L’Union européenne « … combat l’exclusion sociale et les discriminations et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. ».
1La volonté d’intégrer les enfants dans l’ensemble des politiques de l’Union européenne, le fameux mainstreaming children, a donné lieu à deux visions qui s’articulent difficilement au sein des institutions. L’une privilégie l’intégration des droits des enfants en tant que droits humains, l’autre celle de la lutte contre la pauvreté des enfants, qui correspond à une perspective d’investissement social.
2Depuis plus d’une décennie, le discours politique de l’Union européenne (UE) a proposé de mainstream children, « intégrer les enfants dans l’ensemble des politiques publiques » [1]. Le genre et l’environnement font déjà l’objet de mainstreaming et, pour beaucoup de politiques et de partisans d’une telle approche, c’est maintenant au tour des enfants. Cependant, il existe peu d’accords sur la manière de procéder à cette intégration ou, tout au moins, comme nous le verrons, à ce qui peut être intégré pour le moment.
3D’un côté, l’UE promeut une intégration de la prise en compte de la pauvreté des enfants avec des pratiques qui s’inscrivent dans des processus d’inclusion sociale. Les promoteurs d’une telle approche s’appuient sur l’appel du Conseil européen aux États membres en 2006, repris dans la Stratégie européenne sur les droits de l’enfant, de « prendre les mesures nécessaires pour réduire rapidement et sensiblement la pauvreté touchant les enfants, en donnant à tous des chances égales, quelle que soit leur origine sociale » (Commission européenne (2008) 367 Final, 2006, p. 3). Cette formulation suggère d’utiliser une perspective politique qui évalue les conséquences de toute politique publique sur le bien-être économique des enfants. Plus particulièrement, ce schéma d’interprétation signifie que l’objet à « intégrer » n’est pas tant les enfants que la pauvreté des enfants. D’après les propres estimations du Conseil, 19 % des enfants vivraient dans la pauvreté au sein de l’UE, un taux plus élevé que dans l’ensemble de la population. Dans certains États membres ce taux atteint même 30 % (Conseil européen, 2009, p. 2). De plus, le taux n’a pas diminué depuis 2000, malgré l’annonce politique.
4D’un autre côté, l’article 2 du traité de Lisbonne présente une perspective politique alternative, celle des droits de l’enfant. Dans ce cas, le périmètre va bien au-delà du seul domaine des politiques sociales. Les droits de l’enfant sont plutôt placés dans le cadre des droits de la personne, lesquels sont conceptualisés parce qu’ils se trouvent dans des documents internationaux, particulièrement la Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant (Cide). Les thèmes couverts par cette convention sont plus larges que les droits sociaux : elle garantit ainsi la protection des enfants contre les maltraitances et la guerre tout comme leurs droits à la nationalité, et à la non-discrimination. Ainsi, les décideurs politiques et les réseaux et militants qui utilisent cette seconde perspective politique ont une compréhension différente des implications du mainstreaming.
5Par exemple, dans une publication du Child Rights Information Network (CRIN, réseau d’information sur les droits de l’enfant) de 2002, mainstreaming a été traduit par « intégration » et défini ainsi : « L’intégration des droits de l’enfant […] signifie le transfert d’un élément des marges vers le courant dominant, pour le rendre ainsi acceptable pour la majorité. […] [Cela] signifie la transformation des droits de l’enfant d’une question marginale en une question se situant au centre de l’attention et du débat public » (CRIN, 2002, p. 13). Avec cette définition du mainstreaming, certains ont pu en conclure que l’intégration des droits des enfants était achevée puisqu’ils sont désormais mentionnés dans le traité de Lisbonne [2].
6En raison de l’existence de ces différentes approches politiques du mainstreaming et d’indicateurs évaluant quand il a été atteint, il n’est guère surprenant que le terme mainstreaming children soit devenu un slogan politique, l’un de ceux qui peuvent être interprétés de multiples façons. Les liens entre des analyses sur les droits des enfants et celles sur la pauvreté des enfants sont souvent maladroitement faits, quand ils sont faits. Ainsi, dans les documents politiques de chacun de ces groupes, on peut trouver un paragraphe rappelant, d’une part, que la pauvreté est une menace pour les droits des enfants et, d’autre part, que les droits des enfants sont un mécanisme pour combattre la pauvreté.
Deux voies pour « mainstreaming children »
7Les appels au mainstreaming existent depuis une décennie, mais leurs imbrications dans les politiques publiques varient de manière significative. Chacune des approches, droits de l’enfant et pauvreté des enfants, a des partisans et des interlocuteurs différents au sein des institutions de l’UE.
Intégrer les droits des enfants en tant que droits de la personne
8L’une des voies suivies, de nature judiciaire, s’est centrée sur le traitement des droits des enfants comme des droits de la personne. Ainsi, en novembre 2001, la réunion des ministres européens chargés de l’enfance se concluait ainsi : « La réunion des ministres européens en charge de l’enfance souhaite l’introduction du mainstreaming pour l’enfance et les droits de l’enfant dans toutes les politiques de l’Union » (cité dans Euronet, 2004, p. 2). Les députés européens ont aussi promu activement une plus grande attention à la Cide. Par exemple, cette résolution de la session spéciale de l’Assemblée générale sur les enfants des Nations unies, en 2002, qui appelait à « l’inclusion d’une base légale dans les traités de l’UE pour promouvoir et protéger les meilleurs intérêts de l’enfant dans toutes les politiques de l’UE, les programmes et la législation » (idem).
9Les groupes et les associations mobilisés pour la promotion des droits de l’enfant ont exercé des pressions pour que les enfants soient déplacés de la marge vers le centre des politiques. Des organisations comme European Children’s Network (Euronet) et Eurochild ont, depuis la première moitié des années 2000, été partisanes d’un plus grand engagement de l’UE pour faire avancer les droits des enfants à la fois au sein de l’Union mais également dans ses relations internationales. Le travail sur la Convention sur l’avenir de l’Europe en 2002-2003 a fourni un terrain privilégié pour une mobilisation de ces activistes. L’avant-projet de traité constitutionnel de l’UE avait inclus des références aux droits des enfants. C’était la première fois que ceux-ci étaient mentionnés dans un document constitutionnel européen. Cette attention a été maintenue dans le traité de Lisbonne par la révision de l’article 2.
10Dans la seconde moitié de la décennie, l’approche politique centrée sur les droits des enfants en tant que droits de la personne a donné lieu à l’élaboration d’un cadre stratégique. La Stratégie européenne sur les droits de l’enfant (Commission européenne, 2006, 367 Final) de 2006 a mis l’accent sur la situation à la fois au sein de l’UE et à l’extérieur, dans le monde entier. Cependant, des éléments postérieurs à ce cadre se sont principalement développés dans le champ de compétences de la direction générale (DG) Relations extérieures. Ce cadre inclut les Orientations de l’Union sur les enfants face aux conflits armés, adopté par le Conseil des affaires générales en décembre 2003, et Une place à part pour les enfants dans l’action extérieure de l’UE (Commission européenne, 2008, 55, final).
11L’importance donnée aux relations extérieures signifie que les droits des enfants sont considérés comme faisant « partie des droits politiques globaux de l’UE » [3]. La DG Justice, Liberté et Sécurité est l’autre principale institution européenne active dans le domaine. Ainsi, lors du vingtième anniversaire de la Cide, célébré en novembre 2009, les commissaires représentant l’UE étaient ceux des relations extérieures et de la justice. Ils ont parlé en ces termes de l’engagement européen pour les droits des enfants : « L’action de la Commission européenne en la matière sera axée, au cours des prochaines années, sur les domaines prioritaires suivants : la violence à l’égard des enfants, l’embrigadement d’enfants dans les conflits armés, la pauvreté, les enfants en position particulièrement vulnérable (tels que les mineurs non accompagnés et les Roms) et les enfants « invisibles » (y compris le travail des enfants et le trafic d’enfants) » [4]. Il s’agit d’un exemple de la manière dont les partisans des droits des enfants considèrent la pauvreté des enfants comme une menace parmi d’autres, mais pas nécessairement l’une des plus alarmantes.
12Les institutions de l’Union ont été encouragées dans cette lecture des droits des enfants par les principaux groupes de lobbying. Par exemple, en 2007, Euronet et Eurochild ont publié un document de travail conjoint qui soulignait en préalable que « la législation européenne et les actions ont besoin d’être en lien avec la Convention des Nations unies des droits de l’enfant (1989) et ne devraient pas ignorer ou atténuer le contenu de cette Convention. Le Parlement européen doit pouvoir rendre compte de ses engagements comme on cherche à le faire dans cette Communication [5]. L’adoption par le Parlement européen du rapport du Comité des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures est particulièrement important à cet égard » (Eurochild, 2007, p. 1). Le document de travail va jusqu’à appeler à une coopération avec « d’autres organisations internationales ». L’effet de ce cadrage sur les droits des enfants en tant que droits de la personne permet de porter l’attention en dehors de l’Europe ou, comme cité ci-dessus, sur les Roms et les mineurs immigrés isolés qui vivent pour beaucoup dans les marges de la société européenne.
Mainstreaming des enfants dans une perspective d’investissement social
13Une autre vision du mainstreaming était présente dans la Stratégie européenne sur les droits de l’enfant de 2006 ainsi que dans une partie des discours politiques sur le mainstreaming children, et particulièrement dans les institutions, pratiques et mécanismes institutionnels de protection sociale et d’inclu-sion sociale au sein de la DG Emploi, Affaires sociales et Égalité des chances et de la DG Éducation et Culture. Cette dernière est notamment concernée par la participation des enfants et des jeunes au sein de leurs communautés.
14Assurer les droits sociaux des enfants demande davantage qu’une simple déclaration constitutionnelle ou qu’une ouverture à la participation politique des jeunes [6]. Ainsi, la DG évoque le problème brièvement : « Bien souvent, les enfants qui grandissent dans la pauvreté et l’exclusion sont entraînés dans un “cycle’’ transmis de génération en génération. Impliquant un accès inégal aux ressources et aux opportunités, et souvent associée à la discrimination, la pauvreté des enfants est un déni des droits de l’enfant. Elle entraîne de graves conséquences à long terme, empêchant les enfants d’atteindre leur plein potentiel, menaçant leur santé et entravant leur développement personnel, leur éducation et leur bien-être général [7] ». Cette citation correspond typiquement à ce que nous avons appelé la perspective d’investissement social (Jenson et Saint-Martin, 2006). Résumant cette perspective politique, Bruno Palier écrit : « Cette approche montre que les politiques sociales ne peuvent se contenter d’être des dispositifs d’indemnisation, mais qu’elles doivent porter une stratégie collective d’investissement social » (Palier, 2008, p. 6).
15Se référant à la France, Jacques Delors et Michel Dollé (2009) définissent ce qu’ils entendent par la notion : selon eux, l’« investissement social » qui étaye cette perspective politique dépend pour sa cohérence d’une « stratégie d’investissement social centrée sur l’enfant » et d’un « effort sur l’investissement en capital humain » [8].
16Au départ plus lente à adopter la perspective d’investissement social que les États membres, l’UE s’est engagée dans cette direction à partir de 2005 (Jenson, 2008). La centralité de l’attention portée à l’intégration de la pauvreté des enfants a été l’un des signes de ce changement. Elle s’est traduite par un ciblage sur le cycle intergénérationnel de la pauvreté. Afin de briser ce cycle, on a encouragé l’emploi des parents et promu l’éducation préscolaire et les services de garde.
17Effectivement, l’un des objectifs clés de la stratégie emploi de l’UE est que les mères soient encouragées à devenir actives davantage pour assurer un meilleur avenir à leurs enfants que pour leur propre avenir ou situation actuelle. La justification pour augmenter le taux d’activité des femmes (conformément aux objectifs de la Stratégie de Lisbonne) a eu pour résultat des changements importants dans la manière dont les pratiques de promotion de l’égalité des chances sont maintenant considérées. Par exemple, l’activité des femmes est moins justifiée en termes d’encouragement à l’égalité entre les femmes et les hommes et davantage comme une manière d’augmenter le revenu des familles, ce qui est mieux pour les enfants. Ce qui compte, en d’autres mots, c’est le revenu plus que la qualité du travail et les possibilités de carrière ou d’absence de discrimination (Jenson, 2008). En conséquence, le mainstreaming donne peu de visibilité aux adultes qui éduquent des enfants, surtout des mères.
18Mettre sur le même plan le processus d’inclusion sociale et la perspective d’investissement social dépend d’un ajustement de la perspective politique et de la création de nouveaux indicateurs statistiques. Ainsi, l’indicateur du nombre d’enfants pauvres peut donner lieu à un discours politique sur la pauvreté des enfants, ce que ne peut pas faire un indicateur du nombre de familles pauvres. De plus, comme le souligne l’un des auteurs d’un rapport qui consacre la notion de children mainstreaming dans le processus d’inclusion sociale (Atkinson et al., 2005) : « Nous soulignons, en fait, avec la notion de children mainstreaming, l’idée d’investissement dans le futur […] C’est cette notion de pacte intergénérationnel du cycle de vie qui permet l’investissement dans les enfants […] Et, effectivement, cela a eu de très intéressantes conséquences […] C’est certainement vrai que si vous concevez vos indicateurs à travers une perspective tenant compte des enfants, ceci vous mène dans différentes directions qui commencent avec les indicateurs, puis à ventiler la population et en se demandant combien d’enfants vivent au sein des ménages » [9].
19Cependant, cette approche du children mainstreaming n’a pas duré. D’une part, parce que la Commission européenne (CE) a commencé à penser encore à d’autres formes de mainstreaming. Depuis 2008, dans son appel à un « engagement renouvelé pour l’Europe sociale », la CE a indiqué que les considérations de politique sociale doivent aussi être « intégrées » au sein de toutes les politiques de l’UE (par exemple, compétition, marché intérieur, politique économique, santé, immigration, agriculture, commerce, etc.) (Commission européenne, 2008, 418 Final, p. 6). Une entreprise aussi vaste a conduit à la fois à minimiser toute prise en compte des enfants et a probablement condamné le processus de « politique sociale intégrée » à n’être rien de plus qu’une action symbolique.
20Le second facteur à prendre en compte pour comprendre cette mise à l’écart du discours sur « l’intégration des enfants » dans le champ social est que « la pauvreté » est, en réalité, davantage centrale que « les enfants ». En 2001, dans les premières discussions sur le Plan d’action nationale qui fait partie du processus d’inclusion sociale, un certain nombre d’États membres s’étaient fixé comme objectif d’agir sur le taux élevé de pauvreté à partir des enfants et, depuis 2006, la pauvreté des enfants est présente dans le rapport annuel sur la protection sociale et l’inclusion sociale.
21Lier pauvreté et enfants dans une simple phrase n’est pas sans conséquences. Cela a signifié que le problème « appartient » aux associations et institutions au sein de l’UE dont les actions ciblent la pauvreté. Un ensemble de groupes s’est formé autour du Réseau européen de lutte contre la pauvreté (European Anti-Poverty Network, EAPN), dont plusieurs associations combattant la pauvreté des enfants. Leur interlocuteur politique est la DG Emploi, Affaires sociales et Égalité des chances. À la fois pour les institutions de l’UE et les groupes militants, la pauvreté des enfants est certainement une menace pour le futur. Mais, à cet égard, les enfants ne sont que l’un des groupes à risque de pauvreté parmi beaucoup d’autres.
22***
Les conséquences des ces voies divergentes
23Pourquoi existe-t-il deux voies différentes en matière de children- mainstreaming ? L’existence de ces deux voies ne pourrait-elle pas conduire à doubler l’effort politique ? Plutôt que de renforcer la direction politique, l’usage de deux cadres différents pour « intégrer » conduit, pour le moment, à isoler chaque groupe. Ceux qui défendent le mainstreaming via le cadre des droits de la personne, formulation provenant de la Cide, investissent la politique étrangère de l’UE autour d’exemples remarquables de discrimination.
24Certes, ils reconnaissent que la pauvreté peut représenter un déni de droits, mais leurs préoccupations sont ailleurs. Leurs principaux interlocuteurs institutionnels ne sont pas au sein de la DG sociale mais chez ceux qui ont des responsabilités soit en politique extérieure, soit sur les aspects judiciaires de la justice et de la politique intérieure.
25Dans le même temps, ceux qui s’inscrivent dans une perspective d’investissement social ciblent la pauvreté. Leurs argumentaires sont alimentés par de nombreuses études économiques et sociales, y compris longitudinales, qui suivent les effets sur le long terme sur la trajectoire d’une personne, après plusieurs années dans une situation de pauvreté pendant sa jeunesse. Pour les enfants en risque d’échec scolaire, leur passage d’écoles pauvres au marché du travail conduit à hypothéquer leur futur d’adultes. Dans cette perspective, la pauvreté est le problème à résoudre en améliorant le revenu des parents par un meilleur emploi ainsi que l’accès aux services d’éducation et de soins à la petite enfance.
26Un groupe insiste sur « l’intégration des droits de l’enfant » et l’autre sur « l’intégration de la pauvreté des enfants » pour faire bouger l’Europe. Alors que chacun reconnaît l’existence de l’autre, ils demeurent néanmoins dans deux mondes politiques différents.
27Traduction réalisée par Sandrine Dauphin
Notes
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[1]
Note de la traductrice : il n’existe pas de traduction de mainstream ou mainstreaming pleinement satisfaisante en français. Pour gender mainstreaming, on parle d’« approche intégrée de l’égalité » par exemple. Nous traduisons ici mainstream au sens d’« intégrer ».
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[2]
En anglais, il y a aussi une tendance au développement des tenants des droits de l’enfant comme Euronet (European Network) pour abandonner le langage de mainstreaming et parler à la place de child-proofing.
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[3]
Voir « Children’s Rights in the EU’s external policy », disponible sur http://ec.europa.eu/external_relations/human_rights/child/index_en.htm
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[4]
Communiqué de presse, référence IP/09/1776, 20 novembre 2009.
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[5]
Référence de la Communication : COM (2006) 367 Final.
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[6]
Les documents de l’Union européenne reconnaissent la difficulté d’associer la reconnaissance des droits humains et des droits sociaux. Voir par exemple Commission européenne, 2008, p. 33-34.
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[8]
Pour un résumé, voir Jenson, 2008, p. 447-448.
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[9]
Entrevue avec Tony Atkinson, Varsovie, Pologne, le 16 juin 2007.