1Depuis près de cinquante ans, une multitude de groupes, syndicats et associations défendent des pratiques agricoles respectueuses des humains et de l’environnement contre le modèle dominant d’une agriculture productiviste. Malgré ses limites désormais avérées, celui-ci continue d’être favorisé par les politiques nationales et européennes, les lobbies de l’agro-industrie et le syndicalisme agricole majoritaire.
2Depuis plus de trente ans, le processus de modernisation de l’agriculture en France montre ses limites, tant sur le plan social que sur le plan écologique. Pourtant, la critique des effets négatifs de cette modernisation, critique portée de longue date par les agriculteurs alternatifs, peine à stopper l’hémorragie démographique qui touche le monde agricole et la dégradation parfois irréversible des ressources naturelles.
3En France, l’histoire des mouvements agricoles alternatifs est liée à celle des effets néfastes de la mise en œuvre d’une agriculture intensive après 1945. Plus précisément, après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de pénurie alimentaire (les tickets de rationnement seront maintenus jusqu’en 1949), la frange moderniste des agriculteurs participe, dans le cadre d’une cogestion avec l’État, à la mise en œuvre d’une politique de modernisation de l’agriculture. Cette dernière s’incarne en particulier dans les lois d’orientation agricole des années 1960-1962, pilotées du côté des agriculteurs par le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) créé en 1956 – devenu aujourd’hui Jeunes agriculteurs (JA) – et rejoint par la suite par un autre syndicat, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) créée juste après la guerre (Alphandéry, Bitoun et Dupont, 1989).
4Soucieux de rompre avec la vie « routinière » de leurs parents, mais aussi de maintenir une agriculture « à taille humaine », de jeunes agriculteurs, notamment ceux formés à la Jeunesse agricole catholique (JacAC), ont ainsi participé à la mise en œuvre de modes de production agricole modernes et de type familial. Cependant, progressivement et en particulier avec la construction agricole européenne et la mise en place de la Politique agricole commune (Pac), le projet solidariste de ces jeunes agriculteurs s’effrite devant l’avènement d’un modèle unique de production, basé sur la survalorisation de la dimension technico-économique de l’activité agricole. C’est le début de ce que l’on appelle le productivisme, qui a commencé à être largement décrié à partir des années 1990. En valorisant une simplification des agro-écosystèmes, il soutient une agriculture qui utilise massivement la chimie (engrais et pesticides) et les machines agricoles, une agriculture technicienne qui cherche à s’affranchir à tout prix des cycles de la nature (Deléage, 2004).
Une histoire des mouvements agricoles alternatifs en France
5Dès la fin des années 1950, certains agriculteurs avaient commencé, au sein du syndicalisme agricole modernisateur, à remettre en cause le processus de modernisation de l’agriculture et l’élimination des petits producteurs. Il s’agissait en particulier des agriculteurs du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef). Un peu plus tard, à la fin des années 1960, ils ont été rejoints par d’autres agriculteurs, en particulier ceux qui, au sein du mouvement des Paysans travailleurs, prônaient la construction d’un syndicalisme de classe en rupture avec l’idée d’unité paysanne et qui ont finalement constitué le cœur de la « nouvelle gauche paysanne » (Martin, 2005). Dans les années 1970, dans l’ouest de la France en particulier, c’est-à-dire là où la modernisation de l’agriculture a été particulièrement importante – notamment avec le développement des productions hors sol (Canévet, 1992) – la nouvelle gauche paysanne rencontre d’autres mouvements critiques du productivisme agricole, notamment le mouvement écologiste. Il s’agit par exemple de la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB), créée dès 1958, ou de l’association Eau et rivières de Bretagne, créée en 1969. Il s’agit aussi du mouvement antinucléaire, une composante de la nébuleuse écologique, qui s’incarne entre autres dans le combat mené contre la centrale de Plogoff entre 1978 et 1981. Plus globalement, une dynamique syndicale et associative agricole et rurale, se situant à la croisée de préoccupations écologiques et sociales, émerge en milieu rural dans les années 1970-1980. Cette dynamique regroupe différentes traditions, celle liée à la constitution de la nouvelle gauche paysanne et celle liée plus globalement au mouvement associatif : associations écologistes et associations de développement et d’éducation populaire, comme les Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam) [1] ou l’Association de formation et d’information pour le développement d’initiatives rurales (Afip) [2]. Ces différentes traditions alimentent le développement d’expériences de terrain alternatives au modèle agricole dominant.
6Ainsi, comme l’écrit Serge Cordellier (2008, p. 224-225) : « Les expériences de terrain émanent soit de “néoruraux” […], soit de paysans en reconversion, soit encore de nouveaux paysans choisissant d’emprunter des sentiers non battus. Beaucoup d’initiatives bénéficient de l’expérience acquise par des militants dans les organisations syndicales ou de développement […] ou de jeunesse (MRJC – Mouvement rural de jeunesse chrétienne) » [3].
7Toutes ces initiatives connaissent un début de reconnaissance dans les années 1980, à la suite de l’arrivée de la gauche au pouvoir, notamment grâce à la tenue des États généraux du développement agricole (EGDA), organisés par le ministère de l’Agriculture en 1982. L’objectif de ces États généraux, initiés par Édith Cresson, alors ministre de l’Agriculture, était de réfléchir, de la base au sommet, à la diversité des modes de production agricole. Ils permettront finalement la reconnaissance officielle de cette diversité, renforcée par un début de consolidation des démarches alternatives au cours des années 1980. Cette consolidation s’est, entre autres, traduite par la légitimation de l’agriculture biologique par la loi d’orientation agricole du 4 juillet 1980, ainsi que par la naissance de nombreux groupes et réseaux : création en 1982 et en 1984 des premiers groupes qui constitueront dix ans plus tard le Réseau agriculture durable (voir infra), émanation dans l’ouest de la France de la Fédération nationale des Civam (Deléage, 2004), ou encore création en 1984 de la Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear) qui deviendra, après la création de la Confédération paysanne [4] en 1987, l’organisme de développement de celle-ci. La consolidation des agricultures alternatives passe également par leur institutionnalisation progressive, mais partielle, au cours des années 1990, institutionnalisation qui contribuera en même temps à une forme d’instrumentalisation de ces dernières.
L’instrumentalisation des agricultures alternatives
8Dans les années 1990, dans un contexte de développement de la crise environnementale, de scandales sanitaires (crise de la vache folle, poulet à la dioxine, etc.) et de poursuite de l’érosion démographique chez les agriculteurs, le mouvement critique du productivisme agricole acquiert une nouvelle légitimité. Cette dernière s’inscrit plus globalement dans la prise de conscience des problèmes environnementaux au niveau international, consacrée par la tenue en juin 1992 de la conférence de Rio sur l’environnement et le développement, qui entérine la nécessité de mettre en œuvre un développement durable à l’échelle planétaire.
9C’est dans cette perspective nouvelle qu’en Europe, la Pac est réformée, en 1992, et que pour la première fois, des mesures agri-environnementales sont mises en place et accompagnent la poursuite du processus de modernisation de l’agriculture européenne. En 1999 et en 2003, d’autres réformes maintiennent cette prise en compte de l’environnement dans l’agriculture. En France, la mise en application des réformes successives de la Pac lance un nouveau débat sur les fonctions environnementales de l’agriculture. Par ailleurs, la mise en œuvre, à l’issue de la réforme de la Pac de 1992, des Plans de développement durable (PDD), puis des Contrats territoriaux d’exploitation (CTE), dans le cadre de la loi d’orientation agricole de 1999, aurait pu être l’occasion de renouveler le contrat social entre l’agriculture et la société. Mais, sous la pression du syndicalisme agricole majoritaire et des lobbies agro-industriels, aucune réorientation significative de l’agriculture n’est décidée en France. Ainsi, le budget alloué aux mesures agri-environnementales est resté très faible par rapport aux aides attribuées au soutien de l’agriculture intensive. Par ailleurs, ces mesures ont souvent été pensées dans une perspective très technicienne, sans approche globale du fonctionnement de l’exploitation agricole et sans intégration de la dimension sociale de l’activité agricole, alors que la mise en œuvre d’une agriculture durable nécessite précisément une véritable articulation entre les fonctions économique, sociale et environnementale de l’agriculture.
10Par ailleurs, on voit se développer un nouveau marché alimentaire qui se présente de manière quelque peu paradoxale. À côté du développement d’initiatives (voir infra) qui promeuvent un mode de consommation engagé (Dubuisson-Quellier, 2009), l’industrie agroalimentaire et la grande distribution mettent en place des niches de produits « de qualité » au milieu d’une alimentation issue de l’agriculture industrielle ou, encore, revisitent le terroir à leur manière. C’est le cas emblématique de la Ferme du Sart, qui fait aujourd’hui du terroir et des producteurs locaux son outil marketing alors qu’elle est, en fait, simplement un supermarché (Jacquiau, 2010, p. 20) : « Située à Villeneuve-d’Ascq, en plein cœur de la métropole lilloise, sur un domaine de 15 hectares, elle [la Ferme du Sart] est une exploitation agricole d’un genre nouveau. On y trouve des ateliers de bricolage et de dégustation, des animations, une piscine de paille pour les enfants. Et l’on y parle de “nature”, de “terroir” et même de “circuits courts”. Le visiteur peut errer dans le “parc animalier” et se perdre dans le labyrinthe de maïs – garanti sans faucheur volontaire –, sans pour autant oublier de pousser son Caddie dans les travées de ce nouveau temple de la surconsommation. Car, avec ses dix mille clients mensuels, “la ferme” est avant tout un supermarché ! »
Unité et diversité des agricultures alternatives
11Comment décrire aujourd’hui les agricultures alternatives ? Ont-elles un projet commun ? Comment les différencier ? En ce début de XXIe siècle, on trouve de très nombreuses initiatives qui peuvent être regroupées sous le terme d’agriculture alternative. Portées, à l’origine, par le syndicalisme agricole critique de la modernisation de l’agriculture, ces initiatives sont aujourd’hui largement soutenues par le mouvement associatif. On compte parmi elles toutes les démarches visant à mettre en œuvre une agriculture soucieuse à la fois des humains et de la planète. « Paysanne », « durable » ou encore « biologique », ces agricultures sont la preuve en actes de la possibilité de préservation d’une relation pérenne entre les sociétés humaines et la nature. Ainsi, pour ses défenseurs, engagés pour la plupart au sein de la Confédération paysanne, l’agriculture paysanne est une alternative à l’agriculture industrielle et à l’agriculture d’entreprise défendue par le syndicalisme agricole majoritaire (Collectif, 1994). L’agriculture durable est, quant à elle, pratiquée depuis plus de trente ans par des agriculteurs réunis au sein du Réseau agriculture durable (Rad), constitué en 1994 sous l’impulsion de deux groupes de développement promouvant une agriculture économe et autonome (ou durable) : le Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome (Cedapa), créé dans les Côtes-d’Armor en 1982, et l’Action locale pour un développement international plus solidaire (Aldis), créée en Mayenne en 1984. Les éleveurs de ce réseau associatif sont engagés dans des systèmes herbagers autonomes et économes (Deléage, 2004). L’agriculture biologique, enfin, en excluant l’utilisation de produits chimiques de synthèse, constitue un mode de production très exigeant sur le plan écologique et, lorsqu’elle se pratique dans des exploitations agricoles à taille humaine, participe au maintien des agriculteurs sur le territoire. L’agriculture alternative se définit donc, avant tout, comme un mode de production agricole qui s’oppose au projet purement technicien de l’agriculture intensive, recyclée depuis le début des années 1990 en agriculture raisonnée (Féret et Douguet, 2001 ; Collectif, 2009). C’est autour de ce positionnement que ces agricultures alternatives se sont regroupées, en 2001, dans le pôle Inpact (Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale) afin de remettre en cause le productivisme agricole et, selon ses membres, de porter le projet d’un développement agricole plus autocentré, plus autonome et économe. Ce pôle regroupe six réseaux agricoles et ruraux : l’Afip, le réseau des Associations de formation collective à la gestion (InterAFOCG), la Fadear, la Fédération nationale d’agriculture biologique des régions de France (Fnab), la Fédération nationale Civam et enfin le Rad.
12Par ailleurs, les agricultures alternatives contribuent souvent à recréer des liens avec les urbains en promouvant des circuits courts de distribution. Les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), dont le projet est lié à celui des agricultures alternatives, en constituent l’exemple type. Fondées sur un engagement mutuel d’achat/vente entre un groupe de consommateurs et un agriculteur, elles reposent sur la confiance et l’équité dans le cadre de rapports de proximité (Lamine, 2008). Ce type de démarche est né au Japon, dans les années 1970, avec l’apparition des premiers systèmes Teikei (« engagement de collaboration »), issus de la rencontre entre les mouvements de consommateurs organisés pour s’approvisionner en produits fermiers et l’Association japonaise d’agriculture biologique (Amemiya, 2007). Des expériences similaires se sont développées en Europe (Allemagne, Autriche, Suisse) au cours de la même période, puis ont été exportées vers les États-Unis sous le nom de Community Supported Agriculture avant de revenir en Europe. Toutes ces pratiques s’inscrivent dans un processus de relocalisation de la production et de consommation de proximité, qui s’oppose aux productions transportées sur de longues distances et parfois inadaptées à l’écosystème local.
13***
14Pour conclure, les alternatives aux effets négatifs du modèle agricole dominant (pollution des sols, de l’air et de l’eau, présence de produits chimiques dans la nourriture, transport sur de grandes distances, diminution continue de la population active agricole, etc.) existent. Et pourtant, ce modèle, nocif pour les humains et les écosystèmes, continue sa marche, entre autres grâce à sa reconversion en « agriculture raisonnée ». Le terme d’agriculture raisonnée est apparu en 1993 avec la création du réseau Farre (Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement) par la FNSEA et l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP). Ce réseau vise à conforter une agriculture technicienne dont on connaît bien aujourd’hui les limites et qui est aux antipodes du projet des agricultures alternatives.
Notes
-
[1]
Les Civam (à l’origine Centres d’information et de vulgarisation agricole et ménagère), nés dans les années 1950 à l’initiative d’instituteurs favorables à la vulgarisation agricole et à la circulation du progrès dans les campagnes, sont devenus, dans les années 1980, des lieux favorables au développement de la diversité des modes de production agricole.
-
[2]
L’Afip a été créée en 1980 par des responsables issus des divers courants de la gauche paysanne. Au départ, son objectif était de participer à la formation des agriculteurs et des ruraux en matière d’alternatives agricoles et rurales, par la circulation d’informations relatives à ces dernières. Elle a été, avec la Fédération nationale des Civam, à l’origine de la création de l’association d’édition d’information agricole et rurale qui publie la revue Transrural initiatives.
-
[3]
Le Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC) est un mouvement d’éducation populaire qui a succédé, dans les années 1960, à la Jeunesse agricole catholique en renouvelant ses objectifs (critique du modèle capitaliste dominant, etc.).
-
[4]
La Confédération paysanne, créée en 1987, réunit deux mouvements syndicaux : la Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP) créée en 1981, dans la mouvance des Paysans-travailleurs, plutôt proche du parti socialiste unifié (PSU), et la Fédération nationale des syndicats paysans (FNSP) créée en 1982, plutôt proche du parti socialiste (PS).