1La charge mentale et physique de la prise en charge de ses parents âgés peut-elle être comparée au travail parental avec ses jeunes enfants ? Au-delà de certaines ressemblances, les finalités du soutien apporté diffèrent sensiblement. Les statuts, places et rôles des aidants et des aidés empêchent d’assimiler les soins prodigués à ses vieux parents au travail parental effectué pour ses enfants.
2La vieillesse est construite depuis longtemps en miroir de l’enfance. L’image d’Épinal du degré des âges formalise cette représentation sociale occidentale très ancienne, selon laquelle à l’âge de la décrépitude succède, aux alentours de 100 ans, l’étape ultime précédant la mort : l’état d’imbécillité ou l’enfance (Puijalon et Trincaz, 2006). Les témoignages littéraires comme les représentations sociales les plus communes, les politiques publiques de la vieillesse, les discours des professionnels des services et des soins aux plus âgés, ou encore les témoignages oraux ou écrits des personnes âgées elles-mêmes et de ceux qui les accompagnent à la vieillesse tracent des parallèles entre commencement et fin de la vie, tout en opposant symétriquement ces deux âges, presque terme à terme.
3Ce halo de représentations sociales trouve son prolongement dans l’idée que le soutien familial aux plus vieux impliquerait pour les enfants ou les conjoints qui le prennent en charge de se faire les parents de leur(s) parent(s). De la cinéaste et actrice allemande Margarethe von Trotta, qui disait « devenir une mère pour sa propre mère » [1], au comédien et dramaturge Sacha Guitry pour qui « les parents deviennent les enfants qu’on a sur le tard » [2], les témoignages abondent de cette assimilation du soin apporté aux parents âgés au maternage (ou au paternage) des jeunes enfants. Là encore joue un effet miroir : les valeurs accordées à un travail qui pourrait apparaître objectivement identique aux deux âges, dans les pratiques de soin, dans les services matériels rendus, dans le soutien moral ou encore dans la charge mentale de la surveillance ou de la bienveillance, s’inversent. À l’épanouissement personnel et aux gratifications du maternage sont opposés l’épuisement, physique et moral, engendré par le « fardeau » de l’aide au parent âgé, et l’impuissance devant un combat perdu d’avance face à la mort. L’accompagnement des personnes âgées vulnérables ou fragiles apparaît bien alors dans le sens commun comme un travail parental « à rebours », où il s’agit non plus d’accompagner vers l’autonomie mais de lutter contre son étiolement, non plus de construire un adulte mais de conserver cet adulte dans le vieillard, dans un combat inégal avec le temps qui passe.
4En fait, plutôt qu’un travail parental dont les pratiques seraient identiques mais la dynamique et l’aboutissement « inversés » par rapport au travail parental classique, le soin apporté aux parents âgés devrait être caractérisé comme un faux travail parental. Au-delà des similitudes réelles entre les pratiques familiales de soins aux vieux ou les politiques sociales qui les cadrent – notamment via des professionnels qui cherchent à formaliser voire à normer ce travail – et les pratiques parentales ou les politiques familiales de soins aux enfants, des écarts demeurent. Ces derniers sont liés, en particulier, aux statuts sociaux et aux configurations familiales, qui interdisent de penser l’accompagnement aux plus âgés sous ce seul registre du travail parental et déconstruisent cette représentation-écran de l’inversion des rôles parentaux aux âges élevés.
L’accompagnement des personnes âgées vulnérables : limites de la comparaison avec le travail parental
5Les soins et les soutiens apportés aux personnes âgées vulnérables constituent bien un travail parental, si l’adjectif qualifie la parenté plutôt que la parentalité. En effet, dans un contexte de réduction du financement de la protection sociale, et, plus largement, de crise des États-providence dans les années 1980, les politiques publiques de la vieillesse ont renvoyé le soutien et le soin aux personnes âgées vers les solidarités informelles, c’est-à-dire, pour l’essentiel, familiales. Elles ont ainsi participé à la mise en forme idéologique du familialisme (Walker, 1993) qui prévaut dans le secteur de l’aide aux personnes âgées, cette pression normative qui attribue aux membres de la parenté, au premier rang desquels le conjoint et les enfants, la charge « naturelle » d’aider les personnes âgées en difficulté. Cette orientation de la prise en charge vers la famille est relayée par différents « entrepreneurs de morale », en particulier tous les professionnels concernés par la prise en charge des difficultés de la vieillesse, des médecins gériatres au personnel des maisons de retraite ou des services à domicile. La famille apparaît en effet comme le seul lieu où peuvent être dispensés, en plus des soins matériels, l’affection et le soutien moral nécessaires à cette période de la vie. Cette norme familialiste est donc partagée aussi bien par les professionnels de l’aide, qui insistent sur leur complémentarité avec la famille, voire sur leur rôle d’appoint, que par les aidants eux-mêmes, obéissant à l’injonction d’aider leur parent en vertu de l’amour filial et de la dette contractée à leur endroit par les soins prodigués au cours de l’enfance, ou même, comme ont pu l’avancer certains sociologues, par le fait même d’être en vie. Ainsi que l’ont bien montré de nombreuses enquêtes, tant en France que dans les autres pays européens, cette charge de protection rapprochée des vieux pèse surtout, comme les autres solidarités familiales, sur les femmes – conjointes, filles et belles-filles – de la famille : 60 % des conjoints aidants et 70 % des enfants aidants sont des femmes (Dutheil, 2001).
6Le contenu de ce travail de soutien aux aînés, ainsi que les problèmes d’organisation quotidienne qu’il pose, notamment dans l’articulation avec la vie de travail, apparaissent alors, dans un premier temps, semblables à ceux du travail parental. Les registres dans lesquels ce travail est énoncé, dans le sens commun ou dans le sens sociologique, en donnent un indice : ainsi, le care s’applique indistinctement à la « prise en charge » des personnes « vulnérables », « fragiles » ou « dépendantes », qu’il s’agisse de (jeunes) enfants comme de personnes âgées. Il se décline dans des activités apparemment identiques : soins corporels, mais également organisation matérielle de la vie quotidienne, en particulier domestique, organisation du suivi de la santé, soutien administratif, prise en charge financière. Au-delà, l’accompagnement d’un parent âgé vulnérable peut engager une responsabilité légale, via des mesures de tutelle ou de curatelle. Même si la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale des aidants n’a guère été prise en compte par les pouvoirs publics, l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) permet de rémunérer un membre de la famille aidant la personne âgée, à l’exception du conjoint. Enfin, des études ont récemment pointé la charge mentale liée à l’accompagnement d’un parent âgé, la disponibilité et l’investissement qu’il suppose, de manière comparable au travail engagé auprès de jeunes enfants (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006).
7Ces enquêtes font ainsi apparaître des triples, voire des quadruples journées pour les femmes qui travaillent et prennent en charge leur(s) vieux parent(s). Elles montrent surtout la disponibilité de ces femmes qui assurent la continuité des soins à leurs parents, et dont le rôle n’est jamais mieux mis en évidence que lorsque des imprévus – apparition d’un handicap, aggravation d’une maladie, défaillance d’un(e) professionnel(le) – viennent reconfigurer les équilibres de vie des personnes âgées, stabilisés de manière précaire par l’articulation entre prise en charge professionnelle et investissements familiaux. La littérature, qu’elle soit professionnelle, et principalement médicale, ou sociologique, mais également les politiques publiques et les associations de familles de personnes dépendantes insistent maintenant sur l’épuisement des aidants et sur la nécessaire mise en place d’une aide à leur égard.
8La tentation de normer ce travail, en particulier dans ses dimensions relationnelles et psychologiques, est forte : ainsi que l’écrivent un psychologue et un gériatre à propos de l’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, « les difficultés sont permanentes, pour les proches. Ils doivent sans cesse prendre des décisions sans y être aucunement formés » (Baulon et Noël, 2005). Les configurations matérielles d’accompagnement des personnes âgées sont soumises à cette normalisation, qui exige d’identifier un « aidant principal » de la personne âgée ou un « interlocuteur privilégié » des professionnels. Mais les exemples sont multiples, tant en institutions d’hébergement qu’au sein des services de soins et d’aide à domicile, de professionnels jugeant également de la bonne distance et de la qualité de l’aide et des relations entre aidé et aidants, à l’instar de l’éducation parentale observée dans le champ de la petite enfance. Dans ces deux domaines, les possibilités des acteurs sociaux de se soustraire à cette normalisation, de l’ignorer, d’y échapper, de la négocier, sont inégalement distribuées, selon les sexes, les appartenances sociales et les niveaux de revenus.
Un travail d’accompagnement différent, reposant sur un « devoir filial »
9Si des similitudes fortes existent entre travail parental et accompagnement d’un parent âgé, des écarts significatifs empêchent de penser cet accompagnement sous l’angle d’un travail symétrique à celui qui s’exerce auprès des (jeunes) enfants.
10En premier lieu, tous les enfants de parents âgés ne sont pas nécessairement confrontés à un besoin d’aide de la part de ces derniers : les deux tiers des personnes de plus de 60 ans, en France, ne reçoivent aucune aide, de même que la moitié de celles de plus de 75 ans. Les conjoints masculins, de ce point de vue, sont favorisés par la démographie : ils ont bien plus de chances de recevoir un soutien que d’en prodiguer un. Autrement dit, alors qu’avoir un enfant implique un travail parental pour la quasi-totalité des parents, avoir des parents âgés n’implique pas nécessairement d’exercer un soutien en leur direction.
11En outre, les formes de ce soutien ainsi que son volume sont susceptibles de varier, en particulier parce que les parents ne vivent pas sous le même toit que leurs enfants âgés. Il peut donc être beaucoup plus épisodique, moins continu que les soins prodigués aux enfants, et spécialement aux jeunes enfants. Alternent de la sorte des périodes de soutien intense, liées à des difficultés passagères, à une réorganisation nécessaire de la configuration d’aide, de la répartition des tâches entre membres de la famille et entre professionnels, et des périodes d’accompagnement plus léger, plus distant, voire d’absence de soutien, la vie ayant repris son cours. Ainsi, 27 % des personnes âgées aidées en 2000 ne le sont plus deux ans plus tard (Bressé et Dutheil, 2004).
12Ce qui distingue significativement le soutien aux parents âgés du travail parental exercé auprès de jeunes enfants, ce sont moins les discontinuités, les éclipses et les reprises que leur organisation même. Dans le travail parental, ces discontinuités sont normées, en étapes chronologiques, de manière traditionnelle, médicale, mais également par les possibilités et les structures d’accueil, puis d’éducation dans lesquelles passent les enfants, ce qui permet aux parents de s’organiser, en anticipant, par exemple, la variation des besoins et des possibilités d’aide au fur et à mesure du passage de la petite enfance à l’enfance, puis à l’adolescence. En revanche, le soutien aux aînés est soumis à des variations des besoins d’aide beaucoup plus imprévisibles, puisque liées, pour l’essentiel, à ce que l’on peut appeler des « accidents biographiques », qui surviennent le plus souvent de manière rapide et imprévue, et dont les conséquences sur la vie quotidienne des personnes âgées peuvent être très variables. Il en va ainsi du veuvage, des handicaps, des maladies évolutives caractéristiques de cet âge de la vie, mais qui peuvent également toucher les aidants eux-mêmes, obligeant à réorganiser les configurations d’aide stabilisées. Selon les catégories sociales, ces « accidents biographiques » sont inégalement anticipés, tant du point de vue matériel que financier, obligeant souvent à faire face dans l’urgence à cette nouvelle donne. L’attention vigilante portée aux parents âgés fragiles ne peut donc bien souvent être planifiée, et semble ne connaître de répit que dans la mort de l’un des acteurs de la configuration. Le travail n’apparaît alors pas comme une variable d’ajustement dans le soutien aux parents âgés, quelle que soit la lourdeur de ce soutien, contrairement au travail parental. Les arbitrages temporels sont réalisés au détriment de la vie personnelle, des loisirs, des vacances, de la sociabilité amicale et familiale, ainsi que de la vie de couple et de famille avec ses propres enfants (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006). Lorsque les besoins d’aide des parents sont forts, et le soutien prodigué important, le travail constitue une bouffée d’oxygène qui permet de tenir, de se changer les idées. Dans ces cas extrêmes comme lorsque les besoins d’aide se font plus faibles, voire inexistants, cette « génération-pivot » (Attias-Donfut, 1995) se fait un devoir de proposer son aide à ses parents, sans renoncer à ce qui fait sa vie par ailleurs.
Être de « bons parents » et de « bons enfants »
13Une des explications des tentatives de maintien à l’identique de la vie professionnelle des aidants repose sans doute sur deux arguments liés : d’une part, la nature du travail relationnel impliqué par le soutien et, d’autre part, le maintien de l’ordre symbolique de la lignée, qui s’exprime dans ce devoir filial.
14En effet, loin d’avoir à aider des enfants à se construire et à devenir autonomes, les aidants des personnes âgées doivent composer avec des adultes autonomes, progressivement empêchés de déployer cette autonomie dans toutes ses dimensions (matérielle, physique, intellectuelle, morale, affective), et dont il faut garantir la dignité. Le maintien des statuts familiaux, qui peut se lire par exemple dans la permanence des termes d’adresse au parent, empêche ainsi de « prendre la place » de ce dernier, de se faire le parent de son parent, quand bien même on lui prodigue des soins ou une attention comparables à ceux donnés aux enfants [3]. Les parents âgés demeurent des parents, avec leurs réflexes et leurs prérogatives : l’aide prodiguée est donc très fortement négociée avec eux, et tributaire de l’éducation reçue pendant l’enfance ainsi que de l’histoire familiale. Ainsi, les personnes âgées sollicitent rarement une aide directe auprès des enfants lorsque les relations familiales sont bonnes. De leur point de vue, le soutien relationnel et la vigilance font partie du cadre normal des relations familiales. Et même lorsque le soutien prend des formes plus lourdes, matérielles, il entre dans le cadre des « services » réciproques qui ont eu cours dans l’histoire familiale. Mieux, il permet aux enfants de se montrer de « bons enfants », et y consentir fait alors des personnes âgées de « bons parents », ce qui renforce la relation. Les négociations entre mère et fille autour de l’entretien du linge, en maison de retraite, font ainsi apparaître le travail de collaboration des parents âgés au soutien mis en œuvre par les enfants (Mallon, 2004). Pour de très nombreuses femmes vivant en maison de retraite, continuer à s’occuper de son linge va de soi : leur linge intime est très souvent lavé par leurs soins, autant pour s’occuper que pour maintenir leur dignité. Mais une partie de l’entretien du linge, variable selon les familles (de grosses pièces comme les couvre-lits, du linge de toilette, des effets personnels…), est déléguée à leurs filles ou à leurs belles-filles. « Je donne un peu à ma fille. Elle prétend que ça lui remplit sa machine ». Être un « bon parent » consiste aussi à accepter l’aide de ses enfants, à leur permettre de jouer leur rôle de soutien, conformément aux valeurs et aux normes dans lesquelles ils ont été élevés. Autrement dit, même si certains enfants peuvent avoir par moments le sentiment de devenir des parents pour leurs propres parents, la transition des rôles est asymétrique : rares sont les parents qui se font les enfants de leurs propres enfants, hormis dans des cas de tutelle, et encore cette mise en dépendance de son enfant ne s’instaure pas dans toutes les sphères de l’existence de la personne âgée.
15Enfin, le maintien des statuts familiaux de chacun, des places et des rôles construits tout au long de l’histoire familiale éloigne le soutien aux personnes âgées du travail parental d’éducation des enfants. La répartition des tâches au sein des fratries, quoique insuffisamment étudiée encore, obéit certes à des impératifs pratiques, comme la proximité par rapport au domicile des parents, et à des régularités sociologiques, les femmes prenant en charge préférentiellement les tâches domestiques et les soins corporels, quand les hommes assument plus souvent la défense des droits des personnes âgées. Mais elle est également orchestrée par l’histoire des relations familiales : celle de chaque enfant avec ses parents âgés et celle des relations fraternelles. Ce poids de l’histoire familiale n’apparaît jamais mieux que dans les cas où, en raison de dissensions fortes, l’aide est réclamée par les parents âgés, parfois devant un tribunal, au titre de l’obligation alimentaire. Dans ces cas extrêmes, l’écart du soutien aux personnes âgées avec le travail parental d’éducation apparaît de manière éclatante, puisque ces recours aux tribunaux démontrent que ce soutien est un travail fondé sur le devoir filial, et borné par les parents eux-mêmes, de manière explicite ou plus souvent implicite.