CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En France, on dit souvent que la famille est une affaire d’État. Il ne faudrait pas, pour autant, mésestimer le rôle du mouvement familial dans les très nombreux domaines qui concernent de près ou de loin les familles. En effet, la mobilisation pour les familles est aussi une mobilisation des familles elles-mêmes, entre services et lobbying. Légalement représentées dans de nombreux institutions et organismes, les familles organisées sont ainsi devenues un partenaire incontournable de l’action publique.

2Le cas du champ familial paraît assez exemplaire du point de vue des lobbies. Si lobby il y a en l’espèce, car cette qualification fait d’emblée problème tant, dans notre pays, ce type de groupe d’intérêt et de pression a connu une institutionnalisation ancienne, forte et originale.

3Au demeurant, c’est souvent une sorte d’angle mort dans l’analyse des politiques sociales. Trop peu de travaux monographiques décrivent l’espace/temps, les modes d’action et l’impact des lobbies. Plus rares encore sont ceux qui analysent le fonctionnement concret des institutions intermédiaires, pourtant très nombreuses, entre démocratie consultative, partenariat et régulation concurrentielle. C’est pourtant là que les lobbies s’efforcent d’être présents, ne serait-ce que pour rencontrer les pouvoirs qu’ils cherchent à influencer.

4Nous procéderons ici en trois temps. Après un rappel des caractéristiques du champ familial français sous l’angle des acteurs, des institutions et des politiques, nous évoquerons quelques exemples pour illustrer et relativiser la thèse du lobbying. Enfin, nous proposerons une réflexion sur quelques déterminants de l’action publique.

Les mobilisations pour la famille

5Le mouvement familial français naît au tournant du XXe siècle, parmi d’autres mobilisations sociales (Talmy, 1962?; Chauvière, 2000). Il se compose d’associations d’action générale et d’associations plus sectorielles ou spécialisées, souvent regroupées en fédérations et en confédérations. Les problèmes de la natalité émergent, en milieu républicain, grâce à l’Alliance nationale contre la dépopulation du Dr Bertillon en 1896, une stratégie de pression politique à l’instigation d’une partie de l’élite. Ces experts sont fortement relayés au Parlement. Aux mêmes dates, la stratégie catholique face à la question ouvrière et au péril socialiste passe notamment par le réarmement moral des familles et par la création de services ad hoc. L’abbé Viollet crée, au début du XXe siècle à Paris, des associations pour le logement ouvrier et les œuvres du Moulin-vert (Gardet, 2004). D’autres initiatives sont plus locales : celles du patronat catholique du Nord durant la période 1914-1918, relayées par les jésuites, pendant que les associations catholiques de chefs de famille défenseurs de l’école privée se créent après 1905, etc. Pour rechristianiser les classes populaires, l’action doit être globale, morale, éducative et sociale tout à la fois. Enfin, des familles nombreuses s’organisent, avec la singulière Ligue populaire des pères et mères de familles nombreuses du capitaine Simon Maire, à partir de 1908. Encore marquée par l’idéologie catholique de la famille et par le projet d’une moralisation de la société contre le néo- malthusianisme, cette ligue innove par sa forme quasi syndicale et par ses modes d’action. Sans oublier le vote familial (Le Naour, 2005). Après 1945, ces courants constitueront la fédération Familles de France.

6Une autre vague d’associations apparaît à la fin des années trente, dans le sillage de l’action catholique spécialisée. Partant d’un mouvement de foyers Joc (Jeunesse ouvrière chrétienne)/JOCF (Jeunesse ouvrière chrétienne féminine), apparaît en 1941 le MPF (Mouvement populaire des familles), ancêtre de l’actuelle CSF (Confédération syndicale des familles) et de la CLCV (Consommation, logement et cadre de vie, qui est hors champ familial depuis 1975). S’impose une conception syndicale des intérêts familiaux populaires, impliquant un système de représentation, des services et des revendications collectives (GRMF, 1985 et 2002). Côté rural, la CNFR (Confédération nationale de la famille rurale), aujourd’hui Familles rurales, naît de la Jac (Jeunesse agricole chrétienne) et de la Corporation paysanne. Les associations familiales laïques ne voient le jour qu’en 1967.

7Au plan politique, c’est en 1942 (avec la loi Gounot) qu’aboutit la revendication ancienne d’une représentation des « intérêts familiaux » (matériels et moraux). Après républicanisation par ordonnance en 1945, se créent l’Unaf (Union nationale des associations familiales) et les Udaf (Unions départementales des associations familiales). Il s’agit de représenter officiellement les familles auprès des pouvoirs publics, de donner des avis à ces derniers sur les questions d’ordre familial, de gérer des services d’intérêt familial, comme, plus tard, la tutelle aux prestations familiales. Depuis une loi de 1953, le dispositif est financé sur fonds publics (grâce à l’assiette des allocations familiales), ce qui installe solidement et durablement le mouvement familial et son institution dans l’espace public, comme lobby officiel. Il peut ainsi légitimement peser sur l’action publique, en disposant par exemple de dix représentants au Conseil économique et social. Cette présence des « familiaux » est importante, quoique souvent ignorée (Minonzio et Vallat, 2006).
Les fédérations historiques constituent le noyau dur du familialisme institutionnel [1] autour duquel gravite tout un ensemble d’organisations d’orientation familiale, parentale ou sociale. Mais il est aussi des absences significatives : ainsi des fédérations de parents d’élèves, de l’École des parents et des éducateurs, des mouvements féministes, des mouvements homoparentaux et des familles étrangères. Ce n’est pas le cas dans tous les pays européens.

Un groupe d’intérêt en actes

8Dès avant la création de l’impôt sur le revenu (1914), sur pression des natalistes et des « familiaux », des dégrèvements fiscaux favorisent les familles nombreuses nécessiteuses. Il existe toujours diverses réductions accordées aux familles pour la consommation de certains biens ou services, tant au niveau national que communal, sans oublier les stratégies commerciales. Par exemple, sur les transports ferroviaires. C’est pendant la Première Guerre mondiale que certaines compagnies de chemin de fer commencent à accorder des « billets de famille » pour favoriser la rencontre des familles nombreuses avec leurs soldats (pères ou fils). Puis, en 1920, les associations familiales et leurs porte-parole à l’Assemblée font adopter une loi instaurant une carte de réduction « Familles nombreuses » (de 30 % à 70 % selon le nombre d’enfants) sur les tarifs de chemin de fer qui venaient d’être sensiblement relevés, carte qui fera office de carte d’identité familiale. Cette mesure ne devait plus jamais être remise en question jusqu’à tout récemment. Ce qui n’a pas manqué de susciter une vive polémique et un ajustement rapide du projet gouvernemental.

9Il en va de même de toutes sortes d’arrangements, le plus souvent sans conditions de ressources, progressivement obtenus au bénéfice de la famille sous ses différentes formes : les congés pour événements familiaux, les congés de maternité, l’allocation parentale d’éducation, l’allocation de présence parentale, le supplément familial pour les fonctionnaires, le rapprochement de conjoints…

10Plus près de nous, les lobbies se réclamant de la famille ont été actifs dans la plupart des débats des IVe et Ve Républiques (Chauvière et Kertudo, 2006) : qu’il s’agisse de la spécificité des Caf dans la Sécurité sociale (Bussat, 2003), du logement ou du niveau des allocations, sans oublier la bataille contre l’avortement, en 1975, puis l’exigence de son application sans discrimination, ensuite (Chauvière et Carouge, 1982). Une action symbolique significative est la déclaration des droits de la famille, en 1989, par l’Unaf, en congrès à Bordeaux, en présence du président François Mitterrand. Cependant, l’Unaf n’ayant pas d’autorité législative, cette déclaration reste sans valeur normative.

Les conférences de la famille

11La création de ce rendez-vous annuel représente une innovation pour la politique familiale. Un premier cycle de conférences apparaît en 1982 et fonctionne jusqu’en 1991. Il ne réunit que le gouvernement et le mouvement familial. Peu de décisions concrètes en sortent. Un second cycle commence en 1996. Les conférences sont présidées par le Premier ministre et réunissent, outre les représentants familiaux, les partenaires sociaux et des élus. Le gouvernement y annonce sa politique, ce qui consolide cette « mise en scène » de la politique familiale. La stratégie de l’Unaf étant de « familialiser » les questions sociales, ces manifestations en sont l’occasion, dans une conjoncture favorable, vu les attentes à l’égard de la famille dans la lutte contre l’exclusion ou pour l’accueil du troisième âge – ce que l’on appelle la « solidarité familiale » (Chauvière et Messu, 2003). Pour la droite comme pour la gauche, c’est un thème consensuel et une solution qui ne coûte pas trop cher.

12Certains analystes n’y ont vu que promotion gouvernementale et pure communication. L’Unaf et des observateurs ont, au contraire, considéré que ce « grand oral » annuel gardait toute son importance au plan concret et symbolique. Ces conférences confirment en tout cas la position institutionnelle privilégiée du mouvement familial organisé. C’est là un lieu de consultation – certes parmi beaucoup d’autres – où le mouvement familial est présent et actif pour tenter de peser sur la décision publique. Pour autant, ces conférences de la famille n’ont plus été réunies depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence française.

Contre la mise sous conditions de ressources des allocations familiales

13En juin 1997, Lionel Jospin annonce haut et fort la mise sous conditions de ressources des allocations familiales ainsi qu’une modulation de l’Allocation de garde d’enfant à domicile (Aged) [2] (Chauvière, 1999). C’est sans compter avec le lobbying familial, de l’Unaf à la Cnaf, à droite mais aussi à gauche. La stratégie est classique mais efficace?: animation du débat public via différents quotidiens et hebdomadaires, avec deux principaux thèmes – égalité contre équité, parfois solidarité contre politique sociale et droits de l’enfant –, mobilisation d’experts, relais des syndicats (surtout de la Confédération française des travailleurs chrétiens - CFTC), saisie des députés dans leurs circonscriptions et même une manifestation de rue à l’instigation des milieux les plus conservateurs, sur le thème?« On tue la famille ». Si bien que moins d’un an plus tard, lors de la conférence de la famille du 12 juin 1998, le même gouvernement rétablit l’universalité de ces prestations, choisissant plutôt d’abaisser le plafond du quotient familial. Loin d’être un simple changement technique, cette réorientation révèle le poids réel du familialisme politique dans l’action publique quand l’enjeu est de cette nature. Dans le domaine du familial, il existe, en effet, quelques difficultés récurrentes concernant les valeurs et les modalités de la solidarité. Les réformateurs s’y sont heurtés.
Pour l’Unaf, les arguments sont assez simples : la politique familiale n’est pas une politique sociale, mais une politique de solidarité destinée à compenser le coût de l’enfant ; le Premier ministre fait l’impasse sur les familles dans le pacte républicain ; pour atteindre les objectifs sociaux visés, il faut avant tout engager une vraie réforme fiscale… La CFTC, qui veille spécialement sur la Cnaf, apparaît tout à la fois comme étant la plus ferme sur les principes et la plus ouverte à des solutions alternatives, telles que la fiscalisation sous certaines conditions. Face à ce front, tout en attendant la prochaine conférence de la famille en juin 1998 pour en « rediscuter avec les partenaires sociaux », le gouvernement confie à quatre experts l’analyse de la nouvelle question familiale. Finalement, le débat retombe assez vite. Il révèle cependant de la part des autorités politiques une relative méconnaissance des acteurs sociaux concernés et de l’histoire. Les mouvements familiaux porteurs d’intérêts tout à la fois particuliers et globaux (à défaut d’incarner l’intérêt général) y gagnent en légitimité, et avec eux une certaine forme de démocratie sociale contre les experts.

De la famille à la parentalité

14La politique de la parentalité apparaît en France au milieu des années 1990, notamment dans les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (Réaap). Cette orientation profite d’un fort consensus normatif (Chauvière, 2002). Les plus moralistes dans le clan familial jugent beaucoup de parents notoirement irresponsables et soutiennent l’urgence d’agir contre la maltraitance. Les autres retrouvent des accents d’éducation populaire ou d’autoformation. Le bilan le plus complet des Réaap est d’ailleurs concocté à l’Unaf (Ribes, 2003). Le lien à l’enfant étant considéré comme indissoluble, le parent devient l’acteur incontournable de tout travail socio-éducatif ; c’est assurément une catégorie mieux adaptée aux changements contemporains, notamment à l’essor du commerce des services à la personne ou à la famille (Chauvière, 2003). Le « soutien à la parentalité » se fait désormais tout en propositions, sans être jamais trop prescriptif, ne serait-ce que pour ne pas attenter aux libertés individuelles et publiques. Le familial en sort fortifié et les mouvements les plus militants, tels que la CSF, sont localement très engagés dans le soutien actif à la responsabilité parentale. Cependant, les grandes associations qui militent pour la défense des « intérêts matériels et moraux » des familles continuent de réclamer envers et contre tout une politique globale, en profitant conjoncturellement des conférences de la famille et du rapport de forces créé par le projet Jospin de mise sous conditions de ressources des allocations familiales.

Les grandes dates de l’incorporation progressive du familial dans l’action publique

1913 : Des textes visent la situation des « familles nombreuses nécessiteuses ». En 1914, le quotient familial valide le slogan : « familles créancières de la nation » (Antomarchi, 2000).
1920 : « Chambre bleu horizon » et première politique familiale globale. Plusieurs « familiaux » sont ministres (comme le socialiste Jules-Louis Breton, au ministère de la Prévoyance, de l’Hygiène et de l’Assistance) ; apparaissent un Conseil supérieur de la natalité, une déclaration des droits de la famille, des lois d’« encouragement » et d’autres répressives (relatives à l’avortement et à la contraception).
1932 : Loi sur la généralisation des allocations familiales. Celles-ci deviennent un droit et un système d’aide aux familles mais aussi une occasion de contrôle et d’intervention publique.
1939 : Code de la famille et de la natalité françaises (Chauvière et Bussat, 2000). Il vise les aides accordées à la famille, la protection de la famille et diverses dispositions fiscales, toutes mesures reconnaissant le fait familial (ancêtre du Code de l’action sociale et des familles, 2001).
1940-1942 : Vichy et « Travail, Famille, Patrie » changent les objectifs et les modalités de l’action publique. La loi Gounot, inspirée du corporatisme d’État, donne un statut exorbitant aux associations de familles et dote le « corps familial » d’un monopole de représentation des familles.
1945 : Le gouvernement provisoire républicanise par ordonnance l’héritage juridique et institutionnel de la loi Gounot, en allégeant la tutelle et en libéralisant l’édifice à sa base. Maintien du principe d’unicité nationale et départementale, ainsi que des missions spécifiques (à l’exclusion de la propagande).
1946 : La Sécurité sociale intègre une branche famille, avec conflits entre les forces politiques du tripartisme (Parti communiste, socialistes et Mouvement républicain populaire), ce qui hisse la question familiale au rang de priorité nationale. « Âge d’or de la politique familiale » (Antoine Prost) et de l’administration de la « population ».
1975 : Réforme de l’Unaf, cogestion interne entre Udaf et mouvements d’action générale.
1981 : Retour du référentiel « Famille » dans l’écriture administrative, avec un secrétariat d’État à la famille (Georgina Dufoix). Puis premières conférences annuelles de la famille, avec les mouvements familiaux.

15À ces quelques exemples, on devrait encore ajouter les actions au plan européen (Vallat, 2008), notamment via la Confédération des organisations familiales près des communautés européennes (Coface), et au plan international, notamment via l’Union internationale des organismes familiaux (UIOF). La pression française a été spécialement déterminante sur la décision d’une Année internationale de la famille en 1994 et sur le choix du slogan : la famille « plus petite unité démocratique au cœur de la société ».

16Au final, on peut voir dans cette activité permanente de représentation, de veille, de contrôle, d’expertise, de propositions et parfois même de création normative, une sorte de néofamilialisation du social, plus officielle que privée, opérant dans les nombreux plis de la vie quotidienne, là où la famille est concernée pour ses membres et comme telle, mais aussi par où la famille se relégitime en s’adaptant comme « regard sur le monde » et petite souveraineté opposable (Chauvière, 2006).

Entre représentation institutionnelle et lobbying

17Avec la solution institutionnelle trouvée entre 1942 et 1945, les familles organisées sont considérées non seulement comme représentant les « intérêts matériels et moraux des familles de France » selon la formule consacrée, mais encore comme dépositaires d’une part de citoyenneté, du moins à partir de la Libération et lors des élections sociales des années 1940. S’incorporant à l’action publique, les familles deviennent ainsi légalement représentables dans de nombreuses instances et institutions intermédiaires (Chauvière et Jaeger, 2005). À ce titre, les « familiaux » participent à la gestion paritaire des caisses d’allocations familiales. Les droits des usagers y trouvent une origine. Le bénéfice en est élargi et imposé par la loi à toutes les familles de France, mais beaucoup l’ignorent. Depuis 1945, ce montage est pérenne dans le paysage institutionnel, d’une République à l’autre, quoique controversé dans certains milieux, notamment laïques et féministes.

18L’intérêt familial ne vaut pas seulement comme l’intérêt bien compris des familles ou encore de tel ou tel type de famille. L’institutionnalisation et le monopole marquent aussi la reconnaissance de la légitimité publique de ces intérêts et des moyens « démocratiques » de les défendre. Mais le groupe d’intérêt en question reste relativement clos sur lui-même, avec des règles d’entrée (prévues dans le Code de l’action sociale et des familles - CASF), des exclusions malgré des demandes réitérées (notamment de la part de l’Association des parents gays et lesbiens - APGL) et un système discutable de partage des avantages matériels (le « fonds spécial »).

19Le lobby familial montre une forte structuration verticale et horizontale, avec un processus interne de professionnalisation qui le dispute aux militants. D’où un certain pluralisme interne et des marges de manœuvre dans les organisations fédérées, mais aussi des majorités parfois à front renversé et des oppositions feutrées, traitées en interne. Le poids du financement est plus que jamais déterminant dans l’institution et dans les organisations concernées qui en bénéficient.

20Si on analyse les répertoires d’action, on voit que les moyens utilisés sont particulièrement socialisés, opérant notamment dans tous les espaces intermédiaires de concertation ou de consultation, en périphérie des autorités publiques. Les « familiaux » ne participent guère à la lutte pour le pouvoir gouvernemental, se contentant de questionner, d’interpeller, voire de soumettre des dossiers aux candidats des différentes formations politiques en compétition. Ils ne se confondent pas avec les administrations que pourtant ils fréquentent très assidûment, parfois jusqu’à la connivence. Partout, ils veulent incarner une expertise autorisée. Pour autant, malgré cette forte intégration, quand les circonstances les y obligent, ils s’autorisent des pas de côté et des critiques en langage diplomatique.

21En somme, en accueillant nombre d’idées et des représentants dans les institutions légitimes de second ordre (du type Conseil économique et social), le pouvoir politique coupe tout risque majeur d’opposition sur ce front. C’est un système néocorporatiste, puisque c’est l’État qui a accordé le monopole de la représentation des intérêts familiaux à une unique organisation fédérale. Cependant, son pluralisme interne et le fait que nulle famille n’est obligée d’adhérer à ce type de mouvement en modulent singulièrement la portée. Finalement, le lobby est plus instrumentalisé dans le jeu démocratique qu’il ne le menace par son existence et par ses prises de position.

22***

23Comment apprécier l’impact de ce mouvement social sur la définition et le cours des politiques familiales ? Est-il déterminant ou insignifiant ? Comment en juger ?

24Rappelons d’abord que, par-delà les performances affichées par les différents pays membres de l’Union européenne, qui ne sont pratiquement jamais rapportées à l’existence ou non d’un mouvement familial national, la France se caractérise en Europe par une politique familiale des plus explicites, dont les niveaux sont estimés comme globalement généreux et qui est peut-être même l’une des mieux assumées, y compris par la gauche gouvernementale. C’est le paradoxe d’une République qui s’est largement construite contre la souveraineté familiale, puis qui l’a incorporée. Le lobbying officiel des mouvements et des unions n’est pas seul engagé dans ce résultat, mais il est l’une des pièces maîtresses d’un vaste réseau institutionnel qui, jusqu’à ce jour, résiste assez bien à l’usure du temps. La Cnaf y figure également, sorte d’alter ego de l’Unaf.
Si les points d’appui de ce familialisme à la française, unique en Europe, sont anciens, ils sont aussi bien enracinés dans la société. Au plan philosophique, il a incarné, et sans doute continue-t-il de le faire pour partie, une réactivité, plus ou moins totalisante, contre les excès de l’individualisme républicain [3]. Aujourd’hui, la parentalité renouvelle cette perspective (Chauvière, 2008). Au plan social, il porte des initiatives proches du mutuellisme et de l’économie sociale. Certaines pratiques annoncent effectivement le syndicalisme des locataires, des consommateurs et, plus largement, celui des usagers. De même, la philosophie familialiste reste très proche des thèses d’origine catholique sur la subsidiarité, sur l’autonomie sociale locale ou de voisinage, thèses réactivées et même légitimées depuis la décentralisation, les politiques de la ville, aux risques du communautarisme, et aussi depuis la construction européenne. Voilà aussi pourquoi le lobby perdure, même s’il recrute moins et si la présidence Sarkozy semble, pour l’heure, en faire beaucoup moins cas que ses prédécesseurs.

Notes

  • [1]
    Le familialisme peut être défini comme une forme d’action collective, marquée par l’hypertrophie de la raison familiale dans la conception et dans la conduite des affaires publiques, bien au-delà de la seule sphère domestique ou des prestations familiales. Il fait de la famille – et pas seulement de l’individu (homme, femme ou enfant) – l’unité référentielle de politiques publiques en matière de population, de protection, de redistribution, d’emploi, de citoyenneté… Celle-ci devient la médiation principale entre l’État et les citoyens, constituant même un modèle de société «?démocratique?», concurremment à l’individualisme citoyen. En Angleterre, par exemple, la question familiale reste consubstantielle à la société et n’est pas détachée comme chez nous (Bussat et Chauvière, 1997).
  • [2]
    L’Aged allégeait les charges sociales pour l’employé(e) de maison gardant les enfants d’un couple qui travaille. C’était aussi, indirectement, une mesure en faveur de l’emploi.
  • [3]
    Les travaux de quelques juristes tels que Maurice Hauriou ou Emmanuel Gounot ont été décisifs sur ce terrain.
Français

Résumé

Le rôle des lobbies est souvent un angle mort dans l’analyse des politiques sociales. Leur présence est importante dans les très nombreuses institutions intermédiaires, entre démocratie consultative, partenariat et régulation concurrentielle, mais leur impact reste difficile à évaluer. Le cas du champ familial paraît assez exemplaire sous cet angle, d’autant que s’est constitué un groupe d’intérêt et de pression légitime. L’analyse porte sur trois aspects : les caractéristiques du champ familial français, plusieurs exemples d’implication des acteurs et une réflexion sur les déterminants de l’action publique en l’espèce.

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Michel Chauvière
Sociologue
Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’études et de recherches des sciences administratives et politiques (Cersa), CNRS/Université Paris-II. Ses travaux portent sur les politiques du social et du familial, sur les acteurs privés et publics, avec un intérêt particulier pour les processus de professionnalisation des intervenants, les mouvements sociaux et la mise en œuvre des droits des usagers dans la régulation sociale. Il a notamment codirigé avec M. Sassier Les implicites de la politique familiale (Dunod, 2000). En 2004, il a signé?chez Dunod un ouvrage intitulé?Le travail social dans l’action publique. Sociologie d’une qualification controversée et, en 2007, publié aux éditions La Découverte Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2010
https://doi.org/10.3917/inso.157.0070
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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