1Le droit procède à un exercice de codage de l’action publique. Il permet de qualifier des situations, de construire des catégories pour lesquelles une intervention est légitime et auxquelles sont attachés des droits et des devoirs. Cet article nous invite à réfléchir aux logiques qui fondent la structure juridique de l’action sociale assistancielle.
2S’il n’y a pas de société sans droit, au sens le plus large que l’on puisse donner à ce terme, nos sociétés ont établi le Droit en leur centre, à commencer par l’État qui, institution juridique dans son essence, s’est aussi imposé comme le foyer central de la production des normes sans lesquelles il n’y aurait ni communauté politique, ni citoyen, ni sujet de droit et, par extension, pas de capacité d’action collective ou individuelle et pas de droits civils, politiques, économiques et sociaux – bref, rien qui puisse permettre justement de faire société.
3C’est dire qu’il convient d’accorder au droit une attention particulière, non seulement naturellement pour agir, mais pour analyser et comprendre la façon dont nous nous concevons comme communauté politique et comme ensemble social et dont nous structurons nos rapports à nous-mêmes, aux autres et au monde matériel qui nous entoure.
4La structuration juridique des politiques publiques est un fait incontestable et chacun en éprouve la réalité en faisant l’expérience prosaïque de leur mise en œuvre : ce sont des règles de droit qui en définissent plus ou moins clairement les finalités, qui répartissent des compétences d’action entre des organes eux-mêmes fondés sur des réglementations, qui circonscrivent leurs cibles et en déterminent les moyens. Au plus large, elles sont enserrées dans des normes dites « fondamentales » qui organisent la puissance publique et encadrent son fonctionnement, qui lui imposent des limites d’action (en vertu des droits et des libertés fondamentales) et lui assignent des finalités plus ou moins précises (les droits économiques et sociaux). Bien que le droit ne soit naturellement ni le seul ni même le principal organisateur de l’action publique (ce n’est pas lui qui fait la politique), le passage obligatoire par le codage juridique impose une mise en forme spécifique dans des instruments qui en formulent, outre les aspects explicites (motifs, objectifs, partages d’attributions, moyens, droits, obligations, etc.), le soubassement idéel implicite.
Puisque concevoir une politique sociale, comme toutes les autres politiques, passe par son encodage dans et par du droit, il peut se révéler fécond, faisant le chemin inverse, de revenir aux conceptions qui la fondent par une déconstruction et une analyse des notions et institutions juridiques qui en constituent le socle.
Des faits au droit
5Les problèmes dits « sociaux » que va progressivement prendre en charge la protection sociale se manifestent naturellement sous la forme de faits ou de situations problématiques que le langage commun range sous des dénominations diverses et évolutives. Traversant les décennies et même les siècles, la notion de pauvreté rend compte de difficultés matérielles liées à l’absence de ressources pour vivre dans une société donnée, ces dernières engendrant souvent, ensuite, diverses formes d’anomie ou de marginalité au regard des normes sociales communément admises. Cela, naturellement, sans préjudice du fait que la pauvreté ait pu aussi constituer une forme d’idéal social en fondant des itinéraires de rupture avec les valeurs sociales dominantes. On a pu substituer parfois à ce terme celui d’indigence, en écartant justement la dimension valorisable des situations visées pour en accuser les aspects problématiques. Prenant en compte davantage les effets que les causes, les hommes de la Révolution avaient fait porter leurs efforts de réflexion sur la mendicité, qu’ils avaient en projet d’éradiquer. Le Code pénal de 1810 devait garder la même logique de déplacement du problème (l’indigence) vers ses conséquences en instituant un délit : celui de vagabondage. La IIIe République, qui, la première, devait juridiciser ces questions, réunissait cependant les populations à ses yeux problématiques sous la qualification de nécessiteux, autre appellation appliquée à certains pauvres et non à tous, car déjà le traitement juridique introduisait des différences et des clivages dans le conglomérat initial de la pauvreté. Après 1945, la montée en puissance des visées technicistes, liées au développement des savoirs psychologiques, sociologiques et médicaux, tendra à englober les populations concernées sous le vocable d’inadaptés, correspondant à un nouvel imaginaire que le droit traduira dans les formes contemporaines de l’action sociale, dont nous héritons aujourd’hui. Plus récemment, dans le cadre des recompositions qui émergent dans les années 1980, et après qu’est apparue la nouvelle pauvreté, ce sont davantage la précarité et surtout l’exclusion qui ont été convoquées pour nommer les problèmes sociaux.
6Ces novations et déplacements dans le vocabulaire ne sont évidemment pas fortuits. Bien que le substrat factuel qui les soutient ait, par certains aspects, une forme de pérennité et de récurrence traversant l’histoire, ils traduisent des évolutions dans les représentations sociales qui rendent compte des formes constamment renouvelées que prennent les phénomènes dans les conjonctures historiques singulières.
7Le droit se garde bien de consacrer ces notions en les plaçant au cœur des systèmes de prise en charge et en faisant découler directement d’elles des prérogatives ou des obligations. Ainsi, pas plus la pauvreté que l’indigence ni la précarité ou encore l’exclusion n’ont été pourvues de la moindre consistance juridique, les textes ne les ayant pas consacrées comme des notions dotées de conséquences juridiquement établies.
Cela tient au fait que les systèmes institutionnels qui donnent ses structures à la protection sociale doivent intégrer des métanormes tenant, en la matière, essentiellement aux principes de justice qui prévalent dans la société. Ces principes, loin d’autoriser des réponses directement dérivées des situations factuelles d’indigence ou de pauvreté, organisent les conceptions relatives au juste partage des charges et des obligations au sein du corps social et définissent, à partir de là, quels équilibres il convient d’établir entre les droits et les obligations de chacun. Dans la société démocratique, trois visions du « juste » s’entrechoquent : la justice comme égale dignité de chacun garantie par une égalité des droits, a minima les droits de la personne, au plus large l’égalité des chances ; la justice comme juste rétribution des efforts accomplis par chacun, égalité selon les mérites si l’on veut, qui proportionne les avantages de chacun à ses contributions ; enfin, la justice comme nécessaire compensation au bénéfice de ceux qui sont considérés comme moins bien dotés et désavantagés par le sort ou par l’ordre social. Tout mécanisme de protection reposant sur un transfert de ressources collectives vers des individus et des groupes, dans la finalité de protéger ceux-ci ou de leur apporter une aide, doit composer avec ce substrat et constituer un équilibre ménageant chacune de ses dimensions bien qu’elles soient pourtant contradictoires les unes par rapport aux autres. Selon les époques et en fonction de chaque société singulière, la portée de chacune des dimensions du « juste », d’une part, et la hiérarchie entre ces dernières, d’autre part, varient, ce qui permet d’expliquer, au moins en partie, la diversité des institutions nationales de protection sociale. Mais aucune de ces dimensions ne peut prévaloir au point d’annihiler les autres.
La structure fondamentale de la construction juridique du social
8La structure juridique repose sur la définition d’un champ d’application personnel ainsi que sur celle d’un champ matériel. Par champ d’application personnel, on désigne les personnes qui vont entrer dans le dispositif de protection en s’y voyant attribuer des droits et des obligations. Des critères juridiques divers (le sexe, l’âge, le statut préalable tel que la filiation, le mariage, le salariat, etc.) découpent, dans la réalité sociale concrète, des catégories de bénéficiaires qui seront prises en compte et ainsi discriminées dans la masse indifférenciée des « pauvres », des « indigents », des « inadaptés » ou des « exclus », de façon à construire des groupes de personnes éligibles aux prestations. Non seulement cette opération découpe dans l’espace social les groupes bénéficiaires en les distinguant d’autres qui, pourtant dans des situations objectives similaires, ne seront pas pris en compte, mais il est à noter que, le plus souvent, les catégories ainsi construites se tiennent à distance des rapports sociaux réels et se constituent comme des ensembles artificiels et déconnectés des situations sociales concrètes. Ainsi, les notions d’enfant à charge, de salarié, d’ayant droit, d’assuré social, de personne âgée, d’invalide ou d’handicapé sont autant de constructions qui transcendent les conditions concrètes de vie des personnes concernées et les réfèrent à des catégories transversales et par là artificielles, dans la mesure même où elles élaborent une représentation de la personne à distance à la fois de ce qu’elle est dans sa « réalité » et de ce qu’elle vit dans ses rapports avec son milieu social d’appartenance. Par le truchement du droit, et pour les besoins de légitimation et de gestion des systèmes protecteurs, se réalise ainsi une « catégorisation » du social et des individus le composant qui se tient volontairement à distance des rapports sociaux réels.
9Ensuite, la construction juridique procède à la définition d’un champ matériel, à savoir, la qualification des faits ou des situations qui, pris en compte par les dispositifs protecteurs, ouvriront les droits et les prestations au constat de leur survenance pour les premiers ou de leur existence pour les secondes. Il convient ainsi que le substrat factuel répondant aux notions indéterminées de pauvreté ou d’autres appellations recouvrant des situations socialement problématiques corresponde aux critères juridiques permettant de circonscrire les réalités matérielles justifiant l’aide, la prise en charge ou l’indemnisation en les distinguant par là même d’autres réalités, qui pourraient être concrètement similaires, mais qui ne peuvent déclencher ces dispositifs. Il s’agit, dans l’épaisseur du fonctionnement social et face à la multitude des difficultés ou des dysfonctionnements qui peuvent affecter les individus ou les groupes, d’identifier ceux qui, enserrés dans des critères juridiques, appellent et justifient la prise en compte collective.
10Par sa nature propre, mais aussi pour assurer son efficience et par là sa légitimité, la construction juridique procède, dans une logique d’universalisation, à un double arrachement du vécu social : elle rapporte les individus à des métacatégories établies à distance des groupes et des clivages sociaux concrets ; elle élabore les faits justificatifs de la prise en charge de façon à les extraire du cadre pratique où ils opèrent pour les constituer en situations juridiquement circonscrites. Ainsi, à titre d’exemple, la catégorie juridique de « handicapé » ou de « personne âgée » réunit des personnes enserrées dans des situations concrètes différentes mais que la catégorisation juridique réunit en un même ensemble.
Cette structure fondamentale du droit, pour être mise en œuvre dans le champ de la protection sociale, n’en constitue pas moins la forme générale de la construction juridique des faits sociaux. Le droit doit procéder à une universalisation qui établit ses représentations à distance du réel, son efficacité tenant dans la possibilité de trouver « la bonne distance » : trop loin, il est impuissant à maîtriser la société dans son fonctionnement concret?; trop près, il est subverti par les rapports sociaux réels qui l’instrumentalisent et qu’il ne parvient pas à mettre en forme et à contrôler.
Les deux matrices de la protection sociale
La notion de besoin
11La première vision juridique des problèmes et des difficultés sociales, la plus ancienne d’ailleurs, puisqu’elle s’érige sur l’héritage des dispositifs caritatifs, s’établit autour de la notion de besoin. L’élément moteur en est le constat d’une situation de carence ou d’incapacité, subie par une personne ou par un groupe d’individus, à satisfaire leurs besoins fondamentaux, ce qui, au plus simple et au plus évident, renvoie aux nécessités vitales pour assurer son entretien matériel dans une société donnée (l’alimentation, les vêtements, le logement, la protection de l’intégrité physique et morale de la personne). En application de la structure décrite ci-dessus, le besoin ne suffit pas, à lui seul, pour ériger les personnes concernées en bénéficiaires d’un système d’aide. Ce dernier doit être construit à l’intersection, d’une part, de certains éléments concrets dont il convient de constater la présence (critère matériel) et, d’autre part, d’une catégorie de personnes qui sont éligibles (critère personnel).
12Sur le plan du champ d’application personnel, la situation de besoin d’une personne ne peut être prise en compte et réparée par une prise en charge publique que si le demandeur est dans l’incapacité de subvenir par lui-même à ses besoins (absence de ressources justifiée par l’incapacité au travail ou par l’exemption de l’obligation du travail pour les enfants et les personnes en charge d’enfants) et si, de plus, il ne peut recourir aux obligations de ses alliés (obligations alimentaires) par rapport auxquelles l’aide publique est subsidiaire. Les bénéficiaires de l’assistance sont donc circonscrits par le droit aux personnes sans ressources, incapables légitimes au travail, ne pouvant en outre recourir aux solidarités intrafamiliales (obligations d’entretien) juridiquement organisées par le Code civil.
13En ce qui concerne le champ d’application matériel, le besoin doit être constaté concrètement, c’est-à-dire que le demandeur doit faire état de tous les éléments (dont une analyse concrète de sa situation matérielle) établissant qu’il ne peut satisfaire un besoin vital (hébergement, entretien physique élémentaire, soins) par ses propres moyens ou par le truchement de ses obligés alimentaires.
14Dans la logique assistancielle, arrimée originellement aux?besoins vitaux et à l’impossibilité de les satisfaire au travers des obligations personnelles et familiales, on observe une double restriction opérée par la structuration juridique, cette dernière réduisant fortement les bénéficiaires potentiels par rapport à l’ensemble des situations de besoin vécues par les « pauvres » ou par les « indigents ». D’une part, les besoins pris en compte sont ramenés aux nécessités vitales et doivent être constatés et évalués précisément. D’autre part, le champ des bénéficiaires est doublement réduit du fait de l’exigence d’une incapacité légitime à assurer son entretien et de la mise en jeu des obligations alimentaires par laquelle l’assistance revêt un caractère marqué de subsidiarité.
En dépit des évolutions récentes qui constituent des recyclages des modèles anciens sans en modifier la nature, on aperçoit comment la matrice du besoin a pu opérer et opère encore : repérer des bénéficiaires légitimes par la construction de catégories éligibles enfermées dans des conditions plus ou moins restrictives selon les normes de justice acceptables, circonscrire les situations factuelles à considérer en les enserrant dans des critères et dans des modalités de prise en compte, en déduire des prestations à délivrer qui soient le plus étroitement liées à la fois aux données matérielles et aux catégories personnelles retenues.
La notion de risque social
15Les situations problématiques sont ici constituées, en considérant que certaines situations sociales comportent des «?risques?» qu’il convient de prendre en compte collectivement de façon à annihiler ou à amortir les effets de leur survenance lorsqu’ils se réalisent. C’est au sein de la production industrielle, dans le cadre du salariat, que ce modèle s’est développé. Le travailleur, dépourvu de toute autre ressource que son salaire, y est en effet soumis à une forme de précarité très spécifique qui tient au fait que, sa capacité de gain étant liée à son seul travail, il est dominé par la logique du marché. Ce dernier détermine l’utilisation et la valeur de sa force de travail aussi bien qu’il régit les biens de consommation (alimentation, logement) dont dépend sa survie. Considérant alors que les incertitudes ou les aléas pouvant annihiler ou réduire ses ressources et, partant, celle de sa famille (accident du travail, maladie, chômage, vieillesse, décès) sont inéluctablement liés à la logique économique elle-même, l’assurance sociale procède à leur internalisation dans le coût du travail, oblige à l’étalement et à la socialisation de ce coût sous forme de cotisations perçues à proportion des salaires versés et aménage des formes d’indemnisation pour assurer une garantie de revenu au travailleur et à sa famille lorsqu’un des risques prévus se réalise. C’est là la logique des assurances sociales : imposer au marché et aux entreprises la prise en compte des nécessités d’entretien des travailleurs ainsi que de relative garantie de leurs ressources, en compensant les inévitables aléas que subit leur valeur productive du fait même des logiques économiques qui la déterminent.
16En ce qui concerne les aléas pris en compte, construits comme risques sociaux ou charges susceptibles d’indemnisation, de réparation et/ou de compensation, le droit identifie diverses circonstances factuelles et en définit les critères d’identification. Ainsi, les notions d’accident du travail et de maladie professionnelle, de maladie, d’invalidité ou encore de charges familiales sont construites de façon à les rattacher à l’activité professionnelle, à déterminer la nature et les effets qui les constituent. Cela conduit à organiser différents régimes de protection entendus à la fois comme une réponse à une situation provoquant une suspension d’activité ainsi qu’une perte de revenus professionnels et un dispositif de réparation ou de compensation. Si elles se ramènent toutes peu ou prou, dans leurs effets, à une précarisation de la situation économique des actifs, les situations y conduisant sont découpées en risques différents, chacun ouvrant sur des mécanismes d’indemnisation spécifiques que l’on recouvre de la notion de régime.
Certes, limitées au salariat et souvent ordonnées à des logiques de protection minimale (avec un cantonnement aux salaires les plus faibles, ainsi qu’un niveau bas de cotisations et de prestations) dans les expériences originaires, les assurances sociales ont été généralisées (protection de tous les actifs et élargissement à des non-actifs, extension des droits dérivés, augmentation des niveaux de prestation) et parfois même universalisées en les déconnectant de l’activité professionnelle (c’est le cas des prestations familiales en France). Mais la matrice du « risque social » en constitue toujours le fondement conceptuel. Plutôt que de s’en tenir aux marges de ceux qui ne parviennent pas à s’insérer dans le fonctionnement social (vus à travers la matrice du «?besoin?» et les modèles assistanciels), elle conçoit les situations problématiques à réparer comme une conséquence inéluctable du fonctionnement social et conduit alors à en socialiser le coût au moyen d’une mise en solidarité du monde du travail et, potentiellement, par extension des catégories d’ayants droit et des droits dérivés, de l’ensemble de la société. Elle a constitué une des voies de passage d’une protection sociale résiduelle, telle qu’elle s’est maintenue aux États-Unis, vers une protection généralisée de toute la population dans la visée explicite du « bien-être » collectif, l’autre voie étant la protection universelle des pays scandinaves, qui ont procédé à un dépassement décisif de l’assistance par son extension pour affirmer des droits sociaux de haut niveau, étatisés et attachés à la simple citoyenneté.
Le répertoire juridique de la protection sociale et ses limites
17Les situations concrètes sont élaborées sous forme de catégories abstraites ordonnées à partir de notions juridiques qui nomment et circonscrivent des personnes d’une part et des faits éligibles d’autre part. Ces catégories qui, nous l’avons souligné, se tiennent volontairement à distance des expériences sociales réelles, organisent un monde institutionnel artificiel où les individus sont établis comme des sujets de droits catégoriels, dotés de prérogatives ou d’obligations identiques et, de ce fait, traités égalitairement par des organisations dédiées à leur prise en charge.
18Les faits sociaux problématiques sont ensuite aménagés selon deux points de vue que nous avons mis en évidence. Ou bien on s’attache à les concevoir comme des manques, des déficiences, des lacunes du fonctionnement social, bref des besoins non satisfaits pour certains que les institutions s’attachent alors à compenser et à prendre en charge. Les problèmes sociaux sont vus ici comme des dysfonctionnements, des incohérences qu’il convient de résorber. Ou bien on les perçoit comme des effets, sinon normaux, en tout état de cause inévitables du fonctionnement social, comme des risques ou des charges inéluctablement liés aux rôles et aux statuts imposés à chacun. On procède alors à leur prise en compte par socialisation et étalement de leur coût sur la collectivité, de façon à instituer des mécanismes de réparation et d’indemnisation pour rétablir les déséquilibres inévitables qu’ils suscitent.
19Besoins à satisfaire ou risque à anticiper et à réparer, les problèmes sociaux sont construits de façon abstraite, structurés en données et en bénéficiaires objectivés, traités par des allocations et par des prestations prédéterminées dans leurs conditions d’attribution et dans leur contenu. Les formes institutionnelles opèrent donc comme un codage qui transforme des situations singulières en cas appréhendables et traitables.
20Ces modes de construction des questions sociales comportent leur lot de difficultés, d’incertitudes et de tensions. Pour l’essentiel, celles-ci tiennent à la double rupture qu’introduisent les deux formes dominantes de construction des problèmes sociaux. D’une part, l’organisation de situations sociales concrètes en catégories peut se révéler inopérante par rapport aux situations vécues qui les débordent toujours et qui risquent de ne pas pouvoir s’y inscrire, la catégorisation produisant inévitablement des groupes interstitiels qui n’y rentrent pas. C’est dans cette béance que s’est constituée l’action sociale, effort constant pour compléter et adapter les protections légales. C’est pour cela aussi que s’est développé le travail social, avec des professions appelées justement à contextualiser le système légal et à l’aménager en considération des situations individuelles pour combler son écart inévitable avec les données de fait. D’autre part, la réparation ou la compensation a posteriori sont susceptibles d’enfermer les bénéficiaires dans des statuts d’assistés ou d’ayants droit et de naturaliser ainsi leur situation en constituant la protection sociale en structures d’enfermement.
Les recompositions contemporaines
21On peut constater, tout d’abord, que les institutions se fondent sur des « droits fondamentaux » puisés dans le préambule de la Constitution et qui recouvrent, peu ou prou, les droits sociaux consacrés par divers textes internationaux et européens. On assiste ainsi à une forme de refondation de la protection sociale qui apparaît sous la forme de « droits à » ou de droits créances garantis à chacun par la communauté politique et qui, en outre, s’étendent plus ou moins largement aux non-nationaux.
22Ensuite, de nouvelles formes d’encadrement des aides se développent, en aménageant la logique catégorielle antérieure. Pour les populations éligibles sur la base de droits à compensation liés à des incapacités légitimes ou à des handicaps affectant leurs potentialités (handicapés, personnes âgées, personnes dépendantes), un déplacement vers chaque personne concernée s’opère, avec l’introduction de formes de reconnaissance individuelle renforcées (droits des usagers, contrats de séjour, projets de vie). Cela fonde une action sociale de « services à la personne » qui rompt avec les logiques collectives, sectorielles et impersonnelles antérieures et dans laquelle les principes d’équité et de « non-discrimination » tiennent lieu d’axes organisateurs. Pour les nouvelles populations éligibles à l’assistance, constituées des « exclus », le traitement catégoriel fait place à une approche individualisée qui entend, dans le contexte singulier propre à chaque individu, impulser une requalification de chacun pour le réinsérer dans le droit commun. Récemment, le Revenu de solidarité active (RSA) a étendu le modèle assistanciel en y ajoutant les statuts d’emplois pour faire face aux difficultés des « travailleurs pauvres ». La forme contractuelle, instrument clé de l’insertion, se développe en lieu et place de l’inscription impersonnelle dans un statut protecteur.
23Proclamation de droits fondamentaux combinée à une individualisation des aides et des prestations inscrite dans des instruments d’allure contractuelle : telle est la nouvelle structure juridique de l’action sociale assistancielle. Ce que le premier mouvement, la consécration des droits, prétend gagner en extension et en profondeur, le second, l’individualisation, en réduit la portée, puisqu’il fait jouer à nouveau les normes de justice qui sont plurielles et en tension. Alors qu’antérieurement, le partage juste des droits et des obligations opérait au niveau de méta- catégories collectives dont l’appartenance suffisait à organiser des statuts protecteurs, c’est dorénavant davantage à l’échelle de chaque individu qu’il s’établit, en requérant de chacun une adhésion à des normes en échange des prestations. La matrice assurancielle fondée sur les risques et sur les charges sociales connaît également des évolutions. Elle s’est ancrée aussi progressivement sur de larges consensus en matière de droits fondamentaux garantis à tous et à chacun pour faire face à des risques en expansion constante dans l’imaginaire collectif. Il s’en est suivi un mouvement contradictoire. D’un côté, une poussée vers l’universalisation de la protection (couverture maladie universelle, prestations familiales universelles, couverture de nouveaux risques) se manifeste, doublée logiquement de formes d’étatisation des institutions (recours renforcé à des ressources fiscales, mises en tutelle renforcées des organismes, contrôle financier étatique) qui les ont éloignées du modèle professionnel d’origine et ont atténué la légitimité de leur ancrage dominant dans l’économie. De l’autre, rompant aussi avec le modèle catégoriel et collectif antérieur, les individus sont mobilisés pour se construire une protection sociale viagère (maladie, retraite, dépendance) en optimisant les circonstances qui se présentent à eux et en anticipant les risques et les charges auxquels ils peuvent être exposés. Le socle universel étatique pourrait tendre alors à ne constituer qu’une protection minimale, à charge pour chacun de recourir à des formes alternatives pour se garantir contre les aléas de l’existence (au moyen de mutuelles, d’assurances, de l’épargne ou du patrimoine), la puissance publique jouant à ce niveau un rôle de facilitateur et d’organisateur. Au projet d’une sécurité fondée sur la mise en solidarité de l’ensemble de la société (universalisation de la protection socioprofessionnelle) par l’expansion des catégories d’ayants droit pourrait se substituer une vision différente, laissant jouer plus fortement les différenciations sociales et les situations individuelles qu’elles génèrent.
Certes, la logique catégorielle ne disparaît pas car elle est nécessaire pour passer des appartenances globales définies par les « droits à » aux arrangements opérant au niveau du monde vécu. Mais elle a tendance à s’instrumentaliser pour laisser jouer les « parcours d’insertion », les « projets de vie » ou encore les « contrats de prise en charge », qui constituent le nouveau cadre juridicisé de l’action sociale.