1Une enquête réalisée en Dordogne révèle que les nouveaux résidents installés dans les petites communes rurales de façon permanente ou ponctuelle cherchent, pour s’insérer dans la vie locale, à nouer des liens de voisinage en priorité avec les agriculteurs car ils les considèrent être, plus que les autres voisins, « des gens d’ici ».
2Phénomène majeur des sociétés à individus mobiles, les migrations résidentielles, qui concerneraient en France près de 10 % de la population chaque année (Debrand et Taffin, 2005) [1], provoquent un renouvellement démographique non négligeable des espaces à faible densité. Le solde migratoire annuel en espace rural s’élève ainsi à 0,8 % entre 1999 et 2006, taux identique à celui du périurbain alors qu’il est nul pour les pôles urbains [2]. Amorcé depuis 1975, ce retournement de tendance par rapport à la période de l’exode rural demeurait jusqu’alors peu visible en raison de la persistance d’un déficit naturel important dans les espaces ruraux éloignés. Or, depuis 1999, la population des espaces ruraux augmente désormais au même rythme (0,7 % l’an) que l’ensemble de la population française (Laganier et Vienne, 2009), et l’accélération de cette croissance « n’est que faiblement dépendante de la distance au centre d’une aire urbaine » (Mora, 2008, p. 26). Si, de surcroît, on considère, comme la grande majorité de ses habitants (85 %), que le périurbain se caractérise d’abord par ses « qualités rurales », on doit en conclure que la plupart des migrants élisent désormais domicile à la campagne (Bigot et Hatchuel, 2002).
3L’attractivité résidentielle des communes rurales à faible densité, relativement récente et assez inattendue, amène des couples et des familles dans des lieux où il est commun de penser que la vie sociale reste structurée par des relations d’interconnaissance. Dans quelle mesure le renouvellement démographique modifie-t-il ces modalités relationnelles ? Comment les nouveaux résidents s’intègrent-ils dans leur voisinage ? Lorsque leur choix est avant tout guidé par les aménités rurales du territoire, cela n’induit-il pas un désintéressement vis-à-vis des autres habitants au profit exclusif du cadre de vie ? Une enquête menée à propos des relations de voisinage sur deux communes rurales en Dordogne [3] visait à apporter quelques réponses à ces questions. Ce travail exploratoire, dont les résultats ont fait l’objet d’une publication (Banos et al., 2009), révèle notamment l’existence de personnes anonymes parmi les voisins de communes rurales à faible densité. Cela tendrait à accréditer la thèse selon laquelle la diversification sociale et fonctionnelle des campagnes s’accompagne d’une remise en cause des normes relationnelles préexistantes, et donc d’une accentuation potentielle des sources de tensions et de conflits.
4Le présent texte, tout en reprenant des éléments de cet article, apporte un éclairage complémentaire en évoquant une autre dimension de la relation de voisinage qui se superpose à l’existence de ces anonymes : le souci qu’ont la plupart des nouveaux résidents de nouer des relations avec les agriculteurs.
Une enquête en Dordogne, territoire rural patrimonialisé
Le voisinage des nouveaux résidents : le rôle de la visibilité sociale et physique
5Les nouveaux habitants ont choisi une commune rurale non pour un attrait vis-à-vis de la « pleine nature », si présente dans l’écologisation actuelle de la pensée commune, mais pour la campagne : « Nous avons décidé que nous préférions la campagne et le climat ici. C’est beaucoup plus agréable », annoncent ces résidents permanents britanniques à Razac d’Eymet. « Nous, on aime bien la campagne, on sait très bien qu’il y a des vaches, des poules », dit encore un résident secondaire originaire du Pas-de-Calais qui prévoit de s’installer définitivement dans cette propriété à l’heure de sa retraite.
6L’arrivée de résidents suscite interrogations de part et d’autre dans une collectivité somme toute assez restreinte, où l’interconnaissance régule encore sa structuration même si elle n’a plus l’emprise relevée dans les années 1950 par Henri Mendras (1974), notamment en raison de la mobilité actuelle qui permet d’être régulièrement présent en divers lieux (multilocalisation) et de s’inscrire dans plusieurs collectifs de personnes (multiappartenance). Bien que le relâchement de cette interconnaissance permette la présence d’individus anonymes parmi les villageois (Banos et al., 2009), son effectivité actuelle est toutefois perçue par certains nouveaux venus qui en mesurent aussi les obligations : « Quand vous arrivez, il faut aller dire que vous êtes là, aller dire bonjour aux gens : “ Je suis arrivée”, et puis après, quand on repart, il faut le dire aussi. Y’a des contraintes. Il faut faire attention de ne pas dire à untel quand vous repartez et pas le dire à un tel autre » (résidente secondaire, Sainte-Sabine).
7La plupart des nouveaux résidents entretiennent des relations avec plusieurs personnes du lieu-dit où ils habitent, plus rarement avec les personnes domiciliées dans une autre partie de la commune. Pour engager des échanges, ils semblent dépendants des occasions de rencontre physique que facilite la proximité matérielle de biens de propriétés, maisons, jardins ou parcelles de terre. En effet, le voisin peut être l’occupant de la maison d’à côté, mais également l’agriculteur qui habite plus loin mais qui travaille la parcelle jouxtant la résidence [4]. L’aménagement de l’espace renforce ou diminue cette proximité en rendant les déplacements plus ou moins visibles au regard des autres. C’est le cas de l’implantation des haies, du tracé des chemins et des routes, du retrait des habitations par rapport aux voies de circulation, des clôtures… et, aussi surprenant que cela soit, des équipements publics tels que les lieux de dépôt des poubelles : « John et Penny, là au-dessus, je ne les croise qu’à la poubelle. Je ne discute avec eux qu’autour de la poubelle », nous dit ainsi un agriculteur à Razac-d’Eymet. Les occasions de rencontre peuvent encore être suscitées par les rassemblements collectifs qui rythment la vie sociale de la commune (événements à l’école, fêtes, mobilisations…). Autant de facteurs qui favorisent la visibilité physique et sociale des personnes dont semblent dépendre les relations de voisinage des nouveaux habitants.
Ceux d’ici et ceux venus d’ailleurs, le récit d’une origine
8L’une des premières précisions donnée par les enquêtés, à propos des personnes qui habitent près de chez eux, tient à leur mode de résidence : sont-ils des résidents secondaires ou non ? C’est d’autant plus facile à repérer qu’il suffit d’observer les allées et venues devant les maisons, de regarder si les volets sont ouverts… Les intermittents eux-mêmes se sont présentés comme tels lors de l’enquête, en racontant les raisons et la période de leurs séjours. La référence géographique est ainsi présente, d’une façon ou d’une autre, dans le discours de toutes les personnes rencontrées, au point que rattacher les gens à un lieu, une région ou un pays, bref à un espace nommé, serait rien moins que saisir leur origine : « Ils sont du Nord », dit un résident permanent de Sainte-Sabine à propos des propriétaires d’une résidence secondaire ; « C’est un couple d’Anglais » ; « Ils sont de la contrée », nous dit-on également à propos de deux résidents permanents. Cette mention géographique ne précise pas toujours la nature des liens au lieu, lesquels, de fait, peuvent être divers (naissance, résidence, attachement filial…), car connaître la multilocalisation nécessite de connaître un tant soit peu l’histoire de la personne par le biais de sa territorialité. Quoi qu’il en soit, la précision de la nationalité ou de la (précédente) région d’appartenance –?qui peut être multiple?– construit une distinction centrale, au sein du voisinage, entre « ceux d’ici » et « ceux venus d’ailleurs ».
9Dans cette distinction, même si la mobilité géographique est aujourd’hui fortement valorisée, les « gens d’ici » [5] bénéficient d’un surcroît de considération ou, du moins, d’attention. Pour autant, il serait erroné de penser que « les gens venus d’ailleurs » sont systématiquement considérés comme des étrangers, des personnes qui questionnent par leurs référents culturels et leurs façons de se comporter avec les autres et dans l’espace. Ce sont des étrangers au coin, dans la mesure où leur histoire de vie – ou celle de leur parentèle élargie?– est pour une large part inscrite ailleurs ; mais si leurs pratiques de voisinage et leur participation aux événements locaux sont un tant soit peu intenses, les relations qu’ils peuvent alors nouer les amènent à s’insérer dans le maillage social local. Cela peut même être le cas pour certains résidents secondaires : « Quand nous remontons là-haut, on a des coups de fil d’ici disant : “quand est-ce que vous revenez, vous revenez bientôt ?” », (couple de résidents secondaires, Sainte-Sabine) ; « Nous sommes très amis avec les Parisiens. C’est une maison secondaire mais ils sont là depuis plus de quarante ans », (couple de résidents permanents, britanniques, Razac-d’Eymet). Ces deux familles vivent manifestement leur logement périgourdin comme une seconde résidence, alternante, et non plus secondaire (Perrot et La Soudière, 1998). Finalement, l’ancienneté de leur installation et la répétition de leurs séjours, bien que ceux-ci soient intermittents, rapprochent leur mode d’habiter de celui des résidents permanents.
Les agriculteurs : des sésames pour entrer dans la vie locale
10L’ensemble des personnes rencontrées dans le sud de la Dordogne mobilisent l’origine géographique en termes d’ici et d’ailleurs pour parler des individus qui occupent les maisons proches des leurs, tout en s’attardant sur les attachements à la localité, ouvrant dès lors, lorsque cela est possible, une autre histoire pour ceux qui viennent d’ailleurs. Parmi ceux qui sont d’ici, une catégorie est omniprésente : celle des agriculteurs. Non pas uniquement parce qu’elle est facilement repérable, les agriculteurs étant visibles lorsqu’ils travaillent, mais vraisemblablement parce qu’elle porte une valeur symbolique importante.
11« C’est un fils d’agriculteur et il travaille à la DDE, c’est le frère de J. D., qui est agriculteur aussi. On se connaît moins, mais on va dire qu’on n’a pas de mauvaises relations », (agriculteur, Sainte-Sabine).
12« La famille X sont des agriculteurs. (…) On avait un fermier qui venait couper l’herbe au départ quand on n’était pas là », (résident secondaire, Sainte-Sabine).
13« Le fils du fermier vient ici tous les lundis, je lui donne des cours d’anglais », (couple de résidents permanents britanniques, Razac-d’Eymet).
14À l’image de ces fragments, la mention « agriculteur » apparaît dans tous les témoignages, pour parler non seulement de ceux qui, aujourd’hui, exercent cette profession, mais pour évoquer également ceux qui l’ont été, qu’il s’agisse de parents ou, éventuellement, d’autres membres de la famille. Cette catégorie paraît à ce point importante que certains enquêtés préfèrent dire qu’un de leurs voisins n’est pas agriculteur plutôt que de préciser sa profession : « En bas, ce n’est pas des agriculteurs non plus, ils ont repris une ancienne ferme qui était à des agriculteurs et ils l’ont restaurée » (résident permanent, Sainte-Sabine). Les propriétaires récents peuvent tout aussi bien parler de fermier, sans faire de distinction, au risque de laisser penser que ces professionnels forment un groupe homogène. Est-ce parce qu’ils considèrent que ce « groupe » possède des manières différentes, voire spécifiques, d’entretenir des relations et de faire vivre la localité ?
15« Agriculteurs » et « gens d’ici » sont fréquemment synonymes, et la lecture en termes d’ici et d’ailleurs est tellement présente qu’elle peut remplacer la distinction entre agriculteur et non-agriculteur. Pour les résidents venus d’ailleurs, cette attention tient en partie aux premiers contacts établis lors de leur installation, notamment au moment de l’achat de la maison souvent vendue par un agriculteur, au moins pour les transactions réalisées jusque dans les années 1990. Tel est le cas de ces résidents secondaires qui ont noué des relations avec les propriétaires agriculteurs du gîte qu’ils ont loué plusieurs années, à Sainte-Sabine, avant de se décider à acquérir une résidence dans les environs :
16Enquêté : « Nous étions dans une ferme et nous sortions avec ces gens, ils nous ont introduits partout. On a été acceptés, introduits partout dans leurs relations. (…) Ils nous faisaient connaître, on avait l’impression qu’ils voulaient nous faire découvrir leurs relations, leurs amis.
17Enquêtrice : Ils vous ont présentés ?
18Enquêté : Tout à fait. Maintenant, à la limite, on connaît plus de monde ici que là-haut [Pas-de-Calais] ».
19Cette attention à repérer les agriculteurs, particulièrement soutenue chez la plupart des nouveaux résidents, montre qu’ils souhaitent investir leur lieu de résidence comme un lieu de vie sociale. Et cette vie sociale, qui mieux que les agriculteurs en connaît les normes de fonctionnement implicites puisqu’ils sont, pour ces nouveaux venus, les archétypes des gens d’ici ?
20« C’est des gens qui habitent là depuis des années, ils sont intégrés, donc ils connaissent certainement mieux que les autres personnes », (résidente secondaire, Sainte-Sabine).
21C’est ainsi que, naturellement, cette résidente s’est adressée à une agricultrice voisine pour avoir les coordonnées d’un médecin lorsque sa belle-fille, en vacances, a eu des problèmes de santé ou que cet autre, nouveau propriétaire, s’est enquis, également auprès de fermiers du voisinage, d’artisans pour rénover sa maison sans eau ni électricité.
22Cette identification privilégiée ne dit pas grand-chose des incompréhensions et malentendus potentiels et ne préjuge en rien de la qualité des futures relations. Mais elle incite à ne pas réduire la compréhension de la diversification sociale et fonctionnelle des campagnes aux seules logiques de conflits, même si ce niveau de lecture est incontournable au regard de certains enjeux.
23***
24L’enquête ayant été menée sur des communes à faible densité, il serait délicat d’en généraliser les résultats à des communes périurbaines, même si les familles qui élisent domicile dans ces dernières considèrent qu’elles habitent en zone rurale. À proximité de Montpellier, par exemple, l’activité agricole est génératrice de gênes importantes pour certains, mais source de bien-être pour d’autres (Candau et Nougarèdes, 2008). Les nouveaux résidents qui ont choisi pour habitat un cadre campagnard sont contraints à des déplacements quotidiens incessants : « Vivre dans le périurbain, c’est s’installer non seulement “à la campagne” mais “dans le mouvement” » (Donzelot, 2004). Ceci est encore plus vrai dans les communes éloignées des centres urbains. Peut-être ont-ils fait ce choix pour fuir l’incivilité qui les insécurisait dans les villes. Quoi qu’il en soit, il est probable qu’ils s’attachent alors à tisser des relations de voisinage pour se construire un environnement social de proximité qui leur permet de s’absenter sans s’inquiéter pour leurs enfants ou leur maison, allant notamment jusqu’à confier leurs clés aux voisins pendant les vacances. Parmi eux, certains ont acquis leur résidence pour la qualité des relations sociales et la convivialité, manifestant ainsi un réel souci de s’intégrer au maillage relationnel local. Tout comme les sujets de classe populaire se déclaraient favorables aux « grands ensembles » car ceux-ci leur offraient « quotidiennement l’occasion de côtoyer des catégories auxquelles ils aspirent, des raisons de croire qu’ils s’en sont rapprochés » (Chamboredon et Lemaire, 1970, p.18), les nouveaux résidents en milieu rural repèrent préférentiellement les agriculteurs pour se socialiser, par leur entremise, à la vie locale. Par ces autochtones, ils estiment pouvoir entrer pleinement dans le territoire de leur choix.
Notes
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[1]
Selon ces auteurs, le taux annuel d’emménagement en France était de 9 % en 1984 et de 9,8 % en 2002.
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[2]
Précisons que le solde migratoire est toujours inférieur au nombre d’emménagements réels.
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[3]
Ce travail participe à la recherche « Mixité sociale en espace rural » (2006-2010) qui bénéficie d’un financement de la région Aquitaine.
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[4]
« Notre voisin le fermier, quand il vient, il nous parle, il nous a même invités pour aller chez lui : “Venez chez nous”. Bon, on ne sait pas encore trop où ça se trouve, c’est loin mais c’est un très bon contact », (résidente secondaire, Sainte-Sabine).
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[5]
Le « ici » des uns n’est pas le même que celui des autres, et peut varier très sensiblement, parfois même au sein d’un même témoignage, du lieu-dit aux communes limitrophes, voire au canton.