1Raconter sa vie « en direct » à un auditoire qui n’a rien demandé et qui en subit le récit est devenu, par la (dis)grâce des téléphones cellulaires, une pratique sociale caractéristique de notre époque. Si parler de soi n’est plus tout à fait « l’entreprise qui n’eut jamais d’exemple » annoncée par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions, le genre demeure quand même, lorsqu’il passe par l’écrit, réservé à des personnes jouissant d’une certaine notoriété, voire d’un beau brin de plume, à défaut du secours d’un « nègre » spécialiste de l’exercice.
2Mais raconter sa vie peut aussi répondre à des motivations généreuses et à la préoccupation de ne pas laisser se dissiper à jamais un présent, par nature, volatile. En témoigne l’atelier Transmission proposé récemment dans le cadre des activités de la Maison ouverte [1], une association de quartier fondée en 2003 qui offre deux sites, dans le 12e et le 14e arrondissement de Paris.
3La volonté de donner un objet issu de soi à un destinataire dont on ne sait pas forcément qui il sera ni s’il s’y intéressera est à l’origine d’un atelier d’écriture et de parole centré sur la transmission qui a réuni, pendant sept séances, une douzaine de personnes pour un travail sur le lien entre histoire singulière et histoire collective. Pour la plupart sans expérience préalable de l’expression écrite, elles étaient soucieuses de laisser « derrière elles » un album rassemblant des textes, des images, des photos, des documents de tous ordres, tous éléments significatifs d’histoires singulières reliées à d’autres vies qui les ont précédées, qui leur ont été contemporaines ou qui viendront après la leur.
4Derrière cet effort, dont on perçoit le caractère intime et dont on devine de quelles tensions il s’est parfois accompagné, se révèle le désir de transmettre des témoignages de moments de l’existence que l’on a vécue, d’événements grands ou petits mais significatifs pour ceux qui les mettent en récit ; l’envie, aussi, de lancer des « bouteilles à la mort » à l’intention de ceux « qui après nous vivront », afin qu’ils sachent ce qu’ont été les émotions, les espoirs, les enthousiasmes et les valeurs de ceux qui ont composé ces recueils.
5Tous les participants à l’atelier, souligne Lise Mingasson, l’animatrice (et rédactrice en chef d’Informations sociales de 1992 à 2008) qui a accompagné le travail du groupe, n’avaient pas forcément une descendance identifiée (enfants, petits-enfants, neveux, cousins...) à laquelle l’ouvrage serait « naturellement » destiné. C’est cette incertitude quant à l’identité des lecteurs potentiels qui confère ici à la transmission son sens le plus large, au-delà de la filiation, et l’inscrit dans une dimension théorique qui en appelle à la continuité sociale, à l’héritage non seulement génétique ou matériel mais aussi symbolique, affectif et culturel.
6L’analyse de la démarche [2], au fil de laquelle on croise Vladimir Jankélévitch, Roland Barthes et Paul Ricœur, dévoile la complexité et la richesse d’un phénomène qui relève de plusieurs sciences humaines, comme l’anthropologie ou la psychanalyse, et qui constitue surtout une démonstration de la pertinence de la sociologie clinique telle qu’elle a été expérimentée en France par Vincent de Gaulejac ou Roselyne Orofiamma.