1Les transformations sociales du dernier demi-siècle ont profondément affecté la filiation et la parentalité tandis que l’avancée des droits de l’enfant faisait de celui-ci un référent majeur. Dans ce contexte mouvant, les politiques publiques ont érigé « l’intérêt de l’enfant » en principe directeur mais l’invoquent à tout-va pour défendre des positions parfois contradictoires (opposant ainsi égalité parentale et primat du maternel), voire sécuritaires.
2Depuis le dernier tiers du XXe siècle s’affirme une préoccupation sociale pour l’enfance qui se déploie dans de multiples dimensions : aux discours savants de promotion de l’enfant-sujet (Dolto, 1985 ; Neyrand, 2000) s’articule une réorientation des politiques publiques vers la personne de l’enfant. Cette évolution concerne aussi bien un processus d’individualisation des droits caractéristique des sociétés démocratiques et libérales, qui affirme les « droits de l’enfant », que l’adaptation de l’État aux mutations des relations privées qui ont vu la conjugalité se désinstituer et se dissocier de la parentalité, laquelle est désormais centrale dans les préoccupations juridiques. Jacques Commaille analysait ce processus qui parcourt le XXe siècle comme le passage d’un droit centré sur la famille à un droit centré sur l’enfant (Commaille, 1994) ; alors qu’Irène Théry développait sa critique du nouveau principe directeur de gestion de l’après-séparation, l’« intérêt de l’enfant », vu comme une sorte de notion écran capable de « déguiser tous les intérêts en intérêts ou droits de l’enfant, c’est-à-dire à en user comme des alibis » (Théry, 1993).
3Une question se pose alors quant à la place centrale prise par l’enfant dans les politiques publiques, au moment où certains dénoncent « l’enfant, chef de la famille » (Marcelli, 2003) qui serait même devenu une sorte de « tyran » familial (Purper-Ouakil, 2004) : n’assiste-t-on pas à une dérive pédocentrique de l’action sociale, et des politiques qui sous-tendent celle-ci, porteuse d’un certain nombre d’« effets pervers » tant à l’égard des adultes qui s’occupent de l’enfant (père, mère, éducateurs…) et des discours qui le constituent que, au bout du compte, de l’enfant lui-même ?
4Nous tenterons de donner quelques éléments de réponses à cette question, en diversifiant les angles d’approche : la séparation, l’adoption, les procréations médicales assistées (PMA), les abus sexuels… Deux formulations rhétoriques omniprésentes dans les attendus des argumentations nous serviront d’analyseurs de cette situation : le nouveau principe de légitimité des décisions juridiques en matière familiale depuis 1975, « l’intérêt de l’enfant », et l’ancien principe de justification des attentes sociales en matière de soin et d’éducation de l’enfant, le « primat du maternel ».
5Évoquons tout d’abord en quoi ce progressif recentrage des pouvoirs publics sur l’enfant participe d’une importance croissante prise par l’enfant dans les discours sociaux, à partir de la nouvelle place que lui ont accordée, dès la fin du XIXe siècle, les discours politiques et, parallèlement, les discours savants.
L’affirmation de la place sociale centrale de l’enfant
6Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’entrée dans les Trente Glorieuses, l’enfant a vu son statut se transformer progressivement. À partir de cette période, il s’est trouvé toujours plus engagé dans le processus scolaire avec la massification de l’enseignement qu’illustrent la création du collège unique avec la loi Haby de 1975, puis les ambitions affichées par les ministres socialistes de l’Éducation nationale : Chevènement et l’objectif de 80 % de jeunes d’une classe d’âge obtenant leur baccalauréat, et la loi Jospin de 1989 recentrant la finalité du système éducatif autour de l’enfant. En parallèle, l’enfant devenait un support et une cible de plus en plus prégnante pour le discours marchand et médiatique, lequel a contribué à développer une « culture jeune » (Neyrand, 2002) puis une véritable « culture enfantine » (Sirota, 2006) médiatisée. Premier public touché par le développement des nouvelles technologies de communication, il s’en trouve aujourd’hui réinvesti dans sa fonction d’éducation de son entourage plus âgé pour ce qui concerne ces pratiques. En parallèle, les progrès décisifs de la biomédecine ont permis de réduire à deux le nombre de naissances, considéré comme normal dans une famille, tandis que le démariage et la progression constante de naissances hors institution contribuent à donner à l’enfant la responsabilité d’instituer la famille par sa présence, tout en le plaçant au centre des préoccupations parentales et sociales.
7Cette promotion et la survalorisation qui l’accompagne ont fait de l’enfant le support autour duquel s’organisent les politiques publiques, d’autant plus que, depuis les années 1970 et la diffusion des acquis des sciences humaines, il est considéré dès son plus jeune âge comme un sujet – son nouveau statut privilégié s’affirmant aux yeux du monde avec l’adoption, en 1989, de la Convention internationale des droits de l’enfant. Partout son intérêt est présenté comme la norme qui doit servir de principe de régulation des politiques publiques (Renaut, 2002). Dans des sociétés occidentales en pleine mutation, les terrains d’appréhension de cette référence omniprésente ne manquent pas, mais les effets induits ne manquent pas non plus de questionner.
L’enfant comme organisateur des séparations parentales
8L’un des premiers indicateurs de cette centralité croissante est la place prise par la référence à l’enfant dans la gestion politique de l’après-séparation. Non seulement son intérêt est depuis 1975 un référentiel majeur de celle-ci, mais les successives adaptations de la législation aux conséquences de l’évolution des mœurs s’effectuent pour les adultes, au regard de la préservation de l’enfant, que ce soit en référence à son bien-être, à son équilibre ou à ses liens. Face à l’augmentation des foyers monoparentaux [1], l’Allocation de parent isolé (API) est rapidement (1976) proposée comme élément de stabilisation afin de permettre aux mères précarisées (et aux quelques pères concernés) d’offrir à leurs enfants des conditions d’éducation acceptables sans pour autant que leur soit laissée la possibilité de « re-initier » sereinement une nouvelle vie amoureuse, avec la menace que constitue la suppression de l’allocation en cas de nouvelle vie commune (Commaille et al., 2002, p. 35). Ce qui n’est pas sans renseigner sur la conception sous-jacente de la bonne éducation de l’enfant. Les politiques publiques entérinent et renforcent en l’occurrence un double standard familial : liberté pour les parents ayant les moyens de (plus ou moins bien) fonctionner sur le nouveau modèle égalitaire et, pour les parents précarisés (Neyrand et Rossi, 2004), normativité indexée sur le modèle patriarcal de l’homme « gagne-pain » et de la femme mère avant tout (Strobel, 2008). Dans cette représentation sociale – toujours très active (Wilpert, 2009 ; Badinter, 2010) – l’intérêt de l’enfant est irrémédiablement rattaché au primat du maternel. Conforté par les mesures de promotion du retour au foyer de la mère en situation précaire, ou de travail à temps partiel (CLCA, APE), le double standard continuera à fonctionner de fait (Jenson et Sineau, 1998 ; Fagnani, 2000).
9C’est contre cette façon de voir que vont s’élever des associations de pères séparés [2], participant du mouvement d’investissement paternel dans le rapport à l’enfant et soutenues par une partie du mouvement féministe [3], puis les associations d’intervenants familiaux, notamment de médiation (Dahan, 1997), avançant comme principal argument que l’enfant a besoin pour se construire de ses deux parents et que, de plus, l’égalité parentale est désormais la norme sociale revendiquée. Deux interprétations radicalement différentes de l’intérêt de l’enfant s’opposent ainsi, renvoyant à un conflit de normes sociales : primat du maternel (contrepartie de la domination masculine) contre égalité parentale. Les débats sur la garde puis la résidence alternées vont servir de support privilégié à l‘affrontement de ces positions, les différentes associations de défense des droits des pères ayant fait de l’alternance des résidences de l’enfant chez ses parents séparés leur cheval de bataille (Neyrand, 2010). Le législateur ne restera pas insensible à l’argumentation face aux risques que l’augmentation du nombre de séparations parentales fait courir au cadre même de la filiation. Les lois de 1987, 1993 et 2002 sur l’ ’autorité parentale partagée après divorce, puis la généralisent aux ex-concubins et enfin reconnaissent la légitimité sociale d’une résidence alternée (Neyrand, 1994 à 2009). Le principe de coparentalité est devenu une référence généralisée pour toutes les situations parentales, au nom de l’intérêt de l’enfant, mais cet intérêt continue à être interprété de façons très divergentes. La rhétorique du « besoin » de sécurité auquel répondrait la stabilité du cadre de vie de l’enfant semble perdre de l’importance par rapport à celle du maintien des liens, la plupart des spécialistes actuels du psychisme reconnaissant le bénéfice d’attachements multiples du bébé (Fivaz et Corboz, 2001). Mais le primat du maternel dans l’éducation du jeune enfant et la valeur irremplaçable de la dyade mère-bébé continuent à être invoqués pour justifier une impossibilité d’alternance avec le domicile paternel avant 4-6 ans, sans toutefois aller jusqu’à faire modifier la loi de 2002 en ce sens (Sénat, 2006-2007). Le consensus est ainsi loin d’être établi et l’intérêt de l’enfant continue à être brandi pour justifier des prises de position parfois opposées. Les interrogations contemporaines sur la filiation, réactivées par les procédures d’assistance médicale à la procréation, en sont une autre illustration.
PMA, adoptions, homoparentalité, familles d’accueil : la filiation interpellée
10Depuis la naissance du premier bébé-éprouvette, Louise Brown, en 1978 en Angleterre (suivie d’Amandine en France en 1982), la problématique de la filiation s’est trouvée bouleversée jusqu’à aboutir au questionnement contemporain sur la nécessité de remettre en cause, à terme, l’un des principes fondateurs de notre cadre juridique de la famille : l’exclusivité de la bifiliation. C’est une interrogation majeure car c’est aussi en référence plus ou moins implicite à ce principe qu’a été réaffirmée depuis les années 1980 l’importance de la coparentalité. Pourtant, ici comme ailleurs, plusieurs interprétations peuvent être données : la coparentalité n’implique pas forcément une exclusivité biparentale si la définition des parents n’est pas fondée sur la biologie. Le paradoxe est que, dans notre droit, la filiation n’est pas définie biologiquement mais socialement : c’est la société qui désigne qui sont les parents d’un enfant, mais elle ne fait la plupart du temps qu’entériner les origines biologiques de celui-ci (Unaf, 2010). La référence se retrouve en fait à la fois sociale (notamment en désignant le mari comme père présumé, ou en instituant les parents adoptifs) et en dernière instance biologique (d’autant plus qu’aujourd’hui des tests de paternité biologique sont possibles). Cette prépondérance du biologique explique sans doute que, de façon apparemment paradoxale, dans les adoptions plénières, l’origine biologique est effacée, en faisant « comme si » les parents adoptifs étaient aussi géniteurs.
11L’introduction de tiers donneurs de gamètes à un couple infécond qu’a permis la PMA a bouleversé les cadres de référence. Les travaux les plus récents sur les processus de parentalisation [4] (Dugnat, 1999 et Solis-Ponton, 2002) mettent en évidence que la dimension sans doute la plus importante de la définition du parent est celle de l’affiliation [5], dont découlerait en quelque sorte la filiation (Neyrand, 2007). Cette façon de voir débouche directement sur la possibilité de reconnaître un statut parental à des « tiers » intervenant en position éducative à l’égard de l’enfant : beaux-parents, membres de familles d’accueil et homoparents. On touche ici au point le plus sensible : la mise en perspective par l’homoparentalité de l’ordre familial. Là aussi, c’est au nom de « l’intérêt de l’enfant » que les arguments vont s’opposer, ce qui masque combien ceux-ci relèvent de positions morales et de représentations du monde familial divergentes, alors même qu’aucune recherche empirique n’a vérifié l’hypothèse émise par certains que ces situations historiquement nouvelles auraient un effet « désastreux » sur l’enfant (Beaumatin, Rucaud-Droisy et Espiau, 2003 ; Gratton, 2008).
Phobie du risque et dérives sécuritaires : l’enfant, ange ou démon ?
12Sous l’effet conjugué de l’étendue des transformations sociales et de la libération des discours, le nouveau principe de régulation des sociétés modernes est devenu la préservation du risque (Beck, 2001). Cette évolution se traduisant par un repositionnement des politiques sociales, mais aussi familiales, le rapport aux enfants se retrouve de plus en plus exprimé dans les termes épidémiologiques de la préservation des risques et, par voie de conséquence, de l’étiquetage des populations censées être les plus exposées aux risques sociaux.
13Deux façons de concevoir l’enfant vont ainsi progressivement se distinguer jusqu’à parfois s’opposer : l’une, qui invoque la protection de l’enfance, exprime la volonté de préserver l’enfant des dangers qui le guettent et l’autre, centrée sur la prévention de la délinquance, vise, à l’inverse, à préserver le collectif des dangers potentiels dont le devenir de l’enfant serait porteur.
14D’une façon assez contradictoire avec les acquis de la psychologie du développement et d’une clinique d’inspiration psychanalytique, l’aversion sociale contre la pédophilie, exacerbée par un certain nombre d’affaires qui ont défrayé la chronique, a contribué à donner à la parole de l’enfant une importance qui a pu échapper au contrôle, débouchant par exemple sur le désastre juridique d’Outreau (Garapon et Salas, 2006). Ce processus participe d’une re-sacralisation de l’enfant, requalifié dans une image d’innocence et de pureté illustrée par la figure de l’angelot et supposé de ce fait porteur de la vérité. Conséquence logique de ce gommage de la complexité de la construction psychique du sujet enfantin, l’image inversée de l’angelot sera celle du démon, autrement dit celle du jeune enfant potentiellement délinquant qui a resurgi avec la manipulation politique du controversé rapport Inserm sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent [6], (Inserm, 2005 ; Le Collectif pas de 0 de conduite, 2006 ; Neyrand, 2006). Les chercheurs avaient pourtant mis en garde contre de telles dérives (Gavarini et Petitot, 1998) en montrant à quel point les débats sur l’enfant se développent dans un climat de passion qui tend à brouiller les repères et à faire régresser les positions (Gavarini, 2004). L’inflexion sécuritaire des politiques publiques concernant l’enfance, qui caractérise le passage aux années 2000, a ainsi le double effet contradictoire d’ouvrir l’ère du soupçon généralisé à l’encontre de tous les éducateurs, surtout s’ils appartiennent au sexe masculin, et de tous les enfants, surtout s’ils appartiennent aux milieux « défavorisés », chez qui, selon certains, les gènes des « troubles oppositionnels avec provocation » trouveraient un terrain plus favorable.
15***
16Les politiques publiques sont confrontées à une reconfiguration profonde de la sphère privée (Hurstel, 2008 ; Neyrand, 2009) qui s’exprime en premier lieu dans les dissociations conjugal/parental et sexualité/reproduction, et s’accompagne d’une remise en perspective des conditions de la filiation (coparentalité, adoption, accouchement sous X, PMA) comme des conditions de la parentalité (diversification des acteurs et prévalence des affiliations). Ces politiques sont ainsi conduites à des prises de position contradictoires. Leur évolution chaotique, qui trahit leur absence de maîtrise de la mutation en cours et plus encore leur impuissance à prévoir celle-ci, les amène à requalifier des normes relationnelles à l’enfant qu’elles soutenaient autrefois mais avec lesquelles elles ont rompu (au moins dans leur principe global de référence). La prépondérance maternelle dans le rapport à l’enfant s’y retrouve par exemple combattue d’un côté et soutenue de l’autre.
17La façon dont certains dispositifs sociaux relégitiment celle-ci montre bien les tensions auxquelles ces politiques sont soumises et leurs difficultés à dépasser une certaine ambiguïté de leur position au nom d’un intérêt inattaquable, celui de l’enfant. Ce qui confère aux propos tenus par Michel Chauvière voici près de trente ans un caractère prophétique : « En somme, l’intérêt de l’enfant est une notion polymorphe, plastique et essentiellement non objectivable. Elle peut prendre toutes les formes, épouser toutes les époques, toutes les causes. Il ne reste finalement de l’intérêt de l’enfant que sa fonction d’équivalent général dans le discours » (Chauvière, 1982, p. 49).
18Si aujourd’hui les politiques publiques semblent se rassembler autour de l’idée de « préserver l’enfant » des risques qu’il encourt, en réaffirmant ses droits, ses liens et l’importance de son cadre de vie grâce à la prise de conscience des risques concernant la filiation d’une part, la socialisation de l’autre, cela ne va pas sans flottements et sans tensions. Ces tensions sont si importantes que se développe, au cœur même des institutions et chez les professionnels et intervenants du soin, de l’éducatif et du social concernés, un malaise [7] laissant entrevoir la profondeur des interrogations sur le statut de l’enfant et sur sa place au sein de ce qui constitue dorénavant l’espace fluctuant de la famille et de la sphère privée. L’incertitude qui pèse sur la définition de cette place au regard de celles des autres individus investis dans cet espace vient alors légitimer en grande partie la constitution de l’enfant en référentiel – forcément ambigu – des politiques publiques.
Notes
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[1]
Nous préférons ce terme à celui de familles monoparentales, pour rappeler qu’après la séparation la famille reste biparentale, même si le foyer ne l’est plus.
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[2]
Comme le Mouvement de la condition paternelle ou SOS divorce, fondés en 1974 et 1975.
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[3]
Même si les propos de quelques militants de certaines associations paternelles, et aussi de certaines féministes, prennent le contre-pied de cette tendance.
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[4]
Construction psychique et sociale de la maternité et la paternité, passant notamment par les interactions parents/enfants.
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[5]
Adoption psychique réciproque que ces différents acteurs familiaux réalisent entre eux, qui se traduit par l’élaboration de liens d’attachement, et la reconnaissance sociojuridique de leur place que vient entériner la filiation.
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[6]
Intitulé Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent, ce rapport fonde sur des troubles susceptibles d’être vécus par le jeune enfant (tel le plus controversé d’entre eux, le « trouble oppositionnel avec provocation ») la prédiction d’un avenir de délinquant, comme si les manifestations antisociales de certains adolescents désaffiliés relevaient de leur patrimoine génétique (Neyrand, 2007).
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[7]
Ce malaise se manifeste à l’occasion des multiples rencontres auxquelles participent ces professionnels et trouve à s’exprimer dans les appels à prendre position que relaie Internet, à l’instar, par exemple, de l’Appel des appels en 2008/2009.