CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Enfance, jeunesse, maturité, vieillesse : telles sont les quatre grandes étapes de l’existence. Cette périodisation élémentaire se déduit logiquement des définitions du dictionnaire Le Petit Robert qui se renvoient les unes aux autres et font état de l’enchaînement suivant : la naissance ouvre la période de l’enfance ; elle est suivie de la puberté puis de l’adolescence, ces deux phases n’étant pas distinguées ici de la jeunesse ; c’est la maturité, confondue avec l’âge adulte, qui leur succède ; la vieillesse constitue la dernière période du cycle de vie.

2Au début du XXe siècle, 60 ans était l’âge à partir duquel un médecin était dispensé d’apporter, pour un décès, un autre diagnostic que celui de « vieillesse » (Arbuz et Rapoport, 2009). Aujourd’hui, c’est lorsque leurs enfants avoisinent eux-mêmes la soixantaine que les parents effectuent la dernière partie du chemin. L’étirement des existences produit des effets qui s’étendent à la définition de toutes leurs étapes : « l’allongement de la vie bouleverse l’idée d’entrée dans la vie et l’image du cours entier de la vie » (Gauchet, 2004). Cette révolution de la longévité est également porteuse d’importantes conséquences sur les représentations des âges de la vie, l’organisation de la société et de nos systèmes de protection sociale.

Un grand premier âge : la jeunesse

3La période de l’enfance, de « découverte » relativement récente (Ariès, 1960 ; Renaut, 2002), est largement laissée de côté dans la littérature sur les âges de la vie, qui retient volontiers un grand premier âge préliminaire et préparatoire à une existence dorénavant plus longue. Quand elle est évoquée, c’est parfois pour noter que la sortie de l’enfance via l’entrée dans l’adolescence se ferait dorénavant de plus en plus tôt. Serait-ce lié à la précocité croissante de la puberté ou à celle de l’accès à l’univers marchand ? Toujours est-il que les spécialistes en marketing, qui ont ancré depuis longtemps la problématique des âges dans leurs études, parlent de « kids getting older younger » ou d’enfants qui deviennent vieux plus jeunes pour désigner la nouvelle génération des 10-13 ans [1]. Le sociologue François de Singly qualifie de son côté d’« adonaissance » le mouvement d’autonomisation d’une classe d’âge qui prend ses marques générationnelles et ses distances par rapport à l’appartenance familiale (de Singly, 2006). D’autres à l’inverse diagnostiquent une extension de l’enfance rognant sur l’adolescence. Cette dernière, comme l’enfance, est une « catégorie récente et imprécise, dont les bornes et les contenus sont difficiles à repérer et qui ne font l’objet d’aucun consensus » (de Linares et Metton-Gayon, 2009).

4Adolescence et jeunesse ont longtemps été tenues pour équivalentes, ce qui a probablement partie liée avec la position hégémonique qu’a occupée l’approche psychologique et psychanalytique de la jeunesse dans la production savante spécialisée. De fait, c’est davantage la jeunesse et le passage à l’âge adulte qui retiennent aujourd’hui l’attention des sociologues que la question de savoir comment situer l’adolescence, dont certains auteurs pointent l’inadéquation croissante comme catégorie d’analyse [2], par rapport à la jeunesse dans le parcours des âges. Certains chercheurs, comme Gérard Mauger ou Olivier Galland, ont d’ailleurs précisément tenu à opérer cette distinction entre adolescence et jeunesse pour mieux étudier la seconde [3]. La jeunesse est envisagée par la majorité des sociologues comme l’âge de la vie où s’opère le double passage de l’école à la vie professionnelle et de la famille d’origine à la famille de procréation, et donc comme une phase de transition et de franchissement des seuils menant à l’âge adulte, confondu avec la période d’activité centrale du parcours de vie ternaire et linéaire institutionnalisé par la société industrielle des Trente Glorieuses.

5Dans cette perspective, on assisterait aujourd’hui à un allongement de la jeunesse : l’entrée dans la vie active se fait plus tard sous le coup de l’allongement de la durée des études, et l’acquisition d’un emploi « stable » pâtit des modifications du marché du travail avec un chômage massif et la multiplication des formes d’emploi précaire [4] ; décohabitation familiale, installation en couple et naissance du premier enfant se font également à des âges plus tardifs ; la déconnexion du franchissement des seuils scolaires-professionnels et familiaux-conjugaux renforce encore le processus. Le constat largement partagé du fait que ces étapes sont désormais discontinues, progressives et réversibles amène certains sociologues, à l’instar de Cécile Van de Velde (2008), à avancer une nouvelle définition de la jeunesse comme « processus singulier d’individuation se structurant en référence à des normes et des configurations sociales définies ». Certes, la jeunesse s’allonge, « mais en même temps que se métamorphosent les trajectoires adultes, et qu’émerge cette représentation du ”devenir adulte” comme un processus d’individuation vers un horizon subjectif et potentiellement renouvelé » (Van de Velde, 2008).
La jeunesse change parce que la maturité évolue, ce que ne peut ignorer la sociologie de la jeunesse, elle qui « est inévitablement une sociologie implicite de la vie adulte, dans le sens où l’âge adulte est soit sonsidéré comme le référent et/ou l’aboutissement du processus de maturation sociale qu’est la jeunesse, soit comme un terme obligé de comparaison » (Pugeault-Cicchelli et al., 2004).

Le processus de « maturescence »

6La période d’activité est celle de l’accélération du temps. Au milieu du XIXe siècle, une femme de 30 ans se trouvait à l’orée de la vieillesse. Aujourd’hui, elle met au monde son premier bébé – soit deux ans plus tard qu’il y a vingt ans. Situation professionnelle et éducation des enfants : il faut tout mener de front. Au point que pour les philosophes Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, l’adulte se définit en première approche comme « un être qui n’a pas le temps (...), voué au sérieux, au devoir et à la quotidienneté (...), englouti dans la multiplicité des petites urgences » (Deschavanne et Tavoillot, 2007). La pensée philosophique que ces auteurs convoquent pour « dessiner un portrait plausible de l’idéal adulte contemporain » les amène à retenir trois caractéristiques qui font système : l’expérience (rapport au monde), la responsabilité (rapport aux autres) et l’authenticité (rapport à soi-même).

7Une autre caractéristique de la « maturescence » – terme proposé par la sociologue Claudine Attias-Donfut pour désigner cette étape du parcours de vie envisagée comme un processus plutôt que comme un état – est de se trouver prise en sandwich entre deux générations d’importance quasi équivalente : celle des jeunes qui s’autonomisent et celle des parents qui entrent dans la vieillesse (Attias-Donfut, 2005). Situation sans précédent historique, « la succession de générations de taille comparable, qui prévaut à notre époque, modifie complètement le rapport de relève de génération dans le travail comme dans les autres domaines de la vie sociale, famille y compris » (op. cit.).

Le vieux, c’est l’autre

8La dissociation croissante entre le moment de la cessation d’activité professionnelle et celui de la sénescence est une autre conséquence de l’allongement de la vie – et d’une vie en bonne santé. Au milieu du XXe siècle, on prenait sa retraite à 65 ans, en pouvant encore escompter vivre en moyenne 13,4 ans pour les femmes et 10,4 ans pour les hommes. Aujourd’hui, l’âge officiel de la retraite est de 60 ans. Les femmes ont alors une espérance de vie de 26,9 ans, les hommes, de 22 ans. La durée moyenne de la retraite a donc plus que doublé en un demi- siècle et comprend une « seconde maturité » (Gauchet, 2004), qui précède l’avènement du grand âge : « Grâce à l’Etat social, aux systèmes de retraite, à l’amélioration de la santé des populations, il s’est créé un troisième âge, distinct du quatrième » et dont la caractéristique principale est d’être une « double émancipation vis-à-vis des contraintes du travail et des charges de famille » (Gauchet, 2004). À tel point que le troisième âge serait devenu celui de « l’individu accompli, (...) le moment de la pleine indépendance, déconnectée de toute responsabilité sociale, autrement que librement choisie » tan-dis que l’état adulte ne serait plus « qu’une catégorie d’âge, sans relief ni privilège social particulier ». Ce dernier état en effet « a ceci de dramatique qu’il est limitatif (...) marqué par les contraintes d’engagements sentimentaux durables et par les obligations d’une spécialisation professionnelle (...) fait de renoncements à d’autres partenaires qui auraient pu mieux vous convenir et à d’autres domaines d’activités pour lesquels on se sentait des affinités », en bref assimilable aujourd’hui [5] au « rétrécissement inexorable qui résulte de l’empilement des déterminations » (op. cit.). D’où la force de répulsion de l’état adulte pour la société dans son ensemble et la force d’attraction qu’exerce au contraire la jeunesse, devenue modèle de référence pour l’existence entière.

9Même si la catégorie statistique des « personnes âgées » débute à 60 ans, les « seniors » remettent vigoureusement la vieillesse à une date ultérieure. Dans les faits, par leur dynamisme physique et économique ; dans leur esprit, en raison d’une importante distorsion entre âge réel et âge « subjectif » : à 65 ans, on se perçoit en moyenne 10 à 20 ans plus jeune que ce que dit le calendrier (Guiot, 2001). Rendant compte de la complexité de ce ressenti, Simone de Beauvoir attire l’attention sur le rôle essentiel du jugement d’autrui dans l’appréhension de son propre vieillissement : « On est vieux d’abord dans le regard de l’autre – en moi, c’est l’autre qui est âgé, c’est-à-dire celui que je suis pour les autres : et cet autre, c’est moi » (Beauvoir, 1970).

Revoir les rapports entre générations ?

10À l’instar des différentes étapes du parcours de vie, la vieillesse n’est qu’un mot, c’est-à-dire une construction sociale qui se décline différemment selon les contextes physiologiques et sociaux des trajectoires de vieillissement. En France, comme dans l’ensemble des pays occidentaux, les mécanismes redistributifs de l’État-Providence et les politiques publiques ont été au cœur de la définition de la vieillesse : « les systèmes de retraite ont transformé les “vieillards“ en “retraités“ ; les interventions publiques ont joué un rôle moteur dans la partition de la vieillesse en deux âges, le “troisième âge“ et les “personnes âgées dépendantes“ » (Caradec, 2001). Aujourd’hui où les personnes âgées sont de plus en plus nombreuses, les questions de financement des retraites et de prise en charge de la dépendance sont au cœur de la réflexion sur l’organisation publique et privée des solidarités. Alors que des travaux sociologiques ont mis en évidence les inégalités de destin social entre cohortes au détriment des plus jeunes (Caradec, 2001), le débat porte notamment sur l’(in)équité des rapports entre générations.

Notes

  • [1]
    Définition par le « Dico du Marketing » de l’acronyme KGOY : « utilisé par les Américains dans l’industrie du jouet pour désigner le fait que les enfants se détournent de plus en plus tôt des jouets traditionnels », cf. le livre de Kathleen McDonnell Honey, we lost the kids paru en 2002 et cité dans Stratégies le 30 juin 2006. Pour un éclairage sur l’instrumentalisation des enfants par les marques, on se reportera utilement à la contribution de Benoît Heilbrunn, « Les pouvoirs de l’enfant-consommateur » dans de Singly, 2004.
  • [2]
    Cf. M. Gauchet (2004) : « Il me semble qu’on peut parler d’une disparition de l’adolescence en tant que catégorie sociale. Elle tend à se résorber dans la jeunesse. La notion conserve une pertinence psychologique qui la fera rester ».
  • [3]
    Notons qu’Olivier Galland a été amené à relativiser la distinction entre adolescence et jeunesse, montrant que la frontière entre les deux catégories n’est pas étanche mais bien poreuse. Cf. Galland O., 2001, « Adolescence, post-adolescence, jeunesse », Revue française de sociologie, n? 42, cité par de Linares et Metton-Gayon, 2009.
  • [4]
    D’où l’émergence, d’après Léa Lima, d’un nouvel âge de la vie : celui de la prime insertion professionnelle ou « âge d’insertion », soit « une période d’insertion d’environ quatre ans faite d’instabilité sur le marché du travail », in Guillemard, 2008.
  • [5]
    En effet, ces « limitations étaient compensées jadis par la croissance sociale. Ce que vous perdiez en fait de possibilités, vous le regagniez au travers de votre foyer, sur le terrain de votre métier, grâce à votre statut. Sans doute cet horizon garde-t-il un sens pour la minorité qui fait carrière – et, de par le poids des élites, sans doute conserve-t-il une certaine portée de modèle collectif. Mais force est de constater que sa valeur prédictive s’érode aux yeux du plus grand nombre, qui ne se sent guère concerné par ces gains attachés à l’avancée en âge (...) » (Gauchet, 2004).

Bibliographie

  • Arbuz G. et Rapoport D. (dir.), 2009, La bien-traitance au soir de la vie. Avancer en âge, Paris, Belin.
  • Ariès P., 1960, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon (rééd. Le Seuil 1973).
  • En ligneAttias-Donfut C., 2005, « Rapports de générations et parcours de vie », Enquête, Biographie et cycle de vie, 1989, mis en ligne le 28/12/2005 sur : http://enquete.revues.org/document82.html
  • Beauvoir S. de, 1970, La vieillesse, Paris, Gallimard.
  • Caradec V., 2001, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Nathan.
  • Deschavanne E. et Tavoillot P.-H., 2007, Philosophie des âges de la vie. Pourquoi grandir ? Pourquoi vieillir ?, Paris, Grasset.
  • En ligneGauchet M., 2004, « La redéfinition des âges de la vie », Le Débat n? 132, Paris, Gallimard.
  • En ligneGuiot D., 2001, « Tendance d’âge subjectif : quelle validité prédictive ? », Recherche et applications en marketing, n? 1, vol. 16.
  • Guillemard A.-M. (dir.), 2008, Où va la protection sociale ?, Presses universitaires de France, coll. « Le Lien social».
  • Linares C. de et Metton-Gayon C., 2009, « L’émergence de l’adolescence », in Roudet, 2009, p. 163-179.
  • Pugeault Cicchelli C., Cicchelli V., Ragi T. (dir.), 2004, Ce que nous savons des jeunes, Presses universitaires de France, coll. « Sciences sociales et société ».
  • Renaut A., 2002, La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance, Calmann-Lévy.
  • Roudet B. (dir.), 2009, Regard sur... les jeunes en France, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), Presses de l’Université Laval, Canada.
  • Singly F. de (dir.), 2004, Enfants-Adultes. Vers une égalité de statuts ?, éd. Universalis, coll. « Le tour du sujet ».
  • Singly F. de, 2006, Les adonaissants, Paris, Armand Colin.
  • Van de Velde C., 2008, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, Presses universitaires de France.
Clémence Helfter
rédactrice en chef adjointe
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/01/2010
https://doi.org/10.3917/inso.156.0006
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