1Le progrès technologique, allié à la volonté de mettre en cohérence les sphères familiales, professionnelles et les aspirations personnelles, a fait naître – ou du moins progresser largement – le phénomène des néoruraux. D’après une enquête Ipsos réalisée en 2003 [1], ceux-ci représentaient alors 4,2 % de la population française des plus de 15 ans, soit deux millions de personnes, et leur part n’a cessé d’augmenter depuis. Ces citadins installés durablement à la campagne ont inversé le sens de la transhumance de leurs grands-parents, qui avaient nourri le flot de l’exode rural vers le Formica et les cinémas.
2Aujourd’hui, en chaque travailleur de la ville, ou presque, sommeille l’espoir de se mettre au vert en travaillant à distance grâce à Internet ou en effectuant des trajets rapides vers la ville. Pour autant, toutes les destinations ne bénéficient pas du même engouement. Les régions Bretagne, Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Rhône-Alpes se dégagent comme les points de chute préférés des néoruraux.
Petite histoire du phénomène
3L’installation de citoyens de la ville dans les campagnes remonte en réalité à l’après-1968, mais les motivations et les profils ont évolué et ne sont plus aujourd’hui tout à fait les mêmes. Après un pic autour de 1975, le mouvement d’installation des néoruraux a stagné et s’est maintenu tout au long des années 1980. Il a repris de l’ampleur depuis les années 1990, avec une population d’un genre sensiblement nouveau.
4Dans les années 1970, les arrivants se divisaient en deux groupes principaux. L’un s’inscrivait dans la mouvance du retour à la terre défini par Bertrand Hervieu et Danièle Hervieu-Léger. Pour le second groupe, composé en majorité d’étudiants plus ou moins en rupture, l’arrivée s’est faite un peu par hasard, par le bouche à oreille. Les deux groupes ont expérimenté des systèmes alternatifs, tenté l’expérience coopérative ou organisé des réseaux d’achat et de distribution informels (de vin, de riz complet…).
5Plus tardivement, un troisième groupe est apparu, en marge des deux premiers. De nouveaux arrivants, venus de diverses régions, ont commencé à installer des habitats en pleine nature, comme des tipis ou des roulottes, en Bretagne notamment.
L’exemple breton
6Aujourd’hui, dans cette région, les maisons sont pleines et il est devenu difficile de trouver un logement à louer. De nombreux jeunes se sont installés. Selon le recensement de 1999, dans le Centre-Ouest Bretagne, un tiers des nouveaux arrivants ont entre 25 et 39 ans, la moitié sont des femmes, 39 % ont un emploi et la moitié sont bretons. Il s’agit de personnes qui peuvent travailler à Brest, à Morlaix ou à Quimper et habiter dans les monts d’Arrée. L’usage résidentiel s’est largement développé, y compris les résidences secondaires. À ce titre, il serait plus juste de parler de néorésidents plutôt que de néoruraux.
7Malgré l’absence d’emplois dans la zone, la population jeune et en situation précaire, vivant du Revenu minimum d’insertion (RMI) ou de stages divers, est assez bien représentée.
8La population britannique y est également de plus en plus nombreuse, comme dans tout le Centre Bretagne. Dès la fin du XIXe siècle, Huelgoat est devenu un lieu de villégiature apprécié des Britanniques, qui étaient nombreux à se rendre en excursion dans les monts d’Arrée avec l’arrivée du train (1891). Aujourd’hui, cette commune de 2 100 habitants compte environ cent foyers britanniques en résidence permanente. Ces résidents sont à la recherche d’une certaine qualité de vie, centrée sur la famille, la nature, la sécurité et le calme. Beaucoup sont des acteurs économiques actifs travaillant dans l’immobilier, le commerce et l’hébergement en chambres d’hôtes.
9Parmi les néoruraux qui ont réussi leur intégration, bon nombre sont devenus des agriculteurs hors normes, pionniers de l’aventure de l’agriculture biologique ou raisonnée. Ils ont par ailleurs diversifié leur activité en se tournant vers l’hébergement à la ferme, et ont ainsi été à l’origine du tourisme vert. D’autres se sont orientés vers les métiers de la formation, qu’ils exercent en périphérie des monts d’Arrée, à Morlaix ou à Quimper. Très présents dans la vie publique, ils s’investissent activement dans les associations locales et sont largement représentés dans les conseils municipaux. Ces vingt dernières années, le nombre de paysans, de ruraux « historiques », n’a cessé de diminuer tandis que les néoruraux ont gagné en légitimité. La volonté des nouveaux venus d’aller vers les autres et de participer à la vie locale représente visiblement la principale condition d’intégration. Selon l’enquête Ipsos, aujourd’hui, plus d’un habitant de zone rurale sur deux exprime une attitude ouverte et non critique à l’arrivée de citadins dans sa commune.
10La désertification, le vieillissement de la population ainsi que l’urbanisation du mode de vie ont sans doute facilité cette évolution. Alors que, dans les années 1970, les nouveaux arrivants étaient vus comme des intrus par les habitants des petites fermes, aujourd’hui, leur installation passe pratiquement inaperçue. Le brassage est devenu la règle et la rupture entre les modes de vie s’est largement atténuée.
11Néanmoins, des différences de vue perdurent. Ainsi, depuis une dizaine d’années, agriculteurs traditionnels et néoruraux s’affrontent sur le devenir des monts d’Arrée. Tandis que, pour les premiers, l’espace rural est avant tout un espace de production selon la logique productiviste, pour les seconds, sensibles aux thèses écologistes et souvent investis dans des associations de protection de la nature, la production ne légitime pas tout, d’autant plus que le maintien d’un cadre de vie et la préservation des paysages sont rarement conciliables avec une activité agricole intensive. Ces deux groupes s’affrontent donc sur des sujets tels que les arasements de talus, qui entraînent la destruction du bocage, l’installation d’élevages hors sol ou encore la location de terres pour l’épandage du lisier.
12Les agriculteurs se présentent comme les vrais ruraux, les « historiques », et défendent leur légitimité en arguant du fait qu’ils ont hérité de leurs terres. Les néoruraux martèlent leur implication dans le territoire et leur reconnaissance du patrimoine naturel et culturel des monts d’Arrée qu’ils estiment reniés par les agriculteurs. D’une manière générale, quelle que soit la région concernée, on note également qu’une pratique telle que la chasse constitue un autre terrain privilégié de l’incompréhension, voire de l’hostilité qui peut s’installer entre les habitants traditionnels et les ex-citadins.
Une ébauche de portrait
13Selon l’enquête Ipsos, par rapport à la population nationale, le néorural se distingue principalement par sa jeunesse (46 % de ses représentants ont entre 25 et 34 ans, contre 19 % dans la population nationale) et par son appartenance à des catégories socioprofessionnelles modestes (pour 46 % d’entre eux, le chef de ménage est employé ou ouvrier). Les hommes ont tendance à être plus nombreux que les femmes (55 % contre 48 % au plan national). Contrairement à son aîné, le néorural du XXIe siècle, en plus d’un loyer abordable, accorde une grande importance au confort matériel ainsi qu’au cachet de la maison, à sa situation, à la présence ou non d’un jardin.
14Dans les années 1970, les difficultés de communication n’ont pas constitué un frein à l’arrivée de nouvelles populations. Depuis, l’amélioration du réseau routier a sans doute favorisé les arrivées et est devenue une condition indispensable à l’installation de nouveaux venus. À l’origine, les néoruraux étaient majoritairement des jeunes célibataires ou des couples sans enfant. Les néorésidents actuels migrent souvent en grande partie pour leurs enfants, pour leur offrir une qualité de vie autre que celle de la ville.
15Alors que les néoruraux pionniers contestaient le fonctionnement de la société et avaient la volonté d’expérimenter de nouveaux rapports sociaux, les actuels sont principalement en quête d’un ailleurs, d’un espace de liberté. Sur ce point, en définitive, les deux se rejoignent dans une même volonté de recherche d’un espace où réinventer la société. Depuis le début du mouvement, les motivations de l’installation s’appuient sur des valeurs (le respect d’autrui et de l’environnement) et des aspirations (la convivialité, la qualité de vie) apparemment communes.
16Néanmoins, le temps passant, et effaçant peu à peu la trace profonde des siècles de civilisation rurale, fait qu’une part des transfuges modernes de la ville sont peu familiers avec leur nouveau cadre de vie et ne sont pas nécessairement capables de s’adapter à la vie à la campagne. Certains peuvent voir dans le paysage qui les entoure un simple décor plus chatoyant que le béton, sans imaginer le saut culturel que représente leur choix. En outre, la vie quotidienne dans un bourg, un village, un hameau ou une maison isolée entraîne des modes de vie distincts : le portrait du néorural reste à étudier finement.
Note
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[1]
« L’installation durable de citadins à la campagne », enquête Ipsos/Conseil régional du Limousin, Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (Cnasea), réalisée entre novembre 2002 et mai 2003 auprès de 502 maires de communes rurales, 200 néoruraux, 266 habitants de communes rurales (moins de 2 000 habitants) et 430 citadins (villes de plus de 100 000 habitants). Ont été considérés comme néoruraux les Français de 15 ans et plus réunissant les caractéristiques suivantes : habitant actuellement une commune rurale de moins de 2 000 habitants, résidant dans cette commune depuis moins de cinq ans, ayant leur précédent domicile dans une commune de plus de 2 000 habitants et située à plus de 50 km de leur commune d’habitat actuelle. Enquête disponible sur le site Internet www.ipsos.fr