CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Quelles sont les logiques qui animent les départements en matière d’action sociale ? Les différents acteurs font état de contraintes fortes liées à la législation et de possibilités de marges de manœuvre assez diversifiées selon les départements. Deux postures peuvent, dès lors, être identifiées : l’une « proactive » qui recherche des solutions innovantes d’action, et l’autre « légaliste » qui vise la conformité aux injonctions et l’efficacité sur le terrain.

2Fortement contrainte par la législation, le budget, la population locale et l’histoire, la politique d’action sociale des départements conserve – au travers de l’organisation et du partenariat – une certaine marge d’autonomie. C’est pourquoi, alors que les caisses d’Allocations familiales (Caf) partagent de nombreux champs de compétence avec les conseils généraux, la Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf) a souhaité analyser les modalités de construction de l’action sociale départementale. Les études existantes sur les dépenses sociales des départements avaient mis en évidence que si la richesse des départements, le taux d’urbanisation et la structure par âge de la population influent sur les masses financières engagées, ces facteurs ne suffisent pas à eux seuls à expliquer les différences entre les départements. Partant de l’hypothèse que, dans le cadre de la législation, une partie de cette disparité pouvait être liée aux caractéristiques de la population locale et à des choix politiques, il a paru intéressant d’essayer de saisir ces dimensions. Comment les départements construisent-ils leur politique d’action sociale ? Cherchant à appréhender des logiques d’action, l’étude dont nous rendons compte dans cet article a choisi une démarche monographique.

Une politique cadrée et encadrée…

3Les politiques d’action sociale sont l’objet d’un encadrement fort, qui joue en faveur d’une certaine homogénéité ou convergence entre les départements. Cet encadrement est lié en premier lieu aux lois et règlements nationaux. De très larges pans de l’aide et de l’action sociales sont étroitement prescrits. C’est le cas non seulement en matière d’aide sociale, qui pèse lourd dans les budgets affectés au « social » par les départements et qui s’apparentent à de vraies dépenses contraintes, mais également pour l’action sociale, avec de nombreuses règles précises. Les ressources des collectivités étant largement contraintes et dépendantes des dotations de l’État, rares semblent les collectivités qui, conformément au principe de faveur, accordent davantage que le socle minimal imposé par les textes législatifs et réglementaires en vigueur. Les directives et recommandations européennes peuvent également peser sur l’action locale : le Fonds social européen (FSE), avec des conditions d’octroi d’aides, favorise une certaine convergence de critères d’évaluation des actions, par exemple via l’attention portée à l’égalité hommes/femmes.

Méthodologie

Choisis pour leurs disparités sur la base d’indicateurs socio-démographiques et de dépenses (part des foyers imposables, part des moins de 25 ans, part des plus de 60 ans, dépense moyenne d’aide sociale par habitant), trois départements ont été étudiés : le Finistère, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle. Les investigations se sont déroulées à partir de l’analyse de documents concernant la politique sociale départementale (documents d’orientation et de planification, données sur le territoire et les politiques menées, règlement départemental d’action sociale et schémas départementaux en particulier) et d’entretiens semi-directifs auprès des responsables administratifs des thématiques solidarité, enfance-famille, insertion-lutte contre les exclusions, personnes âgées, handicapées. Les questions posées portaient sur leur analyse du territoire et de ses principales problématiques, les champs qu’ils distinguent, la manière dont ils les abordent, leur organisation pour remplir leurs missions, les difficultés identifiées, l’histoire passée, les problèmes émergents et la façon dont ils envisagent l’avenir.

4Outre ces éléments extérieurs aux départements, les pratiques des conseils généraux peuvent favoriser une certaine harmonisation. Ainsi, la participation d’élus et de techniciens locaux aux réflexions préparatoires aux textes de loi contribue à ce que ceux-ci intègrent les préoccupations des acteurs locaux et soient assez consensuels pour être appropriés de façon relativement uniforme. Par ailleurs, les échanges entre départements, au travers d’instances formalisées (Observatoire national de l’action sociale décentralisée, réseau Idéal [1], Observatoire national de l’enfance en danger, Assemblée des départements de France notamment), ou informels, entre homologues des départements de la région et au-delà, qui contribuent à arrêter des positions communes, sont motivés par la complexité et l’instabilité de la législation, qui justifie un partage d’expériences. Dernière, et non moindre, des sources de contrainte, les budgets non extensibles des départements invitent à rationaliser la dépense.

5Face à ces contraintes, on note une ambivalence au sujet des marges de manœuvre dans la conception et la conduite des politiques sociales. Spontanément présentées comme réduites, leur existence justifie toutefois la décentralisation. Aussi, des marges existent-elles sur le choix entre une gestion directe et une gestion déléguée de certains équipements, sur l’accent mis plus ou moins sur certains types d’actions, et de façon limitée – en raison du budget – sur les dispositifs complémentaires des prestations. Ces espaces de liberté semblent plus importants en matière d’enfance et d’insertion que de logement et de dépendance ; c’est en effet dans les deux premiers domaines qu’on rencontre des dispositifs qui se distinguent dans les trois départements. Par exemple, tout en affirmant se conformer à la loi du 5 mars 2007 sur la diversification des modes de prise en charge des enfants suivis dans le cadre de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), les trois départements divergent dans son application. En effet, l’un n’a pas encore accédé au stade de la mise en œuvre, un deuxième expérimente à petite échelle des accueils de jour quand un troisième a restructuré l’ensemble des unités d’accueil en petites structures réparties sur le territoire et met parallèlement l’accent sur la prévention en vue d’éviter le placement. Sur le secteur de l’insertion, bien que tous trois convaincus de l’articulation entre insertion sociale et insertion professionnelle, deux départements développent des dispositifs spécifiques sur l’insertion sociale quand le troisième mêle les dimensions au sein des actions. A contrario, concernant les prestations pour les personnes âgées et handicapées, les marges de manœuvre semblent plus étroites?: la réglementation nationale est particulièrement précise sur les modalités des prestations – allocation personnalisée d’autonomie (Apa) et prestation de compensation du handicap (PCH) – et leur gestion absorbe une grande part du temps des agents et des crédits affectés.

… soumise au contexte local…

6Les politiques locales sont dépendantes des caractéristiques de la population du territoire concerné : richesse, structure par âge de la population, taux d’urbanisation, étendue du territoire, densité de population, tissu industriel… influent naturellement sur les prestations versées et les besoins de soutien. Les études statistiques disponibles montrent ainsi que les caractéristiques socio-économiques de la population expliquent 75 à 85 % des différences observées entre départements en termes de montant des moyens affectés.

7Pour adapter au mieux leurs ressources en fonction des besoins, les départements investigués font état d’une nécessité de connaissances sur leurs administrés, d’une part, et d’évaluer leurs actions, d’autre part. Les élus, à partir des permanences qu’ils tiennent et des échanges avec leurs homologues, constituent ainsi des « capteurs » des attentes. Partenaires institutionnels ou associatifs sont également écoutés pour leur connaissance du « terrain », alertant les services (voire les élus) sur les besoins et difficultés repérés. Des données plus systématiques sont ensuite utilisées. Ainsi, l’analyse de l’activité, à l’aide du suivi des prestations versées, peut constituer une mesure des besoins (par exemple, la désaffection pour la partie hébergement en établissement de l’Apa est révélatrice de la préférence des personnes âgées pour le maintien à domicile). Ces analyses sont toutefois limitées par la performance des outils informatiques et des compétences statistiques, très variables selon les départements. C’est pourquoi, en complément, les conseils généraux sont amenés à réaliser, ou à financer, des études spécifiques sur les besoins de la population et sur l’adaptation et l’efficacité de leurs interventions.

… et héritière d’une histoire

8Limitant le pouvoir des équipes nouvelles, les politiques sociales passées influent sur les politiques actuelles. En premier lieu, les investissements antérieurs constituent une réalité avec laquelle doivent compter les politiques. Sur l’exemple du secteur des personnes âgées et handicapées, un sous-équipement sur un territoire contraint le conseil général, pour rééquilibrer l’offre, à construire massivement ; ce qui représente autant de crédits qui ne pourront pas être affectés à d’autres politiques ou à d’autres actions en faveur du même public ou d’un autre. Le résultat des politiques menées par les mandatures précédentes peut donc entraîner des phénomènes de rattrapage ou de compensation. Sur les dépenses de fonctionnement, et même si la logique est moins rigide, il est rare de voir de soudains revirements dans les subventions attribuées, créant ainsi une relative inertie des orientations. Enfin, la vigueur du tissu associatif, qui peut être appréhendée comme une réponse de la société civile à la politique locale, est une donnée de l’offre sociale, agissant comme entraînement ou accélérateur parfois, mais pouvant aussi déséquilibrer les interventions, en mettant l’accent sur un public spécifique, pour lequel la mobilisation est plus importante, ou sur une zone territoriale plus active.

Une mise en œuvre adaptée par l’organisation

9L’organisation administrative adoptée est variable d’un département à l’autre, et n’apparaît pas stabilisée : les trois départements investigués ont fait substantiellement évoluer leur organigramme ces deux dernières années. Ces changements traduisent vraisemblablement la recherche d’une adaptation à l’évolution de leurs compétences, depuis l’initiation de l’acte II de la décentralisation, vers une plus grande efficacité. Elle peut également être appréhendée comme le reflet d’une conception du rôle du conseil général en matière de politique sociale. Ainsi, dans un département investigué, les compétences en matière de logement ne sont pas traitées au sein de la direction Solidarité, mais au sein de la direction Aménagement et Habitat, qui gère donc les enveloppes FSL (Fonds de solidarité logement). Cette compétence apparaît en effet aux acteurs comme secondaire par rapport aux compétences logement des communes, d’une part, et par rapport aux autres compétences sociales du département, d’autre part.

10Identiquement, le mode d’intervention du conseil général, et en particulier son appréhension de la territorialisation, se lit souvent dans l’organigramme général des directions. Ainsi, dans deux d’entre eux existent deux grands blocs de directions : des directions thématiques et des directions territoriales. Dans ces dernières, le directeur de territoire est chargé de la mise en œuvre de l’ensemble des politiques publiques, en lien avec un élu désigné et des directeurs adjoints thématiques. Ce mouvement de territorialisation, qui traduit une volonté de rapprocher encore l’intervention de l’usager (aller plus loin dans la décentralisation), interroge parfois les services sur le maintien d’une cohérence départementale des politiques ; les projets sociaux de territoires peuvent alors être utilisés comme outils de cohésion et d’adaptation.

Un soutien : le réseau de partenaires

11Chef de file de l’action sociale, les départements ne peuvent assurer leurs missions sans le soutien d’autres acteurs associatifs et institutionnels. Tous trois font état, à différents degrés, de difficultés à animer un réseau partenarial, et certains mettent en œuvre des outils pour le faire fonctionner au mieux (conventions, groupes de travail, comités de pilotage, structures de coopération interinstitutionnelle). Les problèmes rencontrés sont assez classiques. Les territoires des différents acteurs ne coïncident pas : les uns ont une approche sectorielle par public ou problématique quand les autres ont une approche par dispositif, certains publics relèvent de la prise en charge de plusieurs acteurs sans qu’aucun soit identifié comme responsable. En outre, est mise en avant la méconnaissance réciproque des missions et projets des uns et des autres, l’absence de culture de partenariat, la fragilité de constructions partenariales fondées uniquement sur des relations interpersonnelles, la nécessité de l’instauration d’un pilotage pour les actions partenariales. Ces difficultés peuvent conduire à l’échec de certains dispositifs. Ainsi, un département étudié n’a pas réussi à mettre en œuvre les Commissions locales de lutte contre les exclusions (CLLE), en remplaçant les CLI (Commissions locales d’insertion), qui visent à coordonner les parcours des bénéficiaires du Revenu minimum d’insertion (RMI) avec l’ensemble des acteurs qui prennent en charge les allocataires. Engorgées par les demandes, ces instances ont été remplacées par des instances techniques internes au conseil général.

12Face aux associations, les conseils généraux hésitent entre deux postures : mettant en avant leur rôle de partenaire coconstructeur, ils les envisagent également comme de simples opérateurs financés par les institutions pour assurer la gestion déléguée des missions de service public. La vigueur du tissu associatif local est plus ou moins propice à la prise en compte des associations comme un acteur à consulter. Sur le secteur des personnes âgées et des personnes handicapées, la dimension participative des associations semble, dans les trois départements, plus affirmée que sur ceux de l’insertion et de l’enfance.

Le rôle parfois déterminant des élus politiques

13Tous les enquêtés mettent en relief le rôle qu’a joué un élu particulier dans la prise en compte d’une problématique spécifique. Leur sensibilité à une thématique, leur activisme en faveur d’une cause ont marqué certaines collectivités. Ainsi en est-il, par exemple, de la création d’un réseau de soutien aux parents adoptants sur proposition d’un élu lui-même père adoptif. Pareillement, un autre département a bénéficié d’un engagement d’une longévité remarquable d’un de ses élus en faveur de la prise en charge des administrés vieillissants de sa circonscription.

14Concernant la question de l’influence de l’appartenance partisane, on note une certaine ambiguïté de nos interlocuteurs. Peut-être en défense face aux attaques dont les élus sont souvent l’objet, l’impact des clivages partisans sur les politiques menées localement est souvent minimisé ; la gestion locale, ne tenant compte que des besoins locaux, serait « dépolitisée ». A contrario, les mêmes interlocuteurs peuvent citer des mesures « de gauche » (modulation tarifaire dans l’accès à un service en fonction des ressources) ou « de droite » (argumentation en faveur de politiques culturelles pour tous, pour ne pas être uniquement dans « l’assistance »). Les considérations électoralistes ou clientélistes sont déniées par les enquêtés ; selon eux, les besoins des habitants sont envisagés de façon « rationalisée », via les associations, les groupes militants et les citoyens reçus par les élus au cours de leurs permanences.

15L’organisation des services, l’articulation entre les élus et les responsables administratifs au sein du conseil général, les conditions de travail, qui sont liées aux convictions et façons de faire de l’équipe dirigeante, et du président du conseil général en particulier, conditionnent en partie l’implication des équipes sur le terrain et leur potentiel de création, de proposition et d’innovation.

16***

17Cette investigation, de faible ampleur, n’a pour seule ambition que de recueillir quelques éléments sur les modalités de construction des politiques locales, les contraintes et ressources des départements. Toutefois, on peut, semble-t-il, identifier deux pôles entre lesquels oscillent les départements, que ceux-ci soient une façon de (se re)présenter la politique conduite, ou qu’ils soient une réalité de la mise en œuvre. La première est une posture dite « proactive » qui permet de trouver dans la contrainte une source d’inspiration pour des idées, des solutions innovantes. Cherchant, pour tous les secteurs de leur intervention, les marges de manœuvre des dispositifs, cette posture invite à la création, à partir de contraintes étroites et d’une faible latitude financière. La deuxième est une posture plutôt « légaliste » qui consiste à se conformer, de la manière la plus efficace possible, aux nombreuses injonctions qui entourent l’activité des départements. Plus globalement, le manque de données d’observation au niveau national et de données de gestion et de pilotage au niveau local est frappant. Les conseils généraux font état de sérieuses difficultés à répondre aux besoins d’observation, et d’un réel déficit d’évaluation. De fait, la culture de l’évaluation ne semble pas encore ancrée et son préalable nécessaire, l’observation locale, fait souvent défaut. En vertu de quoi l’empirisme prévaut.

Note

  • [1]
    Association loi 1901 créée en 1985, le réseau Information sur le développement, l’environnement et l’aménagement local est une émanation de l’Andass (l’Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé des conseils généraux). Il anime des réseaux ou communautés professionnels en organisant des événements autour des meilleures pratiques et en mettant à disposition des adhérents un site Internet, avec forum de discussion et bibliothèque de documents notamment.
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Résumé

Quelles sont les logiques qui animent les départements en matière d’action sociale ? Si l’encadrement législatif semble jouer en faveur d’une homogénéité des pratiques, cet article vise à identifier les marges de manœuvre des départements. Il s’appuie sur une enquête monographique menée dans trois départements. Pour adapter au mieux leurs ressources en fonction des besoins, les départements investigués font état d’une nécessité de connaissances sur leurs administrés, d’une part, et d’évaluer leurs actions, d’autre part. Chefs de file de l’action sociale, les départements ne peuvent assurer leurs missions sans le soutien d’autres acteurs associatifs et institutionnels, bien que les difficultés soient importantes pour animer un réseau partenarial. Dans cet article sont identifiés deux pôles entre lesquels oscillent les départements : la première est une posture dite « proactive », laquelle permet de trouver dans la contrainte une source d’inspiration pour parvenir à des solutions innovantes ; la deuxième est une posture plutôt « légaliste » qui consiste à se conformer, de la manière la plus efficace possible, aux nombreuses injonctions qui entourent l’activité des départements.

Clémence Helfter
Conseillère technique recherche, Cnaf.
Rédactrice en chef adjointe de la revue Informations sociales et conseillère technique recherche (chargée d’études) au département de la recherche de la Direction des statistiques, des études et de la recherche (DSER) de la Cnaf depuis avril 2008. Ses domaines d’études à la Cnaf portent notamment sur l’évaluation de dispositifs expérimentaux, la décentralisation des politiques d’aide et d’action sociales, le travail social.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2011
https://doi.org/10.3917/inso.162.0086
Pour citer cet article
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