne), et les tarifs des loyers dans sa région sont relativement bas [7] lorsqu’ils sont combinés à l’obtention d’aides sociales [8]. Mais la possibilité de cette première indépendance (quasiment impensable en milieu urbain) le met aussi face à l’injonction de la souhaiter, et de la réussir.

17La gravité de la décision n’inclut pas seulement des considérations d’ordre financier. Se « mettre en ménage », c’est sortir de la famille, de ses contrôles mais aussi de ses médiations, voire de ses protections. Ce que Pierre anticipe, c’est la plongée dans la solitude du couple, d’où l’importance d’une solidarité fondée sur la réciprocité, susceptible d’être mise à mal par des logiques dépassant le désir d’être à deux. Il ne parle bien sûr pas de domination masculine, il n’envisage d’ailleurs pas que ce soit en termes d’asymétrie entre les sexes que son projet de départ risque de s’abîmer. Pourtant, dans les faits, l’installation met au jour des inégalités de ressources, renforce la peur de perdre l’autre et conduit à des prises de pouvoir répétées et, en réalité, à une distribution inégale du pouvoir.

18Journal de terrain, mars 2009 : cela fait plusieurs semaines que je n’ai pas pu me rendre dans la Sarthe, Laura m’a envoyé un texto pour me demander de mes nouvelles ; je décide de l’appeler en pensant que ce sera court, comme toujours avec elle. Finalement, la conversation dure plus d’une heure ; je prends des notes, je sens rapidement que quelque chose ne va pas. Après plusieurs fausses pistes, Laura finit par faire allusion à des violences qu’Arnaud lui ferait subir depuis quelques semaines : « Il n’est pas du tout pareil qu’avant qu’on ait l’appart’ » (ce qu’elle m’avait déjà dit, lorsque je leur avais rendu visite au mois de janvier). Je lui demande d’expliciter : « Il est moins attentionné », « le soir, il reste assis sur la banquette », « on ne sort plus ; l’autre jour, on est allés au ciné, ça fait des mois qu’on n’y était pas allés », « on s’engueule plus qu’avant… par rapport à ce qu’il a fait ».

19À ce moment-là, sa voix change : elle parle des disputes, ça a l’air dur, elle arrête de parler. Je lui demande : « Tu as un peu peur ? » ; elle répond « oui », elle dit que quand il est en colère, il « la pousse ». Je sens qu’elle a du mal à décrire. Je lui dis : « Il te fait mal », elle acquiesce. Elle dit que ça n’était jamais arrivé avant le mois de janvier (ils vivent ensemble depuis le mois de novembre précédent).

20Du mois de janvier au mois d’avril où Arnaud a fini par mettre Laura dehors, il l’a régulièrement frappée. Il ne me l’a pas caché, probablement coincé du fait de ma présence dans leur vie depuis leur rencontre, ne voyant pas en moi une juge très inquiétante de ses pratiques privées [9] et visiblement persuadé d’être dans son bon droit. Il avait deux principaux arguments : il payait « tout » (Laura était encore lycéenne, et sa mère avait fortement limité son aide financière depuis son départ) et il se sentait harcelé par les injonctions conjugales de Laura (être présent, parler, participer). Qu’elle fût une fille et lui un garçon ne faisait pas partie de ses arguments ; c’est pourtant cette différence qui expliquait une grande partie de leurs désaccords et qui « autorisait » son comportement.

21Si les cas de violence physique ne sont pas la règle, et si cette dernière peut survenir avant l’installation indépendante (elle est fréquente dans les récits de filles, y compris lorsqu’elles décrivent des relations très courtes et alors même qu’elles s’efforcent d’en relativiser la gravité dans leur discours), elle fait néanmoins partie des risques de l’installation. D’ailleurs, la mère de Laura, pourtant désireuse de voir sa fille voler de ses propres ailes, la redoutait. Les premières semaines, elle était inquiète?(sa fille aînée avait connu le même scénario). Mais lorsque Laura a fini par lui en parler, sa mère a refusé toute discussion et rejeté sa demande de rentrer au domicile familial pour fuir le domicile conjugal, arguant du fait qu’elle devait « régler ça toute seule » et « rester chez elle », quoi qu’il lui en coûtât.

22Cet exemple, parmi d’autres, met en évidence deux choses. En premier lieu, même lorsque les jeunes s’installent dans un logement indépendant, la famille reste présente dans leur vie quotidienne : ils font régulièrement des allers-retours entre les deux domiciles, bénéficient d’aides matérielles (un peu d’argent pour faire les courses, la prise en charge de lessives ou autres services) et donnent souvent leur clé à leurs parents. La famille continue également d’être présente en ce qu’elle les a socialisés à certaines formes d’organisation conjugale qui mettent en leur centre une différence hiérarchisée des sexes, en lien avec la sexualité, la répartition du travail domestique et le pouvoir de décision individuel et conjugal.

23Si l’entrée dans la vie de couple, a fortiori lorsqu’elle s’accompagne d’une installation indépendante, suscite des surprises et des désagréments, elle est aussi préparée en amont, dans la famille principalement. Enfin, ce que cet exemple montre, c’est la permanence de rapports sociaux de sexe dans l’apprentissage de la vie conjugale dans les années 2000. La violence physique en est un extrême (dont je répète qu’il n’est pas rare), mais d’autres manifestations plus banales sont observables : une fois en couple, des filles jusque-là plutôt libres de leurs faits et gestes dans l’espace public, y compris en matière de sexualité (relativement à d’autres populations et d’autres époques), font l’expérience d’une coupure, certes préparée en famille mais néanmoins inédite, entre leur vie d’avant et leur vie à deux.

24Brutalement, elles doivent rendre des comptes concernant leur mobilité et leur sexualité ; leur copain leur impose des interdits (ne pas sortir seules, ne pas boire, ne pas fumer) et des obligations (s’occuper du travail domestique). Si l’argument de l’autorité masculine est aujourd’hui quelque peu érodé, la norme égalitariste ayant fait son chemin dans l’ensemble de la société, il n’a néanmoins pas disparu et la justification de l’asymétrie continue de s’appuyer sur des inégalités matérielles, en termes notamment de dépendance financière (les filles étant plus jeunes dans la majorité des cas, et donc sans ressources).

25***

26Les récits rapportés dans cet article montrent que l’entrée dans la conjugalité s’opère dans une tension entre un désir très fort et un décalage souvent grand entre les attentes des jeunes et leur réalisation, d’autant plus marqué qu’ils sont conscients des contraintes sociales pesant sur leur avenir.

27Ceci dit, les premières expériences, qu’elles soient limitées à un flirt de quelques jours ou qu’elles donnent lieu à une installation indépendante, n’éteignent pas le désir de couple, parce que la rupture est possible, et fait même partie de l’expérience conjugale en tant que telle.

28Les filles rompent plus souvent, probablement parce que leur désir est encore plus grand : on compte sur elles, depuis l’enfance et depuis des générations, pour garantir le lien conjugal ; et parce que leurs attentes sont souvent encore plus déçues, l’expérience du couple étant une expérience renouvelée de la domination masculine. Mais elles sont sommées de réussir, et finalement les garçons aussi – même si la responsabilité de ces derniers dans ladite réussite est moindre. D’autant que les filles ont désormais le droit de renouveler l’expérience. Elles se disent qu’elles « trouveront le bon » partenaire un jour.

Notes

  • [1]
    C’est-à-dire que leurs parents sont ouvrier-ère-s, saisonnier-ère-s, petits agriculteur-trice-s ou employé-e-s, et/ou qu’eux/elles-mêmes occupent des emplois similaires lorsqu’ils ne sont pas scolarisés.
  • [2]
    Tout au long de l’article, l’âge mentionné correspond à l’âge de l’enquêté-e au moment du recueil de ses propos.
  • [3]
    Ce récit a été confirmé par Jérôme, interrogé séparément.
  • [4]
    Même si, pour l’ensemble de la population, c’est le flirt qui, depuis une quarantaine d’années, détermine le passage au couple et qu’il peut suffire à fonder la conjugalité, particulièrement bien sûr pour les plus jeunes (Lagrange, 1998).
  • [5]
    Michel Bozon montre qu’il s’agit d’une tendance statistique générale et parle de « domestication des premiers rapports » (Bajos et al., 2008, p. 133).
  • [6]
    Respectivement couvreur et agente de propreté dans la grande distribution ; ils ont tous deux 46 ans.
  • [7]
    Autour de 300 euros pour un appartement d’environ 40 mètres carrés dans le bourg.
  • [8]
    L’Aide personnalisée au logement (APL) peut s’élever, dans le cas de Pierre (en CDD depuis quelques mois, payé au Smic) et Camille (lycéenne, sans ressources) à 200 euros.
  • [9]
    Contrairement aux garçons de cités qui se savent a priori suspectés de violence envers les filles, notamment face à une interlocutrice blanche, venue de Paris.
Français

Résumé

À partir d’une enquête ethnographique de près de trois ans dans des villages sarthois, l’article présente des récits d’entrée dans la vie conjugale de filles et de garçons ayant entre 15 et 20 ans et appartenant aux classes populaires de cette région rurale. Le récit des jeunes est linéaire, il est tendu vers une réalisation toujours plus aboutie, les conduisant vers l’âge adulte. De la rencontre à l’éventuelle installation indépendante, il comprend néanmoins des portes de sortie à chaque étape : parce que la réalisation du couple doit répondre à de nombreuses attentes que l’expérience matérielle contrarie souvent, et parce que la rupture en tant que telle fait désormais partie de l’apprentissage conjugal.

Bibliographie

  • En ligneBajos N., Bozon M., Beltzer N. et équipe de l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF), 2008, « Sexualité, prévention et rapports sociaux de sexe au fil de la vie », Médecine/sciences, n° 24 spécial « Femmes et sida », p. 24-32.
  • Bajos N. et Bozon M. (dir.), 2008, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La Découverte.
  • Clair I., 2008, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, coll. « Individu et société » ; 2010, « Des filles en liberté surveillée », in Blanchard V., Revenin R. et Yvorel J.-J. (coord.), Jeunes, jeunesse et sexualité. XIXe-XXIe siècles, Paris, éd. Autrement, p. 321-329.
  • En ligneLagrange H., 1998, « L’invention du flirt ou le sexe apprivoisé », Revue française de sociologie, vol. 39, p. 139-175.
  • Schwartz O., 1990, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, Presses universitaires de France (Puf), coll. « Quadrige ».
  • Segalen M., 2006, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, coll. « U sociologie ».
Isabelle Clair
Sociologue, chargée de recherche au CNRS, au sein du laboratoire Cresppa-GTM (UMR 7217, CNRS, Paris 8), elle travaille sur l’entrée dans la sexualité et la conjugalité des jeunes. Elle a publié Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, (2008) et a consacré un article au monde rural : « Des filles en liberté surveillée », in Véronique Blanchard, Régis Revenin et Jean-Jacques Yvorel (coord.), Jeunes, jeunesse et sexualité. XIXe-XXIe siècles, Paris, éd. Autrement, p. 321-329 (2010).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/06/2011
https://doi.org/10.3917/inso.164.0053
Pour citer cet article
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