1Si la loi favorise la coparentalité, notamment par le recours à la résidence alternée, celle-ci peine à se réaliser en pratique. On peut émettre l’hypothèse que les réticences des femmes à la garde partagée de leurs enfants expliquent pour partie cette situation. Une analyse des discours des mères met ainsi l’accent sur leur perception : un moindre investissement des pères et une répartition financière non équitable.
2La “garde à la mère” avec pension versée par le père s’accorde bien avec le modèle traditionnel, père pourvoyeur principal/mère éducatrice principale, à ceci près que le père et l’enfant risquent de perdre contact et que le père “condamné à payer une pension“ se sent victime d’une double peine : non seulement il est privé de voir grandir son enfant au quotidien, mais il quitte l’économie du don direct et entre sous le régime de la dette (Cadolle, 2004). Il doit à son ex-femme une somme dont il ne peut contrôler l’usage et qui lui semble souvent excessive : il lui est pénible de contribuer au niveau de vie de celle-ci et de lui permettre d’offrir des biens à leur enfant alors qu’il préférerait jouer lui-même ce rôle gratifiant.
3Ces difficultés contribuent au fait que, parmi les enfants de parents séparés, nombreux sont ceux qui perdent plus ou moins contact avec leur père (Villeneuve-Gokalp, 1999) et ne bénéficient plus de son soutien financier ni éducatif. Or, la montée de la monoparentalité maternelle a été considérée comme un facteur de risque pour les enfants. Les mères isolées sont apparues comme particulièrement menacées par la pauvreté (Eydoux et al., 2007), et peu capables d’exercer l’autorité et de donner des “repères” à leurs enfants. Notre société a donc cherché à consolider le lien au père, fragilisé par les ruptures.
4La résidence alternée est apparue comme une solution mais sa pratique, malgré la loi de 2002, est restreinte et contestée. Notre enquête [1] auprès de pères et mères qui la pratiquent donne des éléments pour comprendre pourquoi les uns et les autres ont souvent des points de vue divergents sur le sujet. Cette enquête ne prend pas position pour définir des critères du bien-être de l’enfant et laisse aux psychologues et aux experts l’épineuse évaluation des avantages et des inconvénients de l’alternance pour chaque enfant. Elle cherche à analyser le discours des parents au sujet de la pension et note leurs sentiments de justice ou d’injustice à propos des organisations de circulation des enfants et des biens [2]. De nature qualitative, elle n’a pas vocation à être représentative. Les deux parents invoquent et interprètent l’intérêt de l’enfant et son bien-être. Mais les pères sont souvent soupçonnés par les mères de masquer derrière l’intérêt de l’enfant leurs intérêts financiers et les mères sont soupçonnées symétriquement par les pères. Dans le cadre étroit de cet article, je me limiterai, après avoir rappelé pourquoi notre droit en est venu à promouvoir la résidence alternée, à évoquer, parmi d’autres, deux types de difficultés récurrentes qu’évoquent les mères interrogées [3], ce qui permet de mieux comprendre pourquoi beaucoup de mères y résistent.
La résidence alternée, promue par la loi pour garder le lien au père
5Dès le milieu des années 1970, bien que ce mode d’arrangement post-séparation parentale ne soit pas reconnu juridiquement, une petite minorité de couples a choisi de manière consensuelle la pratique de la résidence en alternance de l’enfant. Il s’agissait, en général, de couples assez égalitaires où les parents s’affranchissaient des rôles de genre traditionnels. Les mères s’y voulaient financièrement autonomes et les pères engagés dans les soins aux enfants. Mais la grande majorité des pères ne demandaient pas la garde de leurs enfants et le juge n’avait à décider de la résidence habituelle que dans de rares cas (4 % des divorces avec enfants en 1993, cf. Belmokhtar, 1999) de désaccord parental à ce propos, même si la formule habituelle – résidence à la mère et droit de visite avec pension du père – était de plus en plus mal acceptée par les pères (Decoret, 1988).
6Notre droit de la famille a progressivement promu, en une trentaine d’années, une nouvelle norme, celle de la coparentalité. La résidence en alternance a été consacrée dans la loi du 4 mars 2002 comme la solution après séparation qui en permettait la meilleure réalisation. La nouveauté est que le juge peut ordonner ce mode de résidence même si l’un des parents s’y oppose et demande la résidence habituelle. D’après une étude [4], 11 % des enfants de parents séparés font l’objet d’une décision de résidence en alternance en 2005. Cette proportion est peut-être plus importante si l’on tient compte des enfants dont les parents sont séparés mais qui ne font pas l’objet d’une décision judiciaire. L’absence de recours à la justice témoigne d’une conflictualité faible entre les parents favorisant une organisation consensuelle de l’alternance. Dans 80 % des cas, les demandes judiciaires de résidence alternée sont formées conjointement par les deux parents [5]. Mais, en 2005, en cas de désaccord parental sur la résidence, dans 25 % des situations l’alternance a été imposée à l’un des parents par le juge.
7Pourtant, certains courants contestent vivement la loi de 2002. Des pédopsychiatres “reconnus”, se fondant sur la théorie de l’attachement et sur leur expérience clinique, s’inquiètent ainsi des effets de la résidence alternée pour un enfant en bas âge. Le Livre noir de la résidence alternée (Phélip, 2006) recense des situations où celle-ci se serait révélée très nocive pour de nombreux enfants. Par ailleurs, des féministes soulignent que ce choix permet à certains pères de garder du pouvoir sur la mère (Côté, 2004).
8Néanmoins, le rapport d’information relatif à la journée d’auditions publiques de la Commission des lois et des affaires sociales au Sénat (2007) conclut que la loi n’a pas à être changée, mais appelle plutôt à l’élaboration d’un guide des bonnes pratiques.
L’acquis du principe de coparentalité
9L’évolution des mentalités a accompagné celle du droit :
- dans le nouveau contexte d’une précarité des couples, il semble acquis désormais pour tous que le maintien de l’implication des deux parents dans l’éducation, après la séparation, correspond à l’intérêt de l’enfant. Depuis la fin des années 1970, ce principe s’est diffusé dans toutes les couches sociales. Les mères qui disent vouloir éliminer le père de la vie de leur enfant sont devenues une exception ;
- l’égalité homme/femme semble garantie par une égale répartition des droits et des devoirs parentaux entre le père et la mère. Les mères auraient tout intérêt à une alternance qui, en partageant le poids des responsabilités parentales, leur ouvrirait autant de possibilités qu’aux pères de reconstruire un couple et de développer leur vie professionnelle, possibilités singulièrement amoindries quand toute la charge de l’éducation des enfants repose sur elles. Les pères, qui s’occupent bien plus qu’autrefois du jeune enfant, ont droit à ce que leur lien avec lui ne soit pas considéré comme secondaire.
10Mais peut-être faut-il éviter de confondre cette question des principes avec celle des faits particuliers et des situations concrètes qui sont mal connus. C’est là que nous ressentons « le manque de données sociologiques sur les modes de résidence des enfants après la séparation des parents : on connaît mal le nombre total d’enfants en résidence alternée à un moment donné (comprenant des séparations à l’amiable, ou ceux qui sont en résidence alternée malgré un jugement différent) ainsi que leurs caractéristiques et celles de leur famille. On ne sait rien non plus des enfants qui ont été mais ne sont plus en résidence alternée » (Kesteman, 2007, p. 81).
1195 % des parents divorçant se mettent d’accord sur la résidence de l’enfant avant la procédure judiciaire (Chaussebourg, 2007), mais quand il y a conflit entre les parents à propos de la résidence, les pères réclament en général l’alternance, tandis que les mères s’y opposent et réclament la résidence habituelle de l’enfant. C’est le cas également quand les parents entreprennent une médiation familiale pour trouver un accord.
Les mères réticentes
12Dans notre enquête [6], la décision de la résidence alternée a majoritairement été prise avec l’accord des mères rencontrées. Néanmoins, plusieurs d’entre elles expriment qu’elles n’ont pas eu vraiment le choix : « Disons : faire autrement, ça aurait été faire un procès, parce qu’il était très ferme là-dessus ».
13Certaines se sont opposées au père sur le plan judiciaire en demandant la résidence habituelle, soit au cours d’une première procédure dès la séparation, soit après une résidence alternée consensuelle, et plusieurs, parmi celles qui ont accepté de la mettre en œuvre, exposent qu’elles ne sont pas contre le principe, mais que les modalités de celle-ci sont contraires à l’intérêt de l’enfant et inéquitables à leur égard. Dans quelques cas, elles disent qu’une menace pèse sur elles et sur leurs enfants du fait de la revendication du père d’obtenir soit la garde alternée, soit la résidence habituelle de l’enfant : « Je crains la manipulation psychologique de l’enfant, parce que moi-même, j’ai vécu cette violence psychologique mais j’étais une adulte, j’avais de la défense ». Elles affirment qu’elles ne sont pas contre le principe, seulement, avec ce père-là, dans ces circonstances, « ça ne va pas ».
14Plus fréquemment, un grand nombre de celles qui se disent comme réticentes à propos de la résidence alternée pour leurs enfants font état de deux difficultés majeures héritées des rôles de genre traditionnels. La complémentarité entre un père plus pourvoyeur que la mère et une mère éducatrice peut fonctionner à la satisfaction des acteurs dans la famille cohabitante. Elle devient très problématique en cas de résidence alternée.
L’asymétrie de l’engagement dans l’éducation des enfants
15Les mères déplorent d’abord un partage des tâches et du soin des enfants très inégalitaire [7] : ce sont elles qui se sont occupées principalement sinon exclusivement des enfants, soit du fait d’une certaine inconscience du père, soit de son investissement dans son travail professionnel, ce père « s’en occupant le week-end, comme un papa qui joue avec eux ». Plusieurs d’entre elles décrivent ce dernier comme un adolescent prolongé, qui joue à l’écran ou bien regarde des matchs à la télévision plutôt que de s’occuper de son enfant quand il en a la charge. Ce comportement était déjà le sien dans le couple, provoquant des conflits et la séparation entre les parents n’a rien arrangé. Elles n’ont donc pas confiance en lui en tant qu’éducateur au quotidien : « C’est un père qui ne voulait pas être dans le conflit avec ses enfants, et encore moins aujourd’hui. Sur tout ce qui touche au niveau éducatif, il est plutôt laxiste. Les enfants se couchent à n’importe quelle heure, ils regardent n’importe quoi à la télé… Chaque fois que je les récupère, ils sont crevés, énervés. » Le grief majeur des mères de mon échantillon insatisfaites de l’alternance concerne la capacité des pères à faire preuve d’autorité et à imposer des contraintes éducatives. « Il y a un désordre d’hygiène. Ce n’est quand même qu’un enfant de 7 ans… Personne ne se soucie s’il se lave, s’il se lave les dents, s’il a perdu ses lunettes. Il perd ses lunettes et son appareil dentaire. J’ai dit à son père de s’en occuper, il faut absolument qu’il ait ses lunettes, et il m’a dit : “J’ai autre chose à faire”. Donc, je ne comprends pas ! »
16Reviennent fréquemment dans leur discours leur étonnement et leur réprobation vis-à-vis du fait que les enfants ne soient pas la priorité pour les pères. « Je ne doute pas une seconde de l’amour qu’il porte à sa fille, mais je ne comprends pas pourquoi elle n’est jamais une priorité, je ne comprends pas, je n’y arrive pas, ça me dépasse. Mais moi je me sens responsable du père que j’ai donné à ma fille. » D’après leurs standards à elles, les pères sont défaillants. Ils font passer leur travail ou leur plaisir avant ce qu’elles estiment être l’intérêt des enfants. Ils n’ont pas intériorisé un dévouement qu’elles trouvent, quant à elles, normal. Elles sont souvent sceptiques devant la conversion subite de ceux qui, à partir de la séparation, disent qu’ils vont changer de vie et se consacrer à leurs enfants. Plusieurs pères ont une vie professionnelle si envahissante qu’elles ne voient pas comment ils pourront se rendre disponibles.
17Les mères attachent d’ordinaire une importance considérable au suivi scolaire (Gouyon, 2004). Alors que les pères sont, disent-elles, souvent plus compétents qu’elles, ce sont elles qui se sentent investies de la responsabilité de ce suivi, et elles persévèrent malgré les ruptures de rythme dues à l’alternance. Et quand tel père se met à suivre le travail scolaire, la mère le soupçonne de ne pas chercher sincèrement à soutenir l’enfant. L’une déclare qu’il « est en train de tout fausser » avant le jugement, dans l’objectif de se faire attribuer la garde : « Là il fait du zèle, il signe même le cahier de brouillon, mais n’importe quoi, ça ne se signe pas un cahier de brouillon ! » Les mères de milieu culturel favorisé ont intériorisé la norme selon laquelle les parents cultivés doivent transmettre ce patrimoine à leurs enfants. Plusieurs reprochent au père de ne pas se mobiliser pour partager avec les enfants des pratiques culturelles dont elles savent le rôle déterminant dans la réussite scolaire et sociale.
18Les parents de cette enquête sont parfois en dissension sur toutes les valeurs éducatives et certaines mères ont le sentiment que l’alternance permet au père d’exercer sur leur enfant une influence éducative plus importante que du temps de la vie en couple, quand c’étaient elles qui élevaient principalement les enfants. Quand elles n’ont pas d’estime pour un père qui gâte trop les enfants ou qu’elles jugent menteur ou violent, cela ocassionne chez elles une grande amertume.
19Ces griefs exprimés par de nombreuses mères de notre enquête doivent-ils être seulement mis sur le compte de leur ressentiment ou d’un pouvoir maternel exorbitant qui ne supporte pas d’être remis en cause ? Bien sûr, d’autres mères reconnaissent leurs ex-conjoints comme des éducateurs remarquables. Mais les enquêtes “Emploi du temps” (Algava, 2002) ainsi que les statistiques qui concernent les carrières les plus prestigieuses et les plus rentables montrent à quel point celles-ci restent l’apanage des hommes, tandis que les femmes choisissent encore les métiers aux horaires de travail permettant la conciliation (Pailhé et Solaz, 2006) qui leur incombe toujours, avec une grande disponibilité pour les enfants.
20Les conclusions de ces enquêtes quantitatives autorisent à formuler l’hypothèse que des pères qui se lancent dans la résidence alternée peuvent avoir des difficultés à réaliser à quel point l’éducation consiste à donner des habitudes, des formes, des contraintes, à exercer un suivi, un contrôle, une pression de tous les instants dans le quotidien, à organiser un emploi du temps fixe dans la vie ordinaire. Poussés par leur “passion de l’enfant” et par une forme de rivalité avec la mère, heureux de leur proximité tendre, fusionnelle avec leurs enfants, certains jouent avec eux (Bauer, 2007), leur proposent des moments extraordinaires, mais n’assumeraient guère la fonction d’autorité que la tradition psychologique leur attribue. La critique de la domination patriarcale a déstabilisé les anciennes formes d’exercice de l’autorité paternelle. Le rôle de père, naguère ordonné en complémentarité avec celui de la mère, est devenu incertain. Cette question acquiert une acuité particulière lorsque les enfants n’ont affaire qu’à leur père une semaine sur deux. Le lieu commun sur la mère fusionnelle et laxiste et le père figure de la loi et de l’autorité apparaît tout à fait éculé. Il ne correspond pas aux modalités contemporaines d’exercice de la paternité et de la maternité. Devant les injonctions des mères de surveiller le comportement des enfants, certains pères répondent que ceux-ci doivent être autonomes et qu’il faut éviter « d’être constamment sur leur dos ». L’autonomie, c’est du moins ce qu’en disent les mères, s’apprend et implique une intériorisation des contraintes qui ne se réalise pas spontanément. « Leur père, il avait tendance à dire : “Maintenant, vous êtes grands, vous le faites tout seuls”, donc je pense que les enfants en ont profité pour effectivement ne pas faire leurs devoirs. Ils en ont joué et c’est pour ça aussi que le plus petit je me suis aperçu qu’il ne faisait pas ses devoirs à la maison quand il était chez son père. Au vu des notes et au vu des convocations des professeurs, tout d’un coup je m’apercevais que, quand il était chez son père donc, il avait des zéros. Là, il fallait faire quelque chose. Lui, son père, il pense toujours que c’est à eux de prendre ça en charge. Bah oui, peut-être, mais ça ne marche pas, donc il faut trouver autre chose », explique l’une d’elles.
L’infériorité économique des mères
21La seconde question qui fonde les réticences des mères est celle de l’argent. Elle est au cœur des soupçons qui concernent les positions des parents : quand une mère s’oppose à l’alternance, le père fait souvent valoir qu’elle cherche seulement à obtenir une pension alimentaire pour l’enfant, qui serait perdue en cas de partage des frais. Inversement, la mère allègue fréquemment qu’il cherche surtout à éviter le versement d’une pension : « Il n’a jamais voulu entendre parler d’une pension alimentaire. Quand on lui parlait de ça, il avait les cheveux qui se hérissaient sur la tête. Finalement, la garde alternée, c’est largement téléguidé par le problème de fric dans un couple […]. Je suis sûre que l’acharnement sur la garde, c’est avant tout guidé par le pognon, hein. Il voulait garder l’appartement et il ne voulait pas me verser de pension : quel était le seul moyen ? »
22La loi précise que « les époux contribuent à l’entretien et à l’éducation des enfants chacun en proportion de leurs ressources ». D’après une enquête de 2003 concernant la contribution à l’entretien et l’éducation des enfants mineurs dans les jugements de divorce (Chaussebourg, 2007), le versement d’une pension à la mère est prévu dans 75 % des divorces, mais ce n’est plus le cas pour les divorces mettant en place une résidence en alternance. Les solutions choisies par les couples ou imposées par le juge sont alors très variables. D’après une étude sur les décisions de justice [8], dans 23,8 % des cas le père verse une pension mensuelle à la mère, comme dans le modèle traditionnel, pour compenser la disparité des niveaux de vie ; dans 4 % des cas, ce sera à la mère d’en verser une au père ; mais dans 75 % des cas, aucune pension n’est prévue, et les frais engagés par l’un sont censés être remboursés à l’autre pour moitié. Or il semble peu probable que 75 % des parents qui pratiquent l’alternance aient adopté des rôles parentaux identiques et aient des revenus équivalents. Et quand il y a pension, est-elle considérée comme un forfait correspondant aux sommes engagées par le parent qui la reçoit pour les enfants (cantine, frais de scolarité, vêtements, frais médicaux, etc.) et devant être partagées par les deux parents, sert-elle à compenser l’inégalité du temps de l’enfant dans chacun des foyers ou la différence de niveau de vie de l’enfant entre ses deux foyers, du fait de l’inégalité des revenus (ou des patrimoines) des parents ? La garde alternée concerne majoritairement des couples de milieu socioculturel favorisé (Moreau et al., 2004). Mais il est typique qu’il s’agisse d’un père cadre dans le privé et d’une mère ayant des revenus inférieurs de moitié à celui-ci [9].
23Dans les cas, majoritaires, où les parents se sont mis d’accord sur une convention pour le partage de leurs biens et de leurs contributions respectives à l’éducation de l’enfant, notre enquête qualitative a permis d’éclairer les modalités par lesquelles les parents sont parvenus à cet accord et les pratiques effectives des partages. Le rôle traditionnel de la mère est encore souvent perçu comme impliquant de veiller au suivi médical, optique et dentaire des enfants (avec les dépenses que cela implique), au suivi scolaire (avec l’acquisition du matériel scolaire ou des cours de soutien payants), comme à l’achat des vêtements, chaussures et cadeaux : « C’est moi qui cale tout l’emploi du temps de toute façon. Tout ce qui est organisation, c’est moi qui m’en occupe. Il n’y a pas une initiative de sa part. La danse, il m’a dit c’est très bien qu’elle fasse de la danse, ça va s’arrêter là. Quand Sidonie est malade et qu’elle a de la fièvre, je suis celle qui va s’arrêter de travailler ». Ce sont aussi les mères qui, du moins dans les classes moyennes et supérieures, inscrivent les enfants dans des loisirs variés et parfois coûteux, qui les y conduisent et en règlent les dépenses : « Tout ça, c’est moi qui m’en occupe. C’est moi qui reçois toutes les factures, centre de loisirs, cantine, c’est moi qui fais les achats pour Marianne. Je présente les factures à son père et il m’en rembourse la moitié. Moi qui ai horreur de parler d’argent, de penser à l’argent, tiens, il faut que tu me payes ça […]. Lui ne veut pas trimballer son chéquier ou bien sa banque est fermée le samedi, donc chaque fois c’est problématique. Ça, ça m’a fatiguée, ça m’a obligée à une comptabilité… Retenir ce qu’il m’a réglé ou pas, à chaque fois j’étais obligée de noter ». Ainsi, même dans les cas où le père et la mère ont les mêmes revenus, cette dernière est généralement amenée à engager davantage de frais.
24Dans notre enquête, de nombreuses mères affirment avoir accepté d’être perdantes financièrement, certaines pour que la résidence alternée se passe sans conflit, d’autres pour obtenir en échange de l’éviter ou d’y mettre fin : « Je ne veux pas de conflit grave avec lui. C’est le père de mes filles, je veux préserver leur bien-être. Il considère qu’il n’a pas à me verser de pension en résidence alternée. Je mets tout en œuvre, je ne veux pas faire entrer en compte les problèmes d’argent. Si je demande une pension pour les filles, ça va devenir un sujet d’engueulade, un problème entre nous. Pour l’instant on arrive à communiquer normalement pour nos filles, moi je privilégie ça ». Beaucoup pensent qu’une résidence alternée avec une certaine égalité du temps passé dans chacun des foyers implique la prise en charge directe et partagée des frais nécessaires à l’entretien de l’enfant rendant donc le versement d’une pension alimentaire de l’un des parents à l’autre inutile. Dans bien des cas, il n’y a pas de pension, malgré une forte inégalité des revenus en faveur du père, surtout quand il n’y a pas eu mariage et que celui-ci ne veut pas passer devant le juge. Mais si le père retarde ou néglige le règlement des frais auquel il s’était engagé, la mère est astreinte à une comptabilité pesante (garder les factures) et humiliée de devoir quémander de façon récurrente, tandis que, selon plusieurs entretiens, il achète à l’enfant « plein de marques, des consoles DS, des DVD dans tous les sens, un écran de cinéma chez lui… »
25Pourtant, la pension alimentaire mensuelle comporte une dimension d’égalisation des niveaux de vie entre les parents, même si chacun se charge en nature de l’entretien de l’enfant quand il est chez lui. Cet aspect semble souvent oublié, particulièrement dans les accords négociés directement entre le père et la mère non mariés : « Il refuse catégoriquement qu’on aille voir un juge. Il dit qu’il n’y a pas de raison qu’un tiers s’occupe de nos affaires et moi j’ai peur de la guerre. Une pension, ou bien elle est déterminée à l’amiable entre nous, ce qui n’est pas envisageable parce que même la moitié d’une facture c’est compliqué, ou bien c’est devant un juge et je ne suis pas encore prête ». C’est là que se révèle une certaine naïveté de la part de femmes qui disqualifient le fait de soumettre l’amour (et le désamour) à des règles générales d’équité, qui rêvent d’une relation intersubjective pure et ne veulent pas indisposer le père en s’adressant à la justice.
26***
Tenir compte de l’asymétrie
27La résidence alternée convient surtout, nous semble-t-il, à des couples égalitaires où les deux parents sont aussi engagés l’un que l’autre dans le suivi des enfants et où ils ont une situation professionnelle autant rémunératrice. Une complémentarité des rôles père/mère qui peut être invisible dans une vie de famille cohabitante, sous le régime du “quand on aime, on ne compte pas”, s’avère problématique dans une résidence alternée.
28La différence de standard entre les mères et les pères concernant le dévouement et la disponibilité aux enfants, du moins tel qu’elle ressort des discours des mères, doit être prise en compte. Et si l’on oublie ou néglige la fréquente infériorité économique de celles-là par rapport à ceux-ci en raison de salaires moins élevés, on remet en cause la possibilité dont disposaient les enfants de bénéficier, chez leurs deux parents, d’un niveau de vie équivalent. Ce fut peut-être une erreur de lier, dans l’esprit des parents concernés, résidence alternée et absence de pension alimentaire.
29Dans une situation inégalitaire de fait, le partage par moitié n’est pas toujours équitable ni avantageux pour les enfants. Une meilleure pratique de la résidence alternée impliquerait, entre autres précautions, qu’on prenne davantage en compte ces problèmes trop peu étudiés.
Notes
-
[1]
Sylvie Cadolle, « L’argent et l’entretien de l’enfant dans les situations de résidence alternée ». Cette enquête par entretiens qualitatifs, effectuée en 2006-2007 auprès de 26 pères et mères, a été menée dans le cadre du projet ATIP-CNRS, « Les partages au sein du couple : normes juridiques et usages sociaux de l’argent et des biens (France, Belgique, Québec, Suisse) » (projet coordonné par Agnès Martial, qui doit donner lieu à une publication collective à paraître en 2009).
-
[2]
Résultant de décisions judiciaires, ou bien mises en place de façon consensuelle, ou bien encore sous l’effet de rapports de force.
-
[3]
Le discours des pères sera analysé dans l’ouvrage à paraître cité dans la note 1.
-
[4]
Audition publique de la Commission des lois du Sénat, mercredi 23 mai 2007, Marc Guillaume, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la Justice, citant les premiers résultats tirés du répertoire général civil du mode de résidence des enfants faisant l’objet d’une décision judiciaire depuis 2004. Rapport d’information n° 349, J.-J. Hyest, N. About, déposé le 26 juin 2007.
-
[5]
Ibid., p. 9.En ligne
-
[6]
Notre échantillon n’est pas représentatif et trop étroit pour conclure sur la fréquence de telle ou telle situation : nous ne vérifions pas l’exactitude des faits que tel parent nous rapporte. La constitution de l’échantillon a plutôt cherché à diversifier les situations des enquêtés et à interroger ; des parents mariés et divorcés, d’autres non, ; des parents dont la séparation datait de plus de dix ans et d’autres en cours de procédure judiciaire, avec l’un d’entre eux demandant l’alternance ou cherchant à la faire cesser ; des parents qui l’avaient pratiquée spontanément d’un commun accord, d’autres à la suite d’une médiation familiale, des parents qui l’avaient pratiquée puis abandonnée ; enfin des mères à qui elle avait été imposée par le juge.
-
[7]
En accord avec les conclusions des enquêtes quantitatives (Pailhé et Solaz, 2006).
-
[8]
Enquête sur l’exercice de l’autorité parentale en 2003, ministère de la Justice-DAGE-SDSED.
-
[9]
D’après les informations collectées sur les revenus nets des pères et mères, ces dernières présentent des revenus moyens inférieurs de près de la moitié à ceux des pères dans les demandes concernant l’alternance (Moreau et al., 2004, pp. 16-17).