CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’entend-on par travail parental ? C’est d’abord le travail des parents en charge d’enfant(s) que nous retenons ici comme point d’entrée. Considérable en termes de tâches pratiques (occupation matérielle) et de charge mentale (préoccupation, disponibilité), le travail parental engage la définition de soi comme parent, père ou mère, et la perpétuation « réussie » de soi - c’est-à-dire son prolongement à travers un enfant voué à n’être ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

2La notion de « travail » n’est entrée que tardivement dans le vocabulaire de « l’éducation domestique ». On la doit principalement au courant féministe matérialiste qui, dans les années 1970, s’est attaché à sortir l’économie familiale de l’invisibilité dans laquelle le XIXe siècle l’avait placée [1]. Elle est cependant indissociable d’un autre courant qui, dans les années 1930, a œuvré dans le sens d’une « éducation des parents », d’une objectivation des « tâches », des gestes et des préoccupations considérés jusqu’alors comme une capacité naturelle de tout adulte en charge d’enfant. Depuis, la notion oscille entre la reconnaissance de cette « activité » comme un « travail en soi » et la tentation toujours présente de faire de cette « compétence » un tremplin de la moralisation/responsabilisation des familles. On n’oubliera pas, non plus, que la reconnaissance du travail parental comme une activité, si elle a permis de faire émerger la « deuxième journée de travail », n’a pas encore engendré de « révolution parentale ». Ce sont encore les mères qui la prennent en charge ; et ce sont toutes les femmes qui, avant même d’être confrontées à ce « travail parental », dès l’embauche et tout au long de leur carrière professionnelle, en font les frais.

3Condition supposée de la réussite scolaire, sociale, mais aussi « personnelle » des enfants, le travail parental implique, pour les adultes qui le portent, des arbitrages et des hiérarchisations de priorités sans cesse revisités tout au long de la « carrière » parentale. Il s’agit donc d’un travail qui évolue dans le temps et l’espace en fonction d’un certain nombre de facteurs matériels (configuration familiale, milieux sociaux, organisation du marché du travail, ressources du contexte social…) et des investissements et arbitrages réalisés par les principaux acteurs pour eux-mêmes et dans le cadre des groupes conjugal/familial et sociaux.

4Si être parent peut ainsi être perçu comme un métier, c’est aussi parce qu’il fait justement l’objet de discours sociaux normatifs (de la mise en ordre religieuse à la « responsabilisation » parentale de sécurité publique) et professionnellement segmentés (de la diététique à la psychanalyse). Déclinés en une série de « devoir être », fonctions, savoir-faire et compétences, par une police des familles [2] aux ressorts multiples, mais qui visait - et vise encore - à cadrer les pratiques parentales et à « apprendre aux parents à être parents », le travail parental s’est progressivement objectivé comme tel : un travail, un métier, une carrière, des compétences dissociables (en partie) d’une naturalisation « genrée » initiale entre les pères et les mères. La notion même de « travail parental » souligne les glissements opérés en une ou quelques décennies : il ne s’agit plus (complètement) d’un « faire » sans visibilité, mais bien d’un travail mesurable, décomposable ne serait-ce que statistiquement à l’aide des enquêtes Emploi du temps par exemple.

5L’ensemble des articles qui forment ce numéro contribuent à décrire les frontières et contenus du travail parental, tant du côté du vécu des parents et des familles « ordinaires », que des prescripteurs de normes et des innovations introduites par certains des nouveaux acteurs du travail parental tels que les pères seuls ou les parents de même sexe.

6La première partie du numéro est consacrée aux frontières et contenus du travail parental et met notamment l’accent sur le travail affectif (qui recouvre des investissements divers) et cognitif qui l’accompagne (quoi faire ? comment ? par qui ?). C’est pourquoi il y a lieu d’interroger les liens avec la parenté, plus précisément l’idée que l’on se fait de sa place et de sa « nature » de parent. Mais le travail parental renvoie-t-il à tout travail, dès lors qu’il est exercé dans le cadre d’un « lien de parenté » ? La tentation est en effet grande de glisser de la parentalité à la parenté ; or la comparaison avec d’autres « travaux » sur du travail apparemment parental, comme celui exercé par des enfants devenus adultes auprès de leurs parents dépendants, ou encore par des grands-parents auprès de leurs petits enfants, montrent que les contraintes sont, de part et d’autre, bien différentes.

7Qu’est-ce qui caractérise, dès lors, le travail parental ? En premier lieu, la forte dépendance des enfants qui nécessite une permanence des soins et une cohabitation (fût-elle alternée), une certaine obligation de résultats, des enjeux de reproduction et des investissements identitaires forts. L’obligation de résultats, qu’elle se traduise par une réussite sociale ou par la satisfaction de critères plus personnels mais non moins pesants, semble bien être l’une des caractéristiques fortes du travail parental : elle disparaît, par exemple, ou se transforme lorsque le « travail dans le cadre d’un lien de parenté » est pris en charge par d’autres que les parents immédiats.

8La deuxième partie du numéro porte sur les prescriptions sociales. Le premier lieu de prescription est sans doute l’école. Le travail parental est d’ailleurs aussi un travail scolaire et, par là, discriminant socialement. Il peut exister notamment un écart entre les logiques socialisatrices des familles et les attentes scolaires et éducatives de l’école. Si on assiste à un desserrement progressif du modèle familial traditionnel, celui-ci est encore largement dominant. A cet égard, la division sexuelle des responsabilités domestiques, fortement intériorisée par les parents des deux sexes, est soutenue par des politiques publiques qui, résolument et explicitement, ont laissé une place secondaire aux femmes sur le marché du travail. La gestion de l’articulation entre travail et famille reste massivement entre les mains des mères et, selon la culture professionnelle, elle sera plus ou moins facilitée, mais aussi plus rarement déléguée à l’autre parent. Au-delà de l’emprise des normes, le travail parental se répartit aussi en fonction des contraintes économiques de la classe sociale mais également de chacun des membres du couple – les deux ayant partie liée.

9Enfin la dernière partie interroge ce qui remet en cause, ou tout au moins questionne, le travail parental dans son acception traditionnelle. Le travail parental exercé par les pères n’a été l’objet d’une attention scientifique que depuis peu ; mais cette attention, déjà, a permis de modifier notre regard sur le travail parental des pères. La répartition traditionnelle des rôles et des tâches survit bien souvent à la désunion du couple. Plus frappant encore, le fait que les familles homoparentales reproduisent, dans certains cas, la division traditionnelle des tâches parentales.

10Avec les articles proposés dans ce numéro, la question de « l’éducation à la parentalité » ou de la « responsabilisation » des parents peut s’entendre d’une manière spécifique, en mettant l’accent sur les conditions d’effectivité et les limites de l’autonomie des arbitrages parentaux. Assurer un travail parental aujourd’hui, c’est ainsi d’abord arbitrer. On considérera que cette dernière activité d’élaboration, de création de sa propre formule parentale et de ses limites fait partie intégrante du travail parental. Le métier de parent consisterait bien moins à « s’éduquer aux bonnes pratiques » et à s’autoriser de celles-ci qu’à se permettre, en amont, d’effectuer un certain nombre de choix. Dès lors, on pourra s’interroger sur la place laissée à cet aspect dans les dispositifs normatifs contemporains.

Notes

  • [1]
    Christine Delphy, 1998, L’ennemi principal. Économie politique du patriarcat (tome 1), Paris, Syllepse.
  • [2]
    Jacques Donzelot, La police des familles, Éditions de Minuit, 1977.
Anne Verjus
Chercheure au CNRS, elle est membre du laboratoire Triangle de l’ENS-LSH (Ecole normale supérieure – Lettres et sciences humaines) et travaille sur les politiques de la parentalité et de la conjugalité dans une perspective socio-historique. Elle a notamment publié : Le Cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, 2002 ; avec Marine Boisson, « La parentalité, une action de citoyenneté. Une synthèse des travaux récents sur le lien familial et la fonction parentale (1993-2004) », Dossier d’études, n? 62, Cnaf, 2004. Elle a dirigé le numéro de Recherches et Prévisions intitulé « Conflits de couple et maintien du lien parental », n? 89, 2007 et s’apprête à publier, chez Fayard, une histoire politique du conjugalisme.
Marie Vogel
Maître de conférences en sociologie à l’ENS-LSH (Ecole normale supérieure – Lettres et sciences humaines) à Lyon, elle a travaillé sur la production policière de l’ordre urbain et s’oriente aujourd’hui vers l’étude des transformations de la condition parentale. Sur le thème du travail parental, elle a écrit Famille et modernité occidentale, 2006, polycopié du CNED (préparation à l’agrégation sciences sociales).
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/07/2009
https://doi.org/10.3917/inso.154.0004
Pour citer cet article
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