1Lorsque Françoise Dolto, dans son ouvrage La cause des adolescents (1988), évoque l’autorité, elle affirme que cette notion ne se partage pas et ne se décide pas, contrairement à la responsabilité, qui se partage et peut être questionnée. Il semble que ce terme d’autorité ne soit pas une notion clé pour elle, ou plutôt qu’il lui apparaît comme doublement négatif. D’abord, c’est une sorte de leurre qui renvoie l’ordre des relations à un principe hiérarchique immuable. L’autorité empêche de voir et d’utiliser la notion de responsabilité et, en particulier, de responsabilité parentale. Ensuite, elle lui paraît proche de l’autoritarisme, qui vise surtout à bloquer le dynamisme de l’enfant, avec des formules répétitives comme « Attends », « Tais-toi », « Ah non », « Pas ça », etc. (Lévy, 2002). Ce qui est une façon de mettre l’enfant en insécurité et de le priver de créativité et de liberté.
Dolto, médecin d’éducation
2F. Dolto est connue comme la pédiatre et psychanalyste qui parlait aux bébés. Car pour elle, « l’être humain est un être de langage, de communication, sensible à tout ce qu’il perçoit de l’autre » (Dolto, 1978) [1]. Le bébé est un « être de langage » parce qu’il parle mais aussi parce qu’on parle de lui, et ce, bien avant sa naissance. Cette parole se concrétise par un prénom et par l’inscription dans une lignée. C’est dans cette communication légitime et précoce que se trouve la ligne de force de ce métier de « médecin d’éducation » que F. Dolto pratiqua. En forgeant ce titre, elle se différenciait de la pédiatrie courante et prenait ses distances avec les institutions normalisatrices et inhibitrices pour affirmer que l’échange, le faire et l’invention construisent l’enfant et en font « une petite personne de bonne compagnie », épanouie et apte au lien social, dès le plus jeune âge. Plus fondamentalement, le pouvoir des mots qui s’exprime par un parler vrai et juste est le médium du passage au symbolique, de l’intégration de la distanciation des corps et de la soumission à l’interdit de l’inceste (Lévy, 2002).
3F. Dolto n’aura de cesse de diffuser l’idée que l’autonomie de l’enfant est primordiale. Elle demande aux parents de laisser les enfants acquérir celle-ci par une immersion précoce dans une vie sociale où ils peuvent vivre avec leurs pairs.
4Dans La cause des enfants (1985), elle porte un diagnostic sévère sur l’ordinaire éducatif en France. Les enfants n’ont plus de liberté. Ils n’ont plus le droit d’aller et venir, et n’ont plus « le loisir d’observer et de muser ». Ils sont en butte à des restrictions de circulation, dues à différentes logiques d’institutions et, sous prétexte de protection des mineurs, une simple promenade peut devenir une errance coupable. F. Dolto considère que la société a créé « l’enfant-paquet », qui fait l’objet de ramassage, de dépôt et de garde, soit par des personnes, soit par des objets comme la télévision.
5En survalorisant la protection et l’imitation, l’éducation aboutit à une limitation de l’humanisation. Les interdictions doivent être raisonnées et donc limitées. Éduquer un enfant, ce n’est pas produire des interdits mais « c’est l’informer par anticipation de ce que son expérience va lui prouver ». F. Dolto attache du prix à la liberté de circulation, parce que c’est à cette occasion que peuvent se faire les expériences et que sont rendues possibles des rencontres formatrices avec des adultes. Elle prend l’exemple d’Antoine Doisnel, l’enfant du film Les 400 coups de François Truffaut, qui, tout au long de ses fugues, essaie de trouver des adultes dignes d’avoir du pouvoir sur lui. Autrement dit, il ne faut pas un pouvoir discrétionnaire mais un pouvoir légitime, parce que reconnu par celui sur lequel il s’exerce.
6À rebours du sens commun, F. Dolto pense que la sécurité est liée à l’autonomie et qu’il est nécessaire d’« armer les enfants pour la vie en communauté » (Dolto, 1979). L’adulte est donc une sorte de guide ou d’auxiliaire mais pas un être tout-puissant. D’ailleurs, son omnipotence, loin d’être un signe de maturité, s’interprète comme le signe d’une puérilité qui consiste à se croire indispensable. Selon la pédiatre, l’une des clés de cette relation est de « toujours traiter un enfant comme un citoyen, dans la vie courante, quel que soit son âge » (Lévy, 2002) – à plus forte raison, si ce sont des adolescents qui sont concernés.
L’espace des adolescents
7Pour F. Dolto, l’adolescence est une « phase de mutation » (Dolto, 1988) aussi importante que la naissance. C’est l’âge d’une mue dont il est difficile de rendre compte pour celui qui la vit, ce qui donne lieu à une période de questionnements angoissés de la part des adultes. Ce que F. Dolto a nommé le « complexe du homard » est emblématique : l’adolescent se cache quand il perd sa carapace car il se sent vulnérable ; il attend qu’il lui en pousse une autre mais les coups qu’il reçoit pendant cette phase de transition impriment leurs empreintes, et leurs marques subsistent sous la nouvelle carapace.
8Un jeune sort de l’adolescence « lorsque l’angoisse de ses parents ne produit sur lui aucun effet inhibiteur ». Autrement dit, l’adolescent devient un jeune adulte au moment où il renonce à changer ses parents et où il peut envisager, sans culpabilité, de les « plaquer », selon le terme de F. Dolto, s’ils ne le prennent pas tel qu’il est.
9Dans La cause des adolescents sont évoqués les conseils municipaux d’enfants, encore confidentiels pour le grand public (Rossini et Vulbeau, 1994). Il s’agit d’un groupe d’enfants élus par leurs pairs qui apportent des idées aux adultes de la municipalité, pour améliorer la qualité de vie dans leur commune. Ce qui est valorisé dans cette expérimentation d’éducation citoyenne, c’est à la fois l’apprentissage en direct des procédures civiques (les élections, le fonctionnement de l’institution municipale, etc.), mais aussi l’expression du point de vue adolescent et, dans le meilleur des cas, sa prise en compte par la réalisation de projets portés par les jeunes. Une autre idée serait de transformer les écoles en maisons de jeunes et de la culture. Ainsi, les adolescents disposeraient d’une « maison commune », où, pendant les temps non scolaires, ils pourraient mener une vie différente, y compris de leur vie familiale. Ouverte en permanence, avec la possibilité d’y dormir (et d’y prendre son petit déjeuner), cette maison offrirait des activités ludiques et culturelles en présence d’éducateurs. Les enseignants auraient un nouveau rôle, puisqu’ils pourraient devenir également des créateurs, notamment par l’élaboration de programmes scolaires sous forme de vidéo. Bref, l’école serait ouverte et deviendrait une seconde maison pour les jeunes, ce qui leur permettrait de prendre de la distance avec l’espace familial et de gagner en autonomie.
10Cette idée, pour utopique qu’elle apparaisse si on la considère à l’échelle nationale, prend cependant appui sur des réalisations concrètes menées depuis longtemps par des écoles expérimentales, comme l’école de La Neuville, que F. Dolto connaissait bien pour en être une des référentes aux côtés de Fernand Oury, l’inventeur de la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1967 ; Pain, 2008).
L’école de La Neuville
11La Neuville est une école de pédagogie institutionnelle qui fonctionne depuis plus de trente ans, à l’initiative de Michel Amram et Fabienne Ortoli. Les enfants et adolescents, accueillis en internat, sont soit placés par l’aide sociale à l’enfance, soit par leur famille, à la recherche d’une pédagogie différente. Parmi ses institutions, le « cahier de râlage », que F. Dolto évoque également dans La cause des adolescents. Il s’agit d’un cahier où les enfants notent les problèmes qu’ils rencontrent au quotidien, que ce soit avec un autre jeune ou avec un adulte [2], et qui sert de support à une discussion hebdomadaire destinée à régler ces derniers.
12Le « cahier de râlage » ne représente qu’un exemple parmi beaucoup d’autres expériences (des réunions multiples au voyage annuel en passant par les tâches collectives, les différents ateliers et les ceintures de comportement qui, sur le modèle des ceintures au judo, sanctionnent les avancées en responsabilité des enfants), mises en place dans cette école. Selon F. Dolto, La Neuville est « une école de vie sociale » où les adolescents font l’expérience de la coopération et de la solidarité quotidienne ; c’est un lieu où ils ont leur place et où ils sont indispensables car, s’ils tiennent à l’école, l’école tient grâce à eux. Au moment de sa mort, en 1988, elle ne sait pas encore que la Convention internationale des droits de l’enfant sera adoptée en 1989 par l’Organisation des Nations unies (ratifiée en 1990 par la France), que les conseils d’enfants et de jeunes se multiplieront au point d’atteindre le nombre de 1 600 dispositifs aujourd’hui, que l’école de La Neuville continuera plus que jamais ses expérimentations éducatives et que le courant de la pédagogie institutionnelle restera pleinement actif.
Une pionnière populaire
13On pourrait dire que F. Dolto a été une pionnière populaire liant innovations pédagogiques et médiatisation sans démagogie. On a vu comment elle se dégageait de la problématique de l’autorité pour mieux valoriser la place de la parole, la reconnaissance du désir ainsi que la réciprocité dans le dialogue entre les générations et les institutions. Cette parole n’est pas seulement celle des adultes, elle est d’abord celle des enfants et des adolescents ; elle ne se réduit pas au langage et tous les signes, tous les codes peuvent faire sens. Les effets d’autonomie de cette prise de parole permettent une mise en sécurité des jeunes, de leurs familles et de leurs institutions. Encore faut-il que les adultes accueillent cette parole et s’engagent, avec ces jeunes, sur les voies de la responsabilité.