1L’articulation entre vie professionnelle et vie familiale, dont la réalisation concrète repose majoritairement encore sur les femmes, est devenue aujourd’hui un objectif central des politiques publiques, familiales notamment. Une recherche menée auprès d’hommes et de femmes assistants sociaux, policiers et infirmiers de profession met en lumière les stratégies pratiques d’organisation et de mise à distance subjective déployées par ces professionnel-le-s de la relation pour être tout à la fois parents et au service du public. Mises en œuvre plus largement par la majorité de celles et ceux qui travaillent, ces stratégies nous rappellent utilement que la conciliation travail-famille n’est pas seulement une affaire matérielle, mais implique aussi une disponibilité subjective et mentale que les univers professionnels pourraient davantage favoriser.
2Aujourd’hui, nombre de personnes ont à jongler avec des impératifs professionnels et familiaux contradictoires, se voient handicapées sur le marché du travail ou fragilisées quant à leur possibilité de s’engager dans une vie conjugale et parentale, ou encore souffrent de ne pouvoir combiner de manière satisfaisante leurs diverses activités. Au carrefour de plusieurs évolutions et transformations contemporaines, l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale n’est pas qu’une affaire privée mais devient un enjeu de société (voir, par exemple, Fusulier, 2003 et Fusulier et al., 2008). Elle renvoie, bien entendu, à la question de l’égalité des sexes face à l’emploi et implique, par ailleurs, un partage équitable du travail parental et domestique entre les hommes et les femmes.
3De nombreuses études montrent que la problématique de l’Articulation travail/famille (ATF) fait l’objet d’une « transaction sociale » (Fusulier et Marquis, 2008) et qu’elle varie donc en fonction des sociétés (et des régulations institutionnelles, des politiques mises en œuvre en la matière, du contexte économique, des grands schèmes culturels et de la prégnance du patriarcat notamment) ; qu’elle est tributaire des caractéristiques ainsi que des attitudes des entreprises et des organisations (selon leur taille, leur secteur d’appartenance, leur situation économique, leur forme d’organisation du travail, leur politique managériale, leurs culture et sous-cultures…) ; enfin, qu’elle se décline de façon différente suivant les situations personnelles (sexe, revenu, générations, cycle de vie, niveau d’éducation, situation familiale, valeurs…). Nous souhaitons nous arrêter ici sur une autre dimension, celle de la profession.
4Pour ce faire, nous avons choisi d’aborder la question de l’ATF dans trois professions ne générant pas de hauts revenus [1] et considérées a priori comme particulièrement exigeantes en termes d’investissement pratique (en particulier au plan de la régulation du temps de travail) et subjectif/affectif/mental (de par la nature relationnelle de l’activité mais aussi l’aspect vocationnel qui peut y être lié) : la profession d’infirmier, celle de policier et celle d’assistant social.
5Lors de la phase exploratoire, nous avons interviewé, en Belgique, des praticiens appartenant à ces trois professions et ayant au moins un enfant entre 0 et 6 ans (parfois plus). Nous avons ainsi rencontré cinq assistants sociaux et sept assistantes sociales exerçant leur activité dans des Centres publics d’action sociale (CPAS), quatre infirmiers et dix infirmières travaillant en hôpital privé et en service à domicile (public), ainsi que onze policiers, six hommes et cinq femmes (police locale).
6Dans un premier temps, nous présenterons brièvement ce que signifie être engagé dans ces professions. Ensuite, nous exposerons les principaux éléments constitutifs du vécu professionnel qui sont ressortis de l’analyse des interviews. Enfin, nous aborderons la question de l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale.
Être engagé dans un « monde professionnel »
7L’idée d’un « monde professionnel » est particulièrement pertinente pour notre étude, en tant qu’il constitue un lieu de carrière et un milieu de socialisation (Hughes, 1958). En effet, via des opérateurs et mécanismes socialisateurs, le passage du profane au professionnel implique une initiation de l’individu à la culture professionnelle et une conversion quasi religieuse qui le métamorphose au plan identitaire (Dubar, 1995).
8À cet égard, bien qu’il faille rester prudent (Marquis et Fusulier, 2008), la profession deviendrait effectivement une unité d’analyse adéquate, puisqu’elle « travaillerait » l’individu dans son rapport à son activité rémunérée et, par effet de conséquence et d’interdépendance (y compris subjective), à ses activités extra-professionnelles. En d’autres mots, la façon dont l’individu vit et définit sa propre problématique d’ATF serait aussi forgée par les contraintes, par les normes et par les valeurs professionnelles. Il en découle l’hypothèse directrice que, dans un même contexte institutionnel, indépendamment des caractéristiques individuelles, la manière dont se vit et se régule l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale, et dont se noue un rapport aux dispositifs institutionnels de soutien à la parentalité (par exemple, le congé parental), est susceptible de varier d’une profession à l’autre ou d’être partagée par certaines professions et pas par d’autres, sans pour autant minorer le poids des rapports sociaux de sexe sur le lien entre parentalité et activité professionnelle (voir notamment Bouissou et Bergonnier-Dupuy, 2004).
9Dans le cadre de notre projet de recherche, nous avons choisi de travailler sur des métiers et activités professionnelles relationnels, lesquels, suivant Lise Demailly (2008), se spécifient au moins par trois dimensions : l’importance de la composante relationnelle dans le processus de travail ; une implication éthico-politique ; l’engagement des caractéristiques personnelles de l’auteur du travail. En outre, confrontés quotidiennement à la détresse ou à la difficulté des individus, les membres de ces trois professions doivent certes être capables d’instaurer un service empreint d’un investissement relationnel (pratique et psychoaffectif), mais qui leur permette également de conserver une distance suffisante afin que leur rôle professionnel n’envahisse pas leur totalité existentielle qui incorpore évidemment d’autres sphères d’engagement, donc d’autres rôles, tels que ceux de père ou de mère. La gestion de la bonne distance constitue d’ailleurs la « marque du professionnel » (Weller, 2002, p. 76) [2].
Au cœur du vécu professionnel
10La source de l’engagement professionnel peut se situer dans le fait d’avoir été sensibilisé à ces métiers dès le plus jeune âge, d’avoir une envie intrinsèque « d’aider les gens » ou être simplement due au hasard. Quoi qu’il en soit, le choix de ces activités professionnelles relationnelles relève généralement, aux dires de nos interlocuteurs, d’un besoin ou d’une volonté de remplir un rôle social fort, de s’inscrire dans une relation de service et d’aide, de soutien à la population, et ce afin de rencontrer certaines valeurs présentes depuis l’enfance ou assimilées lors de l’entrée dans le métier et de la socialisation qui en découle. La dimension du sens donné à l’engagement semble bien présente chez la plupart et sous-tend un rapport spécifique au travail et à l’emploi qui suppose, non seulement un engagement pratique, mais aussi un engagement subjectif de la personne.
11Au quotidien, les agents de ces trois professions entrent en relation avec une population, rapport qui implique la reconnaissance d’une « commune humanité » dans le cadre de leur fonction. De plus, cette partie du travail semble constituer le « vrai boulot », au contraire des charges administratives décriées ; c’est dans le contact que la plupart des professionnels trouvent le sens de leur travail. C’est précisément dans ce rapport à la population que les limites de l’investissement sont les plus floues. En dernière instance, le travailleur fixe lui-même les limites de l’engagement relationnel qu’il établit avec autrui. Le fait que ces professions soient caractérisées par la haute fréquence des relations intersubjectives, qu’aux côtés des compétences techniques elles engagent les caractéristiques personnelles, humaines, et que le déroulement de la relation et son issue contiennent une part plus ou moins importante d’imprévisibilité, implique que c’est au travailleur d’établir les frontières et les limites à ne pas dépasser. Cela engendre un coût de transaction subjective non négligeable, une forme de négociation intime.
12La manière dont les travailleurs appartenant à ces trois professions gèrent leur position entre engagement et distanciation vis-à-vis du citoyen/de l’usager/du patient ainsi que vis-à-vis de leur travail global est en partie liée à la façon dont ils réagissent, premièrement, en tant que professionnel (avec des compétences techniques, une déontologie mais aussi des valeurs et un code éthique diffus qui guident la définition d’un « bon » professionnel) ; deuxièmement, en tant qu’employé (dans un rapport contractuel de subordination à l’organisation, laquelle fixe un salaire et un cadre de travail plus ou moins contraignant, ne fût-ce qu’en termes de performance et de temps) ; troisièmement, en tant que citoyen avec sa vision de ce qu’est une action juste (référant à l’aspect éthico-politique susmentionné) ; et quatrièmement, en tant qu’être sensible fait de chair et de sang et ayant sa propre histoire, son propre vécu.
Être professionnel et parent…
13S’il existe des spécificités du rapport au travail et à l’emploi dans ces professions, cela ne suppose pas que l’interférence de la vie professionnelle et de la vie familiale leur soit entièrement spécifique. Pour la plupart des parents travailleurs, articuler travail et famille n’est guère aisé et nécessite un jonglage ou une « débrouille » qui s’exprime selon des modalités variées (par exemple, un chassé-croisé parental, un management domestique ou une densification/intensification du travail parental). C’est aussi dans cette « débrouille » familiale, dans ce cumul des activités professionnelles, parentales et domestiques que la question de l’inégalité des sexes se fait jour (Maruani, 2005).
14Ceci dit, la naissance d’un enfant constitue généralement une étape amenant des changements dans le rapport au travail et à l’emploi, surtout chez les mères. La priorité accordée au travail dans une situation de célibat est susceptible de se renverser lorsqu’un projet parental voit le jour. Les exigences familiales peuvent alors amener à ce que le rapport au travail devienne sensiblement plus rigide, moins souple au niveau des horaires et du débordement sur les autres sphères. Ainsi, Samantha, assistante sociale, explique qu’avant la naissance de sa fille, il lui arrivait de ramener du travail à la maison, mais « maintenant, c’est terminé ». Elle ne va pas « privilégier l’institution » : « C’est ma fille d’abord. Ça c’est depuis que j’ai un enfant », dit-elle.
15Dans le même ordre d’idées, Sophie, infirmière, a demandé son transfert pour quitter la maison de repos lorsque sa deuxième fille est née. Pourtant, elle aimait y travailler, mais les horaires de 7 heures à 15 heures en semaine avec des journées de douze heures le week-end devenaient difficiles à gérer. Valérie, policier, fait état du même procédé, passant d’un service à horaires atypiques à un autre aux horaires plus « faciles » lors de la naissance de son premier enfant. Michel, également policier, a changé non seulement de service mais aussi de zone géographique afin d’être plus près de sa fille : « J’en avais marre de Bruxelles, et puis l’opportunité que j’avais de revenir ici à Charleroi, c’était quand même important aussi pour entendre et voir mon enfant grandir. […] Il y avait des moments où je disais : “Écoute, bientôt ma fille elle va m’appeler monsieur”. Elle ne me voyait plus. […] Je l’ai fait effectivement aussi pour avoir plus de temps à lui consacrer. » Ce changement de service (pour une fonction à « horaire de bureau » et régulier) tout en restant dans la profession est relativement fréquent chez les policiers et ne concerne pas uniquement la population féminine de ce groupe professionnel.
16Face à des événements plus ponctuels (par exemple, lorsqu’un enfant tombe gravement malade ou qu’une femme violentée arrive à la fermeture du service, il faut réévaluer sa présence au travail ou son départ pour aller chercher les enfants à l’école…), des reconfigurations momentanées des rapports entre travail et famille sont également opérées par les individus, pour autant qu’elles soient rendues possibles pratiquement (eu égard notamment à la législation du travail, aux règles et aux conventions organisationnelles). Nous assistons à une mise en balance des priorités de vie ainsi qu’à une hiérarchisation des besoins et des contraintes.
… une question d’organisation pratique…
17Afin d’accéder à une articulation des activités la plus harmonieuse possible et d’éviter, autant que faire se peut, les conflits entre sphères professionnelle et familiale, les individus que nous avons rencontrés mettent en œuvre une série de stratégies pratiques. Tout d’abord, de nombreux répondants témoignent de modes de distanciation à l’égard des impératifs familiaux, tels que le recours à des services d’accueil à l’enfance, ou la délégation des tâches parentales au sein de la sphère privée (auprès des grands-parents, de la fratrie et, plus rarement, des connaissances). Ces mises à distance de la famille sont évidemment classiques et relèvent souvent d’une condition d’accès à l’emploi. Du côté de la distanciation pratique à l’égard du travail, si notre échantillon ne vise pas la représentativité, force est néanmoins de constater qu’il y a une forte utilisation des dispositifs de soutien à la parentalité tels que le congé de maternité, le congé de paternité ou le congé parental, ou encore les mesures de réduction du temps de travail [3]. Il importe toutefois d’épingler deux constats :
- primo, les femmes sont les principales utilisatrices des mesures de réduction du temps de travail et du congé parental. Seul un homme, infirmier, a pris ce dernier. Dans notre échantillon, certes de petite taille, nous avons pu constater que, si la plupart des femmes considèrent le retrait momentané par rapport au travail (via le congé parental, la pause carrière ou réduction du temps de travail) ou l’adaptation du travail par rapport à la situation familiale (via le changement de service ou le renoncement à certains projets professionnels) comme allant de soi (surtout chez les infirmières), les quelques hommes témoignent d’attitudes contraires, visant parfois à accentuer l’investissement au travail, afin de compenser la perte d’argent due à la prise de congé de leur épouse (c’est notamment le cas de Georges). Paul (infirmier), quant à lui, n’utilise pas son congé parental car il préfère que son épouse en profite. Cependant, des attitudes inverses ont été observées, comme celles du conjoint de Virginie (assistante sociale), qui a choisi de réduire son temps de travail et qui est, selon elle, un vrai « papa poule », « une perle qui sait tout faire dans la maison ». De ce fait, elle a conservé son temps plein afin de s’investir davantage dans son travail ;
- secundo, il existe une différence au niveau de la police car, si les policiers rencontrés ont tous fait usage de leur congé de maternité/paternité, ils n’ont que très exceptionnellement recours aux autres types de dispositifs, comparativement aux deux autres professions. Cette fonction ne semble pas légitimer la réduction du temps de travail (« On n’est pas policier à mi-temps ») ni l’usage du congé parental (« Elle peut si elle veut, mais on connaît les règles du métier »). Sa composition fortement masculine n’est sans doute pas étrangère à ces résultats, même si nous ne pouvons nous permettre de tirer une telle conclusion à partir de notre échantillon.
… et de mise à distance subjective
18Comme nous l’avons signalé, la mise à distance comporte deux dimensions : l’une est pratique, l’autre, subjective. Ainsi, la résolution partielle de l’aspect pratique de l’ATF n’implique pas nécessairement la transition d’un rôle à l’autre, surtout dans le cas de rôles professionnels aussi « imprégnants » que ceux-ci. En effet, en raison de l’importance revêtue par la dimension relationnelle dans ces professions, l’engagement dans le travail se fait tant à un niveau pratique (via les heures et les tâches effectuées) que subjectif (par l’empathie, l’implication émotionnelle ou l’investissement personnel). Or, ce double niveau d’engagement professionnel nécessite des stratégies d’éloignement ainsi que la mobilisation de dispositifs en vue d’assurer la possibilité d’une mise à distance subjective par rapport au travail. Dès lors, si la réduction du temps de travail est une manière de diminuer le temps de présence dans l’espace professionnel [4], l’engagement subjectif de l’acteur dans la relation de service et d’aide n’en demeure pas moins prégnant. La confrontation à la détresse n’a pas moins d’impact à quatre cinquièmes du temps qu’à temps plein. Inversement, la réduction du temps passé avec les enfants est susceptible d’entraîner une distanciation tellement forte que le professionnel n’est plus disponible mentalement pour son travail, pris qu’il est dans des pensées familiales. Par exemple, Isabelle, assistante sociale, culpabilise de laisser son petit garçon à sa sœur, mais ne pourrait cependant pas envisager de désinvestir dans son travail qui la passionne. La stratégie de mise à distance parentale qu’elle utilise relève d’une volonté de s’investir pleinement dans son travail, même si celle-ci débouche sur un sentiment de culpabilité (« Je ne suis pas assez disponible pour mes enfants », « Je suis une mauvaise mère »…). Pourtant, c’est aussi dans la disponibilité d’esprit que se concrétise l’harmonisation de l’ATF [5].
19Comme nous le voyons, les individus doivent développer la capacité d’alterner l’une et l’autre sphère, en mettant chaque fois à distance les éléments perturbant le bien-être dans l’autre sphère. L’éducation des enfants n’est pas qu’une affaire de quantité de temps consacré, mais surtout, aux yeux de nombre de nos répondants, une question de qualité des moments passés, de disponibilité d’esprit. Or celle-ci semble être fonction de la capacité du parent d’enlever sa casquette de professionnel, de « fermer la porte du travail », de pouvoir faire la part des choses, de prendre distance au rôle, pour reprendre le terme consacré d’Erwing Goffman (1974).
20De nombreux travailleurs témoignent de l’importance de pouvoir élaborer des stratégies de distanciation subjective. Pour Didier, policier, la première chose à apprendre consiste à se construire une « solide carapace » : « Ce qu’il faut faire, c’est ne pas prendre la misère, ne pas prendre la méchanceté des gens et une fois le boulot terminé, ne plus penser à rien. Sinon, on est dépressif. On n’arrive plus à avancer dans l’avenir. Ce qu’il faut, c’est vraiment faire la part des choses. On travaille, on s’investit au grand maximum mais une fois qu’on a fini, on ne repense plus à ça. » Dès lors, chacun développe ses stratégies pour opérer cette coupure mentale. Certains profitent du trajet en voiture pour s’aérer l’esprit avant d’arriver à la maison. D’autres préfèrent discuter de ce qui est arrivé pendant la journée avec des collègues ou avec leur partenaire conjugal. Cette dernière possibilité est plus facilement utilisée quand les deux partenaires exercent des professions similaires, pour des raisons d’intercompréhension (grâce à la capacité de comprendre les situations vécues) et de déontologie (eu égard au secret professionnel). La question des conditions et des dispositifs de transition d’un rôle professionnel à un rôle parental semble donc une piste stimulante à explorer plus finement.
21***
22L’articulation de la vie familiale et de la vie professionnelle est un enjeu contemporain. Elle fait l’objet de supports légaux qui permettent notamment de prendre ses distances par rapport au travail en diminuant le temps consacré à celui-ci ou en prenant un congé pour raisons parentales. Ces dispositifs sont fortement utilisés par nos interlocuteurs et surtout par nos interlocutrices, avec, semble-t-il, une exception notable du côté de la profession de policier. Il faudrait, bien entendu, confirmer cela par une enquête quantitative (ce que nous sommes en train de réaliser).
23Si des différences de genre sont manifestes, cette recherche souligne, en particulier, que l’articulation n’est pas qu’une question de temps quantitatif, tant pour les femmes que pour les hommes. Il ne suffit pas d’équilibrer le temps consacré à l’une et l’autre sphère. L’intérêt d’une étude sur les activités professionnelles relationnelles réside en ce qu’elle fait clairement apparaître l’importance de la disponibilité subjective. Autrement dit, l’ATF dans ces professions suppose le développement d’une double capacité de distanciation à la fois pratique et subjective tant envers le travail qu’envers la famille. Or, lorsque l’on sait que les employeurs se montrent exigeants et que l’entreprise devient une institution gourmande (« a greedy institution », selon Brandth et Kvande, 2001) qui attend un investissement volontaire pouvant incorporer l’ensemble de la personnalité du travailleur, les enseignements tirés de l’étude des professionnels de la relation peuvent avoir une portée plus générale.
Notes
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[1]
Là où existent de réelles possibilités d’externalisation des tâches domestiques jugées les plus lourdes – ce qui va de pair avec le capital économique –, les tensions entre vies familiale et professionnelle sont plus faibles.
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[2]
Cette reconnaissance de dénominateurs communs n’implique néanmoins pas que les professions étudiées soient homogènes tant en leur sein (il y a de nombreux segments et une variété de conditions de travail) qu’entre elles (que ce soit au plan de la nature des activités, des rôles sociaux attendus, des contraintes matérielles…). Force est d’ailleurs de constater que ces trois professions se distinguent fortement par la répartition « genrée ». En effet, selon les statistiques à notre disposition, la profession d’infirmier/infirmière est féminisée à près de 90 %, alors que celle de policier est masculine à plus de 80 %. Celle d’assistant/e social/e est, quant à elle, féminine à plus de 70 %. La composition « genrée » de ces professions est, a priori, un élément important dans le développement d’un ethos professionnel spécifique, propre à chaque profession, et d’attitudes particulières vis-à-vis de l’ATF. Mais il s’agit là d’une autre question.
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[3]
Ayons à l’esprit que nous sommes dans des professions qui se caractérisent aussi par des emplois généralement stables (à durée indéterminée ou statutaires) et légalement protégés dans des segments du marché du travail en relative pénurie.
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[4]
Rappelons que les femmes sont en première ligne dans la course à la gestion des temps de vie (professionnel, familial, domestique, social et personnel) et que le temps partiel a une forte incidence en termes de genre (Maruani, 2005, p. 265).
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[5]
À ce propos, le téléphone portable peut jouer comme une forme d’extension de soi apaisante, un dispositif réduisant le sentiment de culpabilité de par la possibilité qu’il fournit de combiner distanciation pratique et proximité subjective. Par exemple, Marie, femme policier, nous dit de son fils de 10 ans qu’il a un téléphone portable « parce que c’est nécessaire. Sinon, il n’en aurait pas ». Si elle était « à la maison », « tout le temps là, il ne l’aurait pas », mais en la circonstance, « il a son GSM tout le temps avec lui ». Samantha, assistante sociale, confie pour sa part : « Quand vous avez des mamans en face de vous, vous voyez des petits bouts toute la journée et vous vous dites : “Elles sont tout le temps avec. Moi, je suis là… Et qu’est-ce qu’elle [sa fille] fait ?” Alors, vous déculpabilisez en passant deux ou trois coups de fil sur la journée, en parlant un petit peu avec elle, en disant “Bon appétit”, “Tu as mangé quoi ?” Et on se dit : “On va vite courir après !” ».