1Promis par François Mitterrand, candidat à la présidence de la République en 1988, dans sa « Lettre aux Français », le Revenu minimum d’insertion (RMI) verra le jour par la loi du 1er décembre de la même année. Les premiers paiements auront lieu, comme le gouvernement s’y était engagé, à Noël 1988. Sa construction, dans laquelle la branche Famille de la Sécurité sociale a été largement impliquée, aura été très originale, voire largement hétérodoxe. Ce fut même une quasi-« inversion juridique » : c’est en partie l’élaboration concrète de l’imprimé de demande de la prestation qui a structuré le dispositif. Ceci s’explique par la contrainte de délais très courts entre la conception de la réglementation et son application. Le RMI était une grande avancée sociale. Il fut aussi un modèle dans sa construction, dont nous proposons ici de rendre compte concrètement et « de l’intérieur ». Sachant bien sûr qu’il y eut d’autres acteurs et d’autres enjeux.
Pourquoi les Caf ?
2Lorsque la création d’un revenu minimum d’insertion devint une probabilité, la question se posa, avant même son existence, du choix de l’acteur qui devait en être le gestionnaire. Et cette question n’était pas facile à résoudre. Dans la logique d’un filet de sécurité ne désincitant pas à l’activité professionnelle, il n’aurait pas été incohérent de choisir les Assedic. Pour autant, on ne pouvait exclure les Caisses d’allocations familiales (Caf) et les Caisses centrales de la Mutualité sociale agricole (CCMSA), pour plusieurs raisons. Depuis 1972 notamment, les Caf avaient acquis l’expérience de la gestion d’une base ressources. Depuis 1976, elles géraient un des premiers minima sociaux, issu de l’idée d’impôt négatif aux États-Unis et popularisé par Lionel Stoleru en France : l’allocation de parent isolé. En sus, le « père » de celle-ci, Bertrand Fragonard, allait être nommé délégué interministériel au RMI et donc pilote de la réforme, sous l’autorité de Michel Rocard. En cette année 1988, grâce notamment aux progrès croissants de l’outil informatique, les Caf avaient généré des gains de productivité devant permettre l’absorption d’une nouvelle réforme sans moyens supplémentaires de gestion.
3En outre, les premières évaluations des caractéristiques du futur RMI laissaient apparaître une majorité de familles parmi les bénéficiaires potentiels. Un débat important eut lieu à la Cnaf sur l’opportunité de se porter candidat à la gestion du RMI. Du côté du conseil d’administration, l’enthousiasme n’était pas de mise au regard, d’une part, d’une large opposition à l’application de tout critère de ressources aux prestations familiales et, d’autre part, d’une opposition à voir la politique familiale basculer dans la politique sociale. Si l’idée d’être un prestataire de service a été acceptée, l’engagement sur la mission de lutte contre la pauvreté a reçu, en revanche, un accueil mitigé. Du côté des services administratifs, la dominante était plutôt négative, notamment chez ceux voulant préserver le caractère familial, assez universel, de la mission de la Cnaf. Pourtant, saisie de la question au printemps 1988, la Commission des directeurs des prestations familiales s’est prononcée à l’unanimité pour une prise en charge du RMI par les Caf. Le directeur de la Cnaf, Christian Marie, trancha en ce sens. Du côté de l’État, la réponse fut positive.
Deux points peuvent déjà être retenus. Premièrement, on s’était trompé sur les caractéristiques des bénéficiaires : les trois quarts d ’entre eux allaient être des… non-familles. Deuxièmement, si la présence de marges de productivité allait permettre une gestion sans trop de risques de la nouvelle prestation, le choix effectué fut un réel choix de mission, d’ambition de lutte contre la pauvreté, en bref, de conviction, et non de simple opportunité.
Partir de l’imprimé de demande
4Début novembre 1988, F. Mitterrand annonce que le RMI devrait être payé à Noël. Or, tout était à construire : texte de loi, décrets d’application, circulaires (y compris celles de la Cnaf), imprimés de demande, dépliants d’information, instructions comptables, intégration informatique, communication.
5Rappelons que dans le système français, la tradition de la construction d’une nouvelle prestation est généralement verticale et descendante. Il y a la loi, ou plus exactement, le projet de loi, le recueil des avis nécessaires, le vote, les décrets d’application, les circulaires, et, depuis l’informatisation, un document clé appelé pour la branche Famille le « suivi législatif », qui est la mise en ordre binaire de la réglementation. C’est-à-dire que pour permettre l’intégration informatique, il est indispensable de préciser exactement l’option retenue, alors que la logique juridique peut offrir plusieurs possibilités ou même un « trou » dans la décision, ce que ne supporte pas la logique informatique. L’imprimé de demande suit…
6Dans le cadre de la construction du RMI, presque tout fut inversé. La contrainte de temps n’y était pas pour rien. Les premières réunions de travail entre la délégation interministérielle et la Cnaf consistèrent à élaborer l’imprimé de demande. Ceci amenait à se poser des questions du genre : allait-on prendre en compte, pour calculer l’allocation, le revenu imposable ou une base plus large ? Allait-on s’aligner sur la base ressources de calcul du minimum vieillesse ? Prendrait-on en compte l’éventuelle obligation alimentaire ? Si oui, comment ? Tiendrait-on compte du patrimoine, mobilier ou immobilier ? Si oui, à quel niveau ? Sur quelle périodicité appeler les ressources ? Quelle serait la durée du droit?? Les réponses apportées déterminaient en fait des questions de fond, l’épure même du RMI, ses objectifs, ses choix. Avec l’imprimé de demande, on se situait d’emblée au cœur du sujet. C’est la mise au point de celui-ci qui a pour partie configuré la physionomie de la prestation et posé les questions essentielles : le niveau du montant garanti par l’allocation différentielle, la condition de régularité du séjour sur le territoire national, le système d’intéressement pour inciter au retour à l’emploi, la mise en œuvre de mesures d’insertion par les collectivités locales, le contrôle des fraudes via une vérification de la fiabilité des déclarations de revenus directement auprès des Assedic.
La construction du RMI en « mode projet »
7Le RMI ne pouvait se satisfaire, pour être correctement payé à Noël 1988, de textes juridiques. Il impliquait à la fois : l’élaboration d’un suivi législatif, traduisant en forme horizontale et binaire, répétons-le, un droit destiné à être informatisé?; des instructions comptables ; des outils d’information et de communication?; la formation des personnels des Caf ; l’analyse des besoins de personnel et l’impact sur les budgets.
La direction des prestations familiales de la Cnaf se positionna en chef de projet, en mobilisant toutes les autres directions de la Cnaf. Chaque réunion avec l’État faisait l’objet de rétrocession d’informations pour permettre aux autres partenaires d’élaborer les outils ad hoc. Le groupe du suivi législatif, constitué de chefs de service prestations de Caf particulièrement compétents, travailla de manière constante à intégrer les règles découlant des textes juridiques eux-mêmes en construction, pour permettre l’élaboration d’un premier outil informatique de calcul de la prestation. Deux séminaires, courant novembre et décembre 1988, conduisirent à former au moins deux agents par Caf, eux-mêmes en charge de former d’autres agents. Autre innovation : le Premier ministre, Michel Rocard, avait introduit l’obligation de l’évaluation du RMI. Une première réflexion, toujours dans cette approche projet, eut lieu à la Cnaf concernant les statistiques à collecter pour réaliser cette évaluation.
Le premier paiement de la prestation
8En un peu plus d’un mois, le RMI avait été construit. Et ceci, côté Cnaf et branche Famille, dans une atmosphère, sinon fiévreuse, du moins très motivée, conviviale, transversale. Chacun avait conscience de mener à bien une substantielle avancée sociale : ne plus laisser dans un pays développé, riche, de 300 000 à 400 000 personnes sur le bord de la route. Même si l’on avait conscience qu’un ralentissement économique pouvait augmenter le nombre de bénéficiaires de manière substantielle – ce qui fut le cas. L’activité intense passée, il est permis, tout en pardonnant à l’auteur de possibles erreurs de mémoire, d’en tirer des leçons.
Les enseignements de la construction du RMI
9Ils sont, à notre sens, les suivants :
- en termes de méthodologie, l’efficacité du travail sur le mode projet a fait ses preuves ;
- en termes de typologie de construction du droit, une « torsion » a été induite par l’outil informatique ;
- la vertu de l’approche usager a été éprouvée au travers du « syndrome de l’imprimé », lorsque ce dernier n’est pas clair ou apparaît trop technocratique au regard de la logique plus simple du bénéficiaire ;
- une vision politique a également porté le projet : la création d’un minimum de revenu a été conçue pour ne pas être désincitative à l’activité, grâce à des mesures d’intéressement à travailler?;
- la volonté de lier aide monétaire et accompagnement social a été vertueuse ;
- l’anticipation des réactions possibles de l’opinion (via la lutte contre la fraude) a sécurisé la réussite du projet ;
- la valorisation et le développement du sens du juste et de l’injuste chez le gestionnaire (et ceci jusqu’au niveau de la technicienne en charge du dossier) ont constitué un autre atout. En effet, les techniciens, qui connaissent bien les usagers, peuvent avoir leur opinion sur la pertinence du dispositif qu’ils sont en charge d’appliquer. Ils sont motivés par le « juste », dans la mesure où ils sont dotés d’un grand sens du service public.
La construction du RMI, outre sa réussite dans un laps de temps aussi court, aura également permis : - de conduire la Cnaf à perfectionner son processus d’implantation de la réglementation, véritablement bouclé en 2002. Le RMI aura constitué une étape importante pour amener cette institution à être très rigoureuse dans toutes les étapes du processus de construction d’une réforme, en respectant l’ordre des travaux et la mobilisation de toutes les compétences nécessaires. Ce processus type d’implantation d’une réglementation aura été mûri et acté au terme de plusieurs années, au fil des nombreuses réformes intégrées par la branche Famille ;
- de prendre conscience qu’à l’ère de l’informatique, la coconstruction du droit avec l’État – un droit applicable, précisé, exhaustif – est la clé de la réussite ;
- de raisonner en passant par la compréhension des formalités administratives pour l’usager.
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11En définitive, une filiation entre le RSA et le RMI peut être repérée, ne serait-ce que dans les conditions d’élaboration des deux prestations. Au cours du processus de construction de celles-ci, la branche Famille de la Sécurité sociale a pris pleinement conscience de l’élargissement de son cœur de métier : les politiques familiale et sociale qu’elle met en œuvre font d’elle, avec la fiscalité, l’un des acteurs majeurs de la politique française des revenus.
12Au-delà du témoignage livré ici en quelques mots, demeure la conviction que la création du RMI a été une novation de fond et de méthode, et qu’il a été bénéfique de mettre au jour la réalité de la fabrication d’une mesure de politique sociale dans ses aspects les plus concrets et parfois presque triviaux. D’où il ressort, au final, qu’à côté des grands principes affirmés et des finalités poursuivies, le réglage des détails concrets de mise en œuvre d’un dispositif contribue lui aussi à façonner celui-ci, dans sa signification et dans sa finalité profondes.