1La territorialisation de l’action publique touche de nombreux domaines des politiques sociales qui ont été concernés au premier chef par la vague de décentralisation des deux dernières décennies du XXe siècle. Ces politiques ont ainsi offert des chantiers importants de réforme du modèle national de gouvernement (insertion sociale, politique de la ville, formation professionnelle, santé, etc.). Dans ce court article, on s’attachera à relever une série de changements induits par la territorialisation des politiques publiques dans le champ de la formation professionnelle. C’est en effet un domaine qui a connu, dès 1982-1983, un processus de décentralisation couvrant quasiment trois décennies de mise en œuvre.
2La décentralisation de la formation professionnelle aux conseils régionaux a été conditionnée par la logique française de transfert en blocs de compétences, censée offrir une cohérence sectorielle à l’action publique locale. Mais cette logique ignore deux processus. D’une part, les politiques territoriales ont rapidement débordé les secteurs d’action publique traditionnels pour privilégier une approche plus transversale. D’autre part, les frontières de ces blocs de compétences se révèlent bien plus poreuses et instables qu’initialement prévues. Le champ de la formation offre ainsi de nombreux exemples d’intersections avec des politiques relevant d’autres niveaux de compétence, notamment les politiques d’éducation et d’emploi, qui relèvent de l’action étatique, et l’action sociale, largement dévolue aux départements. Ces deux logiques se rejoignent toutefois pour conférer une place centrale à la question de la coordination des politiques et des acteurs, à défaut de laquelle le risque est grand de voir se développer des interventions concurrentes, qu’elles prennent la forme de la redondance ou de la contradiction.
3Signalons enfin que la territorialisation des politiques sociales a été l’occasion du développement de pratiques institutionnalisées de management public et d’évaluation destinées à contrôler les politiques conduites par les collectivités territoriales. Les dispositions législatives encadrant la décentralisation de la formation professionnelle – la loi quinquennale du 20 décembre 1993 notamment – prévoient ainsi la mise en œuvre d’un processus centralisé d’évaluation confiée à une instance nationale tripartite État/régions/partenaires sociaux.
Un nouveau registre d’action publique fondé sur la proximité
4Les politiques locales forment un lieu d’inno-vation institutionnelle et de recomposition de l’action publique. Dans cet ensemble composite, les politiques de formation professionnelle constituent un exemple heuristique. La conception contemporaine du rôle fonctionnel de cette politique – en phase avec les préconisations d’activation et de développement de la « flexicurité?» de la stratégie européenne pour l’emploi – s’appuie sur une prise en compte croissante des marchés du travail locaux. Elle se négocie dans des arènes hybrides et mobilise dans sa mise en œuvre des acteurs publics et privés. Enfin, la conception de l’insertion professionnelle qui la sous-tend implique une responsabilisation croissante des individus à l’égard de leur position sur le marché du travail.
Ces trois grandes lignes de changement dessinent un nouveau registre d’action publique fondé sur la proximité et sur trois logiques d’action dominantes : logiques de territorialisation, d’individualisation et d’hybridation. Que ce soit sous l’angle des changements organisationnels, des transformations des représentations de l’intérêt général ou des modifications touchant les instruments de l’action publique, la proximité offre un répertoire de légitimation qui innerve aujourd’hui toute l’architecture des politiques de formation. La territorialisation mobilise la proximité géographique comme gage d’une meilleure connaissance des réalités socio-économiques locales et donc d’une plus grande efficacité dans la construction des dispositifs d’action publique. L’individualisation suppose une proximité relationnelle dans la mise en œuvre des dispositifs d’insertion professionnelle (suivi individualisé, parcours, tutorat). L’hybridation des acteurs privés et publics suppose de construire une proximité organisationnelle entre les mondes de l’action publique, de l’entreprise et du tiers secteur. Revenons rapidement sur les changements concrets qu’induisent les trois logiques constitutives de ce nouveau registre d’action publique.
Trois puissants leviers de transformation de l’action publique
5? La territorialisation, première de ces logiques, invite à une action publique ciblée sur l’exploitation des ressources propres à chaque espace territorial. La régionalisation de la formation professionnelle suppose une attention plus marquée aux dynamiques propres des bassins d’emploi et des marchés locaux du travail, du fait notamment de son articulation avec les compétences de la région en matière de développement économique et d’aménagement du territoire. Elle implique aussi le développement d’une politique principalement fondée sur la définition d’objectifs et la coordination des acteurs à deux niveaux. La territorialisation des politiques de formation s’est ainsi traduite en premier lieu, pour la collectivité régionale, par la nécessité de définir ses objectifs propres dans un plan régional de développement des formations, décliné en programmes opérationnels annuels. D’une part, ce travail d’objectivation suppose des coordinations internes, notamment entre élus et techniciens de la collectivité régionale. D’autre part, dans la mise en œuvre de ces orientations, il induit des coordinations externes avec les autres acteurs locaux que sont les services déconcentrés des administrations publiques d’État, les autres collectivités locales et les représentants des milieux économiques et sociaux.
6? La logique d’individualisation concerne tant les décideurs que les bénéficiaires de ces politiques. Pour les premiers, elle se solde par un glissement de la légitimité qu’apporte l’appartenance à une administration d’État vers une légitimation liée à la capacité d’influer sur les scènes de l’action publique locale. Pour les seconds, elle aboutit à une responsabilisation croissante au regard de leur situation professionnelle et sociale, ce dont témoigne par exemple le terme d’« employabilité ». En tout état de cause, cette logique d’individualisation suppose de la part des décideurs régionaux une connaissance fine de la demande sociale, de l’offre de formation et des dynamiques des marchés du travail locaux. Elle appuie ainsi le développement d’une expertise territorialisée de la relation formation/emploi, devenue un facteur stratégique de construction des politiques régionales. Le développement de cette connaissance approfondie a entraîné la structuration d’un marché territorialisé de l’expertise où se côtoient services, études des administrations centrales, consultants privés, équipes universitaires et observatoires divers (observatoires régionaux emploi-formation, observatoires de branches, etc.).
? La troisième logique suppose une gouvernance coordonnée des politiques d’emploi et de formation qui implique un spectre élargi d’acteurs. Elle repose sur des processus d’apprentissage institutionnels mutuels de la part des acteurs publics et privés, au sein d’une démarche qui les conduit à coproduire l’action publique locale. Cette hybridation s’incarne dans des instruments d’action publique introduisant des pratiques inspirées du nouveau management public et des logiques quasi marchandes. Ainsi, la programmation régionalisée des actions de formation professionnelle en relation avec les partenaires sociaux a supposé la structuration de ces derniers à ce niveau territorial et le développement d’outils spécifiques de programmation articulant approches sectorielles et territoriales, comme les contrats d’objectifs territoriaux. À un autre niveau, l’application du Nouveau Code des marchés publics au champ de la formation professionnelle a profondément modifié le cadre des relations entre conseils régionaux et organismes de formation. Depuis 2002, les actions de formation professionnelle sont soumises aux règles de ce Code et basculent ainsi du régime de la subvention à celui de l’achat de prestation. Ce changement instrumental a conféré aux conseils régionaux une plus forte capacité de régulation du marché régional de la formation.
Une territorialisation inachevée
7Bien qu’enclenchée depuis le début des années 1980 et faisant depuis l’objet de réajustements législatifs réguliers, la décentralisation de la formation professionnelle demeure, à bien des égards, au milieu du gué. Les voies d’approfondissement sont nombreuses : imprécisions dans la répartition des compétences avec l’État, avec les autres collectivités et avec les structures intercommunales ; difficultés d’articulation avec des domaines d’action publique connexes (orientation, action sociale, emploi) ou avec les politiques des autres régions ; faible politisation des enjeux liés à la formation professionnelle dans l’espace régional… Autant de chantiers qui intéressent aussi bien un législateur national n’ayant cessé de piloter la territorialisation en France que les collectivités territoriales concernées au premier chef par les réformes successives qu’elles subissent la plupart du temps.