CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Juriste, diplômé de l’École nationale de santé publique en 1981, Jean-Pierre Hardy a débuté sa carrière à la Direction départementale de l’action sanitaire et sociale (Ddass) de Seine-Saint-Denis. Il a été le premier chargé de mission sur le Revenu minimum d’insertion (RMI) auprès du préfet de ce département. Avant de rejoindre en 2010 l’Assemblée des départements de France, il était, depuis 2002, chef du Bureau de la réglementation financière et comptable de la Direction générale de l’action sociale. Jean-Pierre Hardy a contribué aux nombreuses réformes qu’a connues le secteur des personnes âgées. En 1998, il a participé, en tant que conseiller technique, à la réforme et au suivi de la tarification des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Au titre de commissaire du gouvernement au Conseil d’État, à l’Assemblée nationale et au Sénat depuis 1999, il a aussi accompagné les lois créant la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), réformant la protection juridique des majeurs et « Hôpital, patients, santé, territoires » (HPST). Cet acteur de terrain propose une analyse critique du désengagement de l’État dans les politiques sociales à partir de sa propre expérience.

2Informations sociales (IS) : Vous estimez que l’on assiste à un désengagement de l’État des politiques sociales. En quoi et pourquoi est-ce préjudiciable ?

3Jean-Pierre Hardy (J.-P. H.) : En 1984-1986, l’aide sociale a été décentralisée, mais on n’est pas allé au bout de la logique. L’État a conservé le pilotage de l’action sociale et de la Sécurité sociale. Par la suite, les politiques d’insertion (RMI, logement, ville) ont plutôt renforcé le rôle de l’État avec des dispositifs copilotés. Depuis 2002, le choix a été de désengager l’État et de confier intégralement aux conseils généraux l’aide et l’action sociales. Nous sommes actuellement dans une logique où le département est chef de file et où l’État n’a plus qu’une action sociale résiduelle.

4Ce que je déplore, c’est qu’il ne s’agisse plus d’une action sociale de développement. La disparition de la Direction générale de l’action sociale (DGAS) au profit de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) n’est pas simplement un changement de nom. Je pense que c’est l’expression d’un désengagement réel de l’État des politiques sociales. La cohésion sociale est un concept européen qui est dans une logique défensive, consistant à recoller les morceaux et non, comme l’action sociale l’a toujours voulu, à participer à la transformation sociale. « Transformer », c’était s’appuyer sur les partenaires et les usagers dans une logique dynamique, alors que la logique de cohésion sociale conduit seulement à éviter que des morceaux plus ou moins bien collés se désagrègent. Cette dimension de cohésion sociale est significative : l’État n’intervient qu’à titre subsidiaire. Ainsi, au niveau de l’État, on n’est plus du tout dans une logique de développement social, mais dans l’« urgentisme » : par exemple, éviter que les gens ne meurent de froid l’hiver et de chaud l’été. Aujourd’hui, l’échelon opérationnel et fonctionnel de l’action sociale et le développement ne sont plus l’État, comme dans les années 1970, mais le département.

5IS : Quelles sont les raisons de ce désengagement ?

6J.-P. H. : Je crois qu’il y a un choix politique fort lié à la Révision générale des politiques publiques (RGPP). L’État se concentre sur des fonctions régaliennes. Ce choix politique, en cohérence avec les orientations européennes, a conduit à réduire le nombre de fonctionnaires dans l’optique de diminuer l’intervention et la dépense publiques.

7Nous sommes dans une période d’économies drastiques. Le risque est que l’État impose aux départements la logique de la RGPP, notamment parce que, dans le cadre des réformes actuelles, les départements ont perdu beaucoup d’autonomie fiscale. L’État pourrait pondérer ses contributions en fonction des dépenses des départements ou imposer une politique de régulation par une réduction de ses contributions.

L’Assemblée des départements de France

L’association, qui réunit les présidents des 102 départements, est dotée d’une organisation technique, avec des chefs de service, et d’une organisation politique, avec des attachés parlementaires, un groupe des droites-centres-indépendants et un groupe des gauches.
Elle remplit trois principales missions :
  • représenter les départements auprès des pouvoirs publics ;
  • être un centre de ressources permanent pour les conseils généraux ;
  • être un lieu de confrontation et d’échange pour les élus et les techniciens départementaux visant à arrêter des positions communes sur les grands dossiers nationaux. Elle ambitionne de développer sa capacité à influer sur les textes législatifs et réglementaires.
Voir le site http://www.departement.org

8IS : Dans ce contexte, certaines prestations sociales seraient donc à « recentraliser » ?

9J.-P. H. : L’Allocation personnalisée d’autonomie (Apa), la prestation de compensation du handicap (PCH) et le Revenu de solidarité active (RSA) sont des prestations centralisées. La législation est nationale, donc les marges de manœuvre en termes de prestations sont nulles : les départements n’ont pas d’autonomie sur les conditions, le montant… ; ils sont des opérateurs de l’État pour le versement des prestations.

10Faut-il pour autant les « recentraliser » ? Non, puisque l’État n’est plus capable d’assumer ces prestations financièrement. Dans la logique actuelle, l’État pourrait continuer à décentraliser tout ce qui relève des minima sociaux, et notamment l’Allocation aux adultes handicapés, ou AAH (financée par l’État et versée par les Caf), parce qu’il existe des porosités entre l’AAH et le RSA et tous les minima sociaux du Pôle emploi. On pourrait imaginer avoir demain un État qui se concentrerait sur le contrôle.

11Plus que vers la recentralisation, la demande de l’Assemblée des départements de France (ADF) porte sur la compensation des charges. Comme il s’agit de prestations de solidarité à caractère national, dont l’État encadre les conditions, c’est à lui de faire une compensation évolutive. En effet, avec la crise, le risque existe de basculement dans le RSA de plusieurs milliers de personnes, d’une montée en charge de l’APA de façon considérable et d’une évolution importante de la PCH sans que l’allocation compensatrice de tierce personne (ACTP) diminue. Une proposition de loi de l’ADF ira donc vers une compensation plus équitable, plus vertueuse et plus évolutive.

12IS : Dans cette crise des financements, quelles sont, aujourd’hui, les marges de manœuvre des départements ?

13J.-P. H. : C’est un choix assumé – y compris par l’ADF – de ne pas avoir de prestations département par département. Sur l’aide sociale, il n’y a donc pas de marge de manœuvre. Or, aujourd’hui, quinze départements sont lourdement en difficulté. Les marges de manœuvre existent plutôt du côté des dépenses qui ne sont pas obligatoires, par exemple en matière de culture et de sport. Toutefois, cette réduction des dépenses non obligatoires ou des compétences optionnelles met les départements en contradiction puisque tous réclament le maintien de la clause de compétence générale.

14IS : Quelles évolutions des relations entre l’État et les départements faut-il prévoir ? Quelles sont, à ce titre, les demandes de l’ADF ?

15J.-P. H. : Je ne pense pas qu’il y ait de fortes tensions, mais le paysage change, avec un État plus faible au niveau local.

16Prenons l’exemple du médico-social. Quelles relations auront les départements avec les Agences régionales de santé (ARS), qui représentent un État fort en matière de santé et de médico-social ?

17Il me semble que l’on sous-estime ici l’importance des soins de ville et que les ARS vont vite être happées par ce problème, par la permanence des soins et les questions d’installation des médecins libéraux. Elles devront alors collaborer avec les départements qui ont la proximité et la charge, par exemple, des politiques de l’enfance via la PMI.

18Des tensions pourront survenir à propos des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), où les choses ne sont pas claires.

19Ici, l’État devient bicéphale : les ARS auront la compétence médico-sociale sur une partie du champ du handicap (médicalisation, personnes âgées, personnes handicapées) mais la direction départementale de la cohésion sociale continuera à intervenir. On aurait pu faire un autre choix pour que le social résiduel soit géré par les ARS.

20Un problème va alors se poser au niveau des conseils généraux, celui de la coordination. Prenons la question du logement d’urgence : pour le public accueilli en CHRS et les sans domicile fixe, les problématiques sont multi-dimensionnelles, et notamment médicales (psychiatrie, santé, addictologie). En réduisant la problématique de ces publics à un problème de logement, on oublie que ces politiques doivent s’articuler avec les politiques de santé publique.

21Ce qui est problématique également, c’est la décentralisation sui generis. Un exemple : l’État demande aux Caf de financer des dispositifs qu’il ne finance plus, comme les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (Réapp), en trouvant des cofinancements. Dans ce cas, l’ADF devrait être partie prenante de la Convention d’objectifs et de gestion (COG) puisque l’État y fixe des objectifs qui impactent les départements.

22Finalement, le bras de fer entre l’État et certains départements n’est pas local mais national. Il concerne les compétences : la compétence générale versus les compétences exclusives. La disparition du conseiller général au profit d’un conseiller territorial, qui représentera à la fois la région et le département, symbolise cette tension sur la recomposition du paysage, à savoir l’articulation départements – régions – intercommunalités – État - Europe.

Entretien avec
Jean-Pierre Hardy
Chef du service Politiques sociales de l’Assemblée des départements de France (ADF)
Propos recueillis par
Clémence Helfter
Rédactrice en chef adjointe de la revue Informations sociales et conseillère technique recherche (chargée d’études) au département de la recherche de la Direction des statistiques, des études et de la recherche (DSER) de la Cnaf depuis avril 2008. Ses domaines d’études à la Cnaf portent notamment sur l’évaluation de dispositifs expérimentaux, la décentralisation des politiques d’aide et d’action sociales, le travail social.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2011
https://doi.org/10.3917/inso.162.0072
Pour citer cet article
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