1Pourquoi les grossesses adolescentes continuent-elles à déranger les pouvoirs publics britanniques et français, alors même que les maternités précoces sont en chute libre depuis le début des années 2000?en Grande-Bretagne et que leur nombre reste faible en France ? Cet article met en évidence que le paradoxe n’est qu’apparent puisqu’il s’agit avant tout pour les pouvoirs publics des deux pays de réguler la fonction sexuelle et reproductrice des jeunes.
2Dans la plupart des pays occidentaux, le nombre des grossesses adolescentes tend à se réduire. Selon le rapport publié par la Caisse nationale des allocations familiales (Daguerre et Nativel, 2004), le nombre de jeunes filles enceintes entre 15 et 19 ans est en constante diminution durant ces trente dernières années. Pourtant, comme le note le Fonds des Nations unies pour l’enfance (2001), « si le nombre de grossesses adolescentes a diminué, en revanche, la perception [de ces grossesses] comme un problème social a, elle, augmenté ». En effet, ces dernières inquiètent les pouvoirs publics pour deux raisons : d’une part, elles nient l’idéal d’une fonction sexuelle totalement maîtrisée ; d’autre part, les jeunes parents ne sont pas en mesure d’assumer les coûts liés à l’entretien et à l’éducation d’un enfant.
3Dans les sociétés contemporaines, la procréation est de plus en plus perçue comme le couronnement de l’accomplissement individuel, défini par certains rites de passage : le départ du foyer parental, puis l’insertion professionnelle et sociale ; la rencontre du partenaire, suivie d’une période de cohabitation et/ou de mariage ; et enfin, la validation par les deux partenaires d’un désir d’enfant commun. Le recul de l’âge moyen de la maternité en France et en Grande-Bretagne, qui se situe aux alentours de 29 et 30 ans pour les deux pays en 2007, témoigne de cette volonté de maîtrise de la procréation dans le cadre d’un « projet » d’enfant. Or les grossesses adolescentes sont en contradiction totale avec cette séquence temporelle.
4La France et la Grande-Bretagne [1] présentent deux situations très différentes en matière de grossesses adolescentes : ce phénomène revêt une ampleur bien plus importante dans le second pays que dans le premier. En effet, en 2007, le taux de ces grossesses (concernant des jeunes filles âgées de moins de 19 ans) est de 42,918 pour 1 000 en Angleterre et au Pays de Galles (ONS, 2009), tandis qu’il fluctue aux alentours de 14 pour 1 000 en France (Nativel, 2006, p. 116). Le taux de naissances pour les jeunes filles de 15 à 19 ans est de 26 pour 1 000, en 2007, en Grande-Bretagne, alors qu’en France, il est inférieur à 7 000. Notons toutefois que le nombre de maternités précoces diminue régulièrement en Grande-Bretagne, depuis le début des années 2000. Le taux de naissances, de 30 pour 1 000 en 2001, n’est plus que de 26 pour 1 000 en 2007 (ONS, 2009).
Comment ce phénomène est-il traité par les pouvoirs publics dans deux pays européens géographiquement très proches mais dont la situation en matière de grossesses adolescentes reste très contrastée ? Schématiquement, cet article distingue deux grands axes d’intervention dans ce domaine : d’une part, un cadre d’intervention mettant en avant les préoccupations de santé publique – nous l’appellerons « référentiel hygiéniste » –, qui reflète la volonté de contrôler la sexualité des adolescents au nom de la nécessité de limiter les conduites à risque ; d’autre part, un « référentiel d’inclusion sociale », visant à accompagner les jeunes parents dans un parcours professionnel et/ou scolaire, de manière à ce qu’ils accèdent à une autonomie financière. Nous traiterons ces deux axes de manière successive.
La régulation de la sexualité adolescente : un enjeu pour les pouvoirs publics
5Les grossesses adolescentes sont la manifestation éclatante que les jeunes filles mineures ont des rapports sexuels complets, souvent avec des partenaires masculins plus âgés. Cette pratique, courante dans les sociétés en voie de développement, dans le cadre du mariage, pose un certain nombre de problèmes aux sociétés occidentales contemporaines, pour deux raisons principales.
6La première a trait à la définition même de l’adolescence, qui représente un âge de la vie marqué par la transition entre l’enfance et l’âge adulte. L’Organisation mondiale de la santé a choisi de considérer comme adolescents tous les individus âgés de 10 à 20 ans. Or, du point de vue physiologique et psychologique, il existe une grande différence entre une fillette de 11 ans et une jeune fille de 18 : la première est encore une enfant, la seconde est une jeune adulte. L’adolescence, très courte dans les pays en voie de développement, ne cesse de se prolonger dans les sociétés occidentales. Il existe, de ce point de vue, un décalage réel entre maturité physiologique et maturité sociale, entendue ici comme la capacité à subvenir à ses propres besoins. C’est bien parce que les jeunes de 13 à 19 ans, quel que soit leur degré de maturité physiologique et psychologique, sont dépendants de la société des adultes que ces derniers s’octroient le droit de réguler leur comportement sexuel.
7Second problème, la nature même de l’activité sexuelle. La sexualité, aussi banalisée soit-elle dans les sociétés contemporaines,?constitue, par définition, une activité risquée, à la fois d’un point de vue émotionnel et physique. Or, l’érotisation des sociétés occidentales, notamment par le biais d’un accès présumé plus facile à une sexualité marchande, produit deux grands types d’effets anxiogènes. En premier lieu, les médias et Internet sont au centre d’une polémique récurrente concernant la nécessité de limiter le caractère explicite des messages à contenu sexuel, afin d’éviter la « perte de l’innocence » associée à l’enfance et à la virginité. L’abaissement de l’âge moyen du premier rapport sexuel – 17 ans au lieu de 20 ans pour les hommes et 21 ans pour les femmes dans les années 1960 – conforte l’idée selon laquelle les jeunes deviennent adultes plus tôt que leurs propres parents au même âge (Unicef, 2001). En second lieu, la porosité des frontières de l’adolescence et de l’âge adulte représenterait un danger accru pour les jeunes. En effet, la permissivité sexuelle encouragerait le développement de comportements sexuels « prédateurs » au sein d’une même classe d’âge ou entre enfants et adultes, notamment par le biais des groupes de discussion sur Internet.
En définitive, la sexualité des jeunes pose une question centrale : est-elle légitime, admissible et, si oui, à quelles conditions ? Nous verrons que les pouvoirs publics britanniques et français ont, au départ, une conception assez différente de la sexualité adolescente et de sa nécessaire régulation, même si l’on constate une convergence croissante à partir du milieu des années 1990.
En Grande-Bretagne, une tradition moralisatrice teintée de pragmatisme
8La sexualité adolescente reste perçue de manière largement négative outre-Manche. D’après une enquête sur la perception de la sexualité par l’opinion publique (Widmer et al., 1998), en 1998, la majorité des Britanniques, soit 67 % de l’échantillon représentatif, pensent que les rapports sexuels sont condamnables pour les jeunes de moins de 16 ans (âge de la majorité sexuelle en Grande-Bretagne). L’activité sexuelle reste considérée comme réservée aux adultes, d’où l’expression de « sexualité précoce » (underage sex), qui n’a pas de strict équivalent en France. Cette vision moralisatrice imprègne les dispositifs relatifs à l’éducation sexuelle jusqu’au milieu des années 1990. Par exemple, la loi sur l’éducation sexuelle de 1986 spécifiait que les cours d’éducation sexuelle devaient « encourager les élèves à prendre en compte les considérations morales ainsi que la valeur de la vie familiale ». De la même manière, les élèves devaient être avertis des dangers associés à la promiscuité sexuelle (Daguerre, 2006, p. 73).
9Avec le retour au pouvoir des travaillistes en 1997, sous l’impulsion d’une pensée modernisatrice qui est la marque de fabrique du New Labour, le discours des pouvoirs publics devient beaucoup plus pragmatique. La sexualité des jeunes est traitée comme un mal inévitable qu’il convient d’accompagner, en raison de l’inefficacité des dispositifs répressifs. Le Premier ministre Tony Blair écrit, dans un rapport de la Social Exclusion Unit (SEU) concernant les grossesses adolescentes : « Je ne pense pas que les jeunes devraient avoir de rapport sexuel avant l’âge de 16 ans […]. Mais je sais aussi que, quoi que l’on puisse en penser, certains jeunes continuent d’avoir des rapports. Nous ne devons pas condamner leurs actions. Néanmoins, nous devons être prêts à les aider à éviter les risques très réels que représente la sexualité en dessous de l’âge normal » (Social Exclusion Unit, 1999, p. 4).
Ce document de la SEU, commandité par T. Blair dans le cadre d’une réflexion gouvernementale sur l’exclusion sociale, marque une rupture réelle vis-à-vis de l’attitude des gouvernements antérieurs. Les conservateurs ne dissimulaient pas leur mépris à l’endroit des jeunes issus des classes populaires considérés comme plus susceptibles d’avoir des relations sexuelles que leurs homologues issus des classes moyennes. De tels jugements de valeur n’ont plus cours au sein du gouvernement travailliste : pour les experts de la SEU, les grossesses adolescentes résultent d’abord d’un échec de contraception qui traduit l’ignorance des jeunes, et non pas d’un prétendu manque de contrôle de leurs pulsions. Cette nouvelle vision est essentiellement technocratique : il suffirait d’éduquer correctement les jeunes, de leur donner accès à une information adéquate pour que les grossesses adolescentes diminuent considérablement. Ce référentiel hygiéniste/éducatif préside à la mise en œuvre, en 2000, d’une vaste campagne d’information en direction des adolescents âgés de 13 à 17 ans, ainsi qu’au développement de cours d’éducation sexuelle dans les écoles secondaires. La sexualité adolescente n’est plus stigmatisée sur la base de jugements de valeur puritains, mais à partir de critères de santé publique permettant d’épingler l’activité sexuelle comme faisant partie du répertoire des conduites à risque potentiellement pathogènes, au même titre que l’usage de l’alcool et des stupéfiants. On constate une évolution similaire en France, même si l’attitude des pouvoirs publics se voit empreinte d’une conception plus positive la concernant.
En France, un référentiel hygiéniste bienveillant
10Contrairement à leurs homologues britanniques, les pouvoirs publics français – en tout cas depuis le début des années 1990 – ne nient pas le droit des jeunes à la sexualité. Il s’agit plutôt de leur permettre d’en contrôler les risques, en mettant à leur disposition les moyens de contraception adéquats qui tiennent compte de leurs moyens financiers et de leur besoin de confidentialité. Ces dispositifs se caractérisent par le soutien éclairé de la société adulte, notamment avec l’appui des médecins et des pharmaciens (Memmi, 2003). Là encore, le référentiel dominant est éducatif/hygiéniste : il est admis que la sexualité peut être source de découverte et de plaisir, mais il convient de la réguler dans le cadre d’un dialogue dénué de jugement. Dans ce contexte, les adultes référents sont censés être essentiellement bienveillants, soucieux de favoriser la mise en place de rapports de confiance entre les jeunes et leurs interlocuteurs.
Compte tenu du faible nombre de maternités adolescentes en France, le débat public porte plutôt sur le nombre d’Interruptions volontaires de grossesse (IVG) chez les jeunes filles. De façon récurrente, une tendance à la hausse a été notée par les gouvernements successifs depuis la fin des années 1990. Le rapport du Haut Conseil de la population et de la famille (2006, p. 3), indique ainsi « une stabilisation du nombre des IVG depuis 1990, sauf chez les mineures où le recours plus fréquent à l’IVG en cas de grossesse maintient [leur] nombre à un niveau élevé ». Il explique ce phénomène par l’échec des méthodes contraceptives, en particulier l’échec du préservatif, et par le manque de diffusion des connaissances disponibles en direction du public jeune. Comme en Grande-Bretagne, le discours gouvernemental dominant est technique et hygiéniste ; il ne prend pas en compte l’existence d’un désir d’enfant, souvent réel, chez les jeunes filles, notamment celles âgées de 18 à 19 ans (Le Van, 1998).
Un coût social trop élevé ?
11Le second grand problème posé par les maternités adolescentes, à l’exclusion cette fois des perceptions, est celui de leur coût. En effet, les jeunes parents sont souvent dans l’incapacité d’élever de manière autonome leur progéniture, ce qui signifie que la collectivité doit prendre en charge ces familles. Cet enjeu est capital dans un pays comme la Grande-Bretagne, de tradition semi-libérale, qui détient le nombre record de maternités adolescentes au sein de l’Union européenne. Il se pose de manière beaucoup moins aiguë en France, où le phénomène reste marginal.
Des maternités « fardeaux » en Grande-Bretagne
12Depuis le début des années 1990, le problème du coût social des maternités précoces a constitué un enjeu important pour les gouvernements conservateurs et travaillistes. Pour les conservateurs, celles-ci sont assimilables au phénomène des filles-mères. Ce qui importe n’est pas tant l’âge des mères que leur incapacité à subvenir aux besoins de leur progéniture : en d’autres termes, leur dépendance vis-à-vis de l’État-providence. Au milieu des années 1990, l’hostilité à l’endroit des mères célibataires en général et des mères adolescentes en particulier atteint son apogée. Ces adolescentes sont devenues le symbole des classes populaires se reproduisant de manière irresponsable aux frais du contribuable. Elles sont soupçonnées de tomber enceintes de manière à bénéficier d’un logement social, comme l’illustre cette déclaration du ministre du Logement, en 1993 : « Comment pouvons-nous expliquer aux jeunes couples qui préfèrent attendre pour un logement avant de commencer à fonder une famille qu’ils ne peuvent pas être relogés avant l’adolescente célibataire qui attend son premier enfant, probablement non planifié ? » (cité dans Daguerre, 2006, p. 74).
13Le retour au pouvoir des travaillistes, en 1997, marque une rupture par rapport à ce discours stigmatisant. Les mères adolescentes sont désormais considérées comme relevant de situations de marginalisation. Selon ce nouveau référentiel d’inclusion sociale, la maternité adolescente reflète un certain nombre de pathologies, telles que le décrochage scolaire, une histoire familiale marquée par les séparations et les traumatismes, le fait de vivre dans un quartier défavorisé, etc. Dans ce contexte, ces maternités aggravent les situations d’exclusion sociale déjà présentes, en multipliant les risques de dépendance de longue durée par rapport aux prestations sociales. Sur la base de ce diagnostic, le gouvernement met en place, en 1999, une mission interministérielle, la Teenage Pregnancy Unit. L’objectif consiste à réduire de moitié le nombre de conceptions adolescentes d’ici à 2010 et à favoriser l’insertion sociale des jeunes parents. Cette stratégie a donné des résultats positifs : en 2003, 26,3 % des parents adolescents étaient au lycée, bénéficiaient d’une formation ou avaient déjà un travail, contre seulement 16 % en 1997 (Daguerre, 2006, p. 82).
Le gouvernement travailliste cherche à rendre les jeunes parents capables d’élever leurs enfants sans dépendre de l’aide de l’État, de manière à ce que ces jeunes se conforment à l’idéal de citoyenneté responsable et active dont le New Labour s’est fait le champion.
Un accompagnement global des mères en situation de difficulté sociale en France
14Contrairement à leurs homologues britanniques, les pouvoirs publics français ne posent pas directement la question du coût de l’enfant. En effet, les politiques familiales françaises restent basées sur l’idée selon laquelle l’enfant peut et doit être pris en charge de manière subsidiaire par la collectivité, même lorsque les parents ne sont pas défaillants. Le coût de l’enfant est donc beaucoup plus socialisé en France qu’en Grande-Bretagne.
15Dans un tel contexte, l’intervention est fondée sur la notion de difficulté sociale dans laquelle se trouve la mère. Sans doute parce que le phénomène des maternités adolescentes est bien moins important en France qu’en Grande-Bretagne, l’intervention des pouvoirs publics, notamment de la Protection maternelle et infantile (PMI), ne prend pas en compte de manière spécifique l’âge de la mère. Si ce dernier peut être intégré comme un facteur de risque supplémentaire dans le cadre d’un tableau clinique et social jugé préoccupant, il ne justifie pas, en tant que tel, la mise en œuvre d’une intervention spécifique en direction du public jeune, en tout cas au plan national. Cette absence de politique spécifique à ce niveau s’accompagne toutefois de la multiplication d’initiatives locales, en particulier dans les départements où le nombre de maternités adolescentes est supérieur à la moyenne nationale, comme c’est le cas en Seine-Saint-Denis (quatre-vingt-dix naissances provenant de jeunes mères par an) ou dans la région Nord-Pas-de-Calais (Nativel, 2006, p. 131-132).
Un enjeu avant tout symbolique
16En définitive, les grossesses adolescentes dérangent pour des raisons avant tout politiques et symboliques. En effet, elles ne constituent pas un réel enjeu de santé publique ni en Grande-Bretagne ni en France, même si l’on constate une tendance récente dans les deux pays à s’alarmer du recours croissant à l’IVG chez les jeunes filles. Le nombre de maternités adolescentes ayant diminué de manière notable en Grande-Bretagne, les grossesses adolescentes ne représentent pas non plus un coût bien élevé pour la collectivité. Si ces dernières jettent le trouble, c’est parce qu’elles perturbent l’ordre séquentiel, socialement construit, de la procréation dans les sociétés occidentales contemporaines.
Note
-
[1]
Dans cet article, sauf précision du contraire, nous traiterons uniquement de la situation en Angleterre et dans le Pays de Galles.