CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les nouveaux besoins des familles ainsi que l’allongement de la durée de la vie ont conduit à faire évoluer le rôle des grands-parents. Ces derniers représentent aujourd’hui, dans la plupart des pays européens, de véritables relais pour la garde des petits-enfants. Ils peuvent également, par la suite, compte tenu de l’amélioration de leur niveau de vie, aider financièrement ces jeunes à l’approche de l’âge adulte.

2L’évolution démographique, qui se poursuit et s’accélère dans le même sens depuis plus d’un demi-siècle, donne toujours plus de poids aux grands-parents, à la fois plus nombreux et vivant plus longtemps. L’état de grand-parent occupe maintenant entre le tiers et la moitié de l’ensemble de la durée de vie d’une femme, et près de vingt-cinq années en moyenne dans la vie d’un individu, homme ou femme. En Europe, on estime qu’un cinquième de la population est composée de grands-parents. L’allongement de la vie, combiné à la chute de la fécondité, continue de transformer les structures familiales : le nombre de générations qui vivent en même temps augmente, de sorte que le modèle de famille nombreuse à deux générations, s’étalant de manière horizontale, encore courant dans les années 1950, fait place à une famille resserrée et allongée sur le plan vertical. Certes, le recul prononcé de l’âge à la première naissance dans tous les pays européens repoussera d’autant l’âge à la grand-parentalité. Mais, même plus âgés chronologiquement, les nouveaux grands-parents restent et resteront jeunes plus longtemps, comme le montre le recul de l’âge de la survenue des incapacités, celui de la dépendance physique ou psychique, désormais reléguée au grand âge. Les grands-parents continueront donc d’être actifs et d’occuper une place en expansion dans la famille.

Facteurs démographiques, économiques, institutionnels et culturels d’évolution de la grand-parentalité

3Si l’évolution démographique a contribué à donner à la grand-parentalité une importance nouvelle, celle-ci exerce ses effets dans un contexte social et historique qui les amplifie. Le poids des grands-parents dans la famille ne se réduit pas à leur poids démographique et leur rôle ne date certes pas d’aujourd’hui. Il serait même à l’origine de l’humanité, si l’on en croit les hypothèses de biologistes et évolutionnistes, qui explorent “l’effet grand-mère” : les femmes ménopausées auraient été une source de pouvoir sous-estimée dans notre héritage évolutif. Au temps des premiers hommes, les soins donnés par la grand-mère à la progéniture de sa fille auraient eu une action décisive pour la survie de l’espèce humaine, selon ces hypothèses. Pour revenir à des temps plus proches de nous, dans les périodes que décrit Vincent Gourdon (2001), la grand-parentalité heureuse et édifiante aux XVIIIe et XIXe siècles se situe du côté de la bourgeoisie, alors qu’une grande partie de la population rurale et ouvrière en ignore les bonheurs, faute de ressources. Tant que l’État providence n’aura pas été instauré, seules les classes aisées jouiront du privilège de ces parents en plus, car on sait que dans les foyers ruraux, la bouche supplémentaire du vieillard était une charge dont on se serait bien passé. La perspective historique rend plus saillantes encore les innovations contemporaines, parmi lesquelles l’instauration de l’État providence. Si le milieu du XIXe siècle voit l’émergence d’une nouvelle figure du grand-parent, celle du “grand-parent gâteau”, on peut, à entendre les jeunes grands-parents et à consulter la littérature qui s’est récemment développée à leur sujet, juger de son effacement depuis deux décennies.

4Très loin de la grand-mère coiffée d’un chignon et fabriquant des confitures et du grand-père imposant le respect des cheveux blancs, ils sont plutôt des compagnons de jeu, offrant une image d’insouciance et de liberté. Ils n’osent plus exprimer leur désaccord avec leurs enfants sur les modèles éducatifs – même si ces désaccords ne manquent pas –, chacun équilibrant autorité, tendresse et inculcation de l’autonomie. De tels changements majeurs sont liés à l’émergence du nouvel âge de la vieillesse, plus libre et mieux nantie, ainsi qu’aux effets de l’État providence qui fait des aïeux des pourvoyeurs potentiels et non des assistés. Et surtout, la figure du grand-parent aimant et aidant n’est plus circonscrite à la bourgeoisie aisée ; elle appartient à tous les milieux, ceux-là mêmes qui refusent que l’on touche à leur retraite.

5Une récente enquête sociodémographique, situant les individus dans leur biographie familiale, résidentielle et sociale, confirme la force et la généralité du lien grand-parental, tout en relevant la fréquence des cas où des grands-parents ont élevé leurs petits-enfants dans un passé proche, et notamment à l’époque de la guerre 1939-1945 et de l’immédiat après-guerre (Bonvalet, Lelièvre, 2006), phénomène plus rare aujourd’hui. Ceci confirme l’évolution solidaire de la fonction parentale et grand-parentale soulignée dans une précédente enquête (Attias-Donfut, Segalen, 1998, rééd. 2007) : les parents d’aujourd’hui sont, plus qu’autrefois, éducateurs en premier de leur progéniture, qu’ils confient bien plus rarement à élever à leurs parents ou à d’autres membres de la famille.

6Mais les grands-parents, tout en ayant un rôle second dans l’éducation, sont généralement plus largement présents auprès de l’ensemble des petits-enfants, dans une fonction essentielle de soutien affectif, moral et pratique. La contradiction entre le déclin du rôle éducatif des grands-parents, qui ne concernait qu’une minorité, et l’importance accrue de leur rôle de soutien n’est qu’apparente : elle est l’expression de la transformation qualitative du lien grand-parental.

7Celle-ci s’inscrit dans la mutation des formes familiales, du statut de la femme et des rapports de générations.

Le rôle des grands-mères dans la garde des enfants

8Considérons une pratique importante, qui s’est développée dans la famille moderne : la garde des petits-enfants en bas âge par les grands-parents. Elle est quasi généralisée quand elle intervient à un faible rythme, de façon régulière ou occasionnelle, ou pendant les vacances. La comparaison de trois générations successives a mis en évidence l’augmentation de la fréquence de la garde, d’une génération à l’autre, phénomène d’autant plus remarquable que durant cette période (allant des années 1930 aux années 1990), le développement des crèches et des écoles maternelles a été particulièrement important. Les jeunes grands-mères et grands-pères des années 1990 fournissent massivement ce service à leurs enfants (85 % des grands-mères et 75 % des grands-pères âgés de 49 à 53 ans) (Attias-Donfut, Segalen, 2007). Une forte minorité s’y investit davantage en assurant une garde hebdomadaire (38 % des femmes et 26 % des hommes). Les foyers les plus aidés sont ceux dans lesquels la mère est professionnellement active, surtout quand elle bénéficie d’une promotion sociale. Contrairement aux aides financières octroyées aux jeunes par les parents, qui s’adressent préférentiellement à ceux de leurs enfants au chômage, en difficulté professionnelle ou en risque de descente sociale, une aide régulière pour garder des petits-enfants est plus souvent apportée à ceux et à celles qui sont en situation d’ascension sociale. Elle représente un appui à la réalisation professionnelle de la mère. Ce type de garde étant le plus souvent assuré par la grand-mère, il exprime une solidarité féminine intergénérationnelle pour promouvoir la réussite professionnelle des jeunes femmes. Ces comportements sont dans la ligne de l’évolution des attitudes féminines vers plus d’égalité entre les sexes. Ils contribuent à expliquer l’importance de l’investissement grand-maternel, malgré l’activité fréquente de la grand-mère et en dépit de l’affirmation des normes d’indépendance entre générations. La qualité de la relation parents-enfants y contribue largement. Comme l’ont souligné Françoise Bloch et Monique Buisson (1998), confier son enfant à sa mère est une action à double signification : si elle apparaît comme une demande de service, une aide, c’est aussi un cadeau, un don qui est fait à la grand-mère. On en veut pour preuve les rivalités classiques entre les lignées pour recevoir les petits-enfants pendant les vacances.

9Autre phénomène important qui a propulsé les grands-parents sur le devant de la scène familiale, les ruptures conjugales n’ont cessé d’augmenter depuis les années 1970. Dans ces circonstances, les grands-parents se trouvent en situation de recours, y compris par-delà le divorce – même conflictuel – des parents, et effectuent un puissant travail pour maintenir le lien entre les générations, donnant corps à la lignée.

Le maintien du lien entre grands-parents et petits-enfants

10Mais ici s’opère une différence entre les lignées paternelles et maternelles. S’il est évident que les grands-parents maternels vont soutenir leur fille, séparée de son partenaire, et ses enfants, il est remarquable de constater le maintien du lien avec les grands-parents paternels, celui-ci étant d’autant plus difficile qu’« au fur et à mesure que le père refait sa vie, il s’éloigne des enfants de sa première compagne » (Villeneuve-Gokalp, 1999, p. 26). La force de la grand-maternité s’affirme en cultivant son lien à l’enfant, en passant au besoin par la médiation de la belle-fille-mère et non pas nécessairement par celle du fils-père (à condition de s’abstenir de prendre parti pour le fils lors du divorce, par exemple), bien que la situation des grands-parents paternels soit liée à celle de la paternité, particulièrement fragilisée aujourd’hui. Au plan juridique, il importe de noter une modification sensible introduite par la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, qui prévoit dans son article 4 : « L’enfant a le droit d’entretenir des relations personnelles avec ses ascendants et seuls des motifs graves peuvent faire obstacle à ce droit » [1]. En clair, il existe désormais une primauté du droit de l’enfant sur celui des parents.

11Quand c’est le couple grand-parental qui divorce, le risque d’éloignement par rapport aux petits-enfants est plus sensible, surtout quand le grand-parent a fondé un nouveau couple, la nouvelle lignée venant en concurrence avec celle issue du couple précédent. L’intensité des relations, en termes de fréquence des contacts, est plus importante avec les enfants communs du nouveau couple qu’avec les enfants et petits-enfants issus d’unions précédentes. Dans tous les cas, les femmes sont meilleures gardiennes des liens intergénérationnels que les hommes, même si hommes et femmes suivent la même tendance à se recentrer sur le nouveau couple et ses enfants et petits-enfants communs. Les relations avec la génération ascendante se relâchent aussi, sous l’effet de la concurrence des lignées introduites par cette nouvelle alliance. Mais, bien qu’affaiblis par les séparations et recompositions conjugales, les liens intergénérationnels résistent dans l’ensemble. La filiation demeure l’axe de stabilité de la construction familiale.

12En cas de défaillance des parents, les grands-parents se substituent aux parents pour l’éducation à plein temps des enfants, phénomène croissant aux États-Unis, où il a été souvent étudié (Uhlenberger, 2001). Il n’est pas rare non plus en France ni ailleurs, quand surviennent des situations problématiques : maladie, mort des parents ou maternité précoce, comportements marginaux des parents…

Le cas des grands-parents dans les familles transnationales

13Les migrations nationales et internationales laissent souvent de grands vides dans les familles. Un article du journal Le Monde, daté du 13 janvier 2006, évoquait le drame vécu par les enfants roumains dont les parents partaient à la recherche de l’eldorado à l’Ouest. Ce sont les régions les plus pauvres qui sont touchées, les villages dont les écoles ont fermé leurs portes. Les grands-parents, souvent appelés à se substituer aux parents, sont impuissants à enrayer le mal-être de leurs petits-enfants.

14Le vieillissement de la population entraîne un fort développement des migrations féminines de travail, notamment dans le secteur de l’aide et des soins aux personnes âgées. Ce phénomène particulièrement important en Italie, dont le vieillissement est l’un des plus élevés de la planète avec le Japon, se retrouve dans la plupart des pays d’Europe les plus riches, où la demande de personnels gérontologiques est la plus solvable. Peu visible en France, compte tenu de l’absence de statistiques sur l’origine géographique du personnel des services et des institutions, le même processus est à l’œuvre, prolongeant une longue histoire de l’immigration dans les emplois de service auprès des familles : l’emploi auprès des personnes âgées inclut aujourd’hui un taux élevé d’immigré(e)s [2]. Ces migrations féminines privent souvent la famille laissée au pays du soutien essentiel que représentent ces femmes “pivots”, même si celles-ci compensent leur absence par des envois d’argent. Elles y trouvent certes une forme d’accomplissement par la conquête de leur autonomie, comme c’est le cas des Philippines immigrées à Paris, auprès desquelles Liane Mozère (2005) a enquêté.

15Dans d’autres situations, les plus nombreuses, la migration des parents prive au contraire les enfants qui les accompagnent (ou qui naissent dans le pays d’accueil) de leurs grands-parents restés au pays. Ces derniers ne sont pas toujours complètement coupés de leurs petits-enfants, grâce aux pratiques de va-et-vient fréquents qui maintiennent les liens familiaux. Ce ne sont cependant pas la même présence ni le même soutien qui peuvent être ainsi donnés de loin. Le besoin de contact avec les adultes, surtout avec les aïeux, source d’équilibre affectif, reste trop souvent insatisfait parmi les enfants d’immigrés. Parfois, les grands-parents émigrent à leur tour pour rejoindre leur famille, assurant alors un enracinement important de toute la lignée en terre d’installation. Ces migrations pluri-générationnelles (Attias-Donfut et al., 2006) ne sont pas rares, même si elles restent minoritaires. Une enquête sur le passage à la retraite des immigrés les évalue à environ un tiers des familles parmi les immigrés âgés de 45 à 70 ans (enquête PRI ; cf. Attias-Donfut et al., 2006). Ce taux est sans doute plus faible dans les récentes vagues d’immigration, compte tenu des politiques migratoires plus restrictives quant au regroupement familial.

16L’éloignement géographique entre grands-parents et petits-enfants dans les familles immigrées se double d’un éloignement culturel, dont le plus manifeste est la différence linguistique. La question de la transmission en devient à la fois cruciale et difficile. Les univers de réalité de l’enfant et de l’aïeul sont désormais disjoints et ne peuvent se rencontrer qu’à travers les récits, les imaginaires et les fantasmes qu’ils évoquent. La transmission n’étant plus médiatisée par le milieu extérieur, elle ne peut passer que par le lien inter-individuel, dans l’intimité de la vie privée. Elle est à géométrie variable, bricolée selon les désirs des uns ou les refus des autres, réduite à des recettes de cuisine, des mots, des proverbes, des images… La culture transmise, telle qu’elle a été réinterprétée par l’enfant, est souvent bien éloignée de la réalité du pays d’origine. Les grands-parents n’en sont pas moins un des rouages importants de l’aventure migratoire : lien d’amarre, facilitateurs pour élever ou garder temporairement les enfants en cas de besoin ou pendant les vacances, garants d’un minimum de transmission que souvent les parents eux-mêmes ne veulent ni ne peuvent assurer, ayant été ceux qui ont franchi le pas, rompant la chaîne générationnelle.

17À la naissance de la génération suivante, les immigrés devenus grands-parents sont aussi les fondateurs d’une nouvelle lignée en France. Leur investissement auprès des petits-enfants est d’autant plus intense qu’il compense le manque d’aïeux dans la famille, surtout quand eux-mêmes sont partis jeunes, quittant leurs propres grands-parents.

Les grands-parents à travers l’Europe : une commune évolution ?

18Les tendances macro-sociales qui redéfinissent les contours de la grand-parentalité – vieillissement de la population, avènement de l’État providence, développement du travail féminin, augmentation des divorces, aspiration à l’autonomie des générations, etc. – sont, à des degrés divers, communes aux sociétés modernes et en particulier aux sociétés européennes. La nouvelle figure grand-parentale est-elle généralisée à l’Europe, au-delà des spécificités nationales ?

• Plusieurs enquêtes comparatives

19Des enquêtes comparatives à l’échelle de l’Europe se sont multipliées depuis les années 2000. Les données relatives aux grands-parents se développent dans le sillage des enquêtes consacrées aux liens et aux transferts entre générations, qui connaissent une véritable vogue dans toute l’Europe, depuis la parution de notre recherche tri-générationnelle réalisée, pour la partie quantitative, en 1992 [3], à une période où ce champ était encore en friche. Le thème de la grand-parentalité permet de nouer quelques questions essentielles relatives aux liens familiaux, au poids des solidarités privées et des solidarités publiques, dont la combinaison est à l’œuvre selon des modalités très différentes dans les 27 pays de l’Union européenne. Parler de la grand-parentalité, c’est aborder les liens entre la famille et le travail des femmes, les moyens de garde des jeunes enfants, donc des problèmes au cœur de la société. Comme l’avaient bien montré les féministes des années 1960 et 1970, le privé est public et politique.

20Ces ouvertures transnationales ainsi que diverses enquêtes ont révélé la généralité et l’importance de cette nouvelle figure grand-parentale dans toute l’Europe. Parmi les données les plus récentes figure une enquête comparative européenne, SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe), portant, dans un premier temps en 2004, sur onze pays d’Europe occidentale (la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et la Grèce) [4]. Dans ces mêmes pays, une seconde vague d’enquêtes a interrogé les mêmes personnes deux ans plus tard (prenant ainsi une dimension longitudinale) et a été étendue à quatre pays supplémentaires (Israël, la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie). Parmi les nombreuses questions traitées dans ce vaste programme figurent les transferts entre générations, sous forme matérielle (argent, cadeaux) ou sous forme de services, de soins aux personnes dépendantes ou de garde des petits-enfants par les grands-parents. Dans l’analyse des résultats, on a notamment cherché à montrer la relation entre l’emploi des grands-parents et la fréquence de la garde des petits-enfants, comme à explorer les représentations liées à cette situation. Les résultats révèlent à la fois des convergences et des différences significatives selon les pays.

• Quelques résultats sur les principales variables

21À une question aussi générale que : « Avez-vous régulièrement ou occasionnellement gardé un petit-enfant, en l’absence de ses parents, au cours des douze derniers mois ? », nombreuses sont les personnes interrogées (parmi celles qui ont déclaré être grand-parent) qui répondent affirmativement, le pourcentage le plus élevé concernant, avec près de 60 %, les Pays-Bas, la Suède et le Danemark, suivis par la France, les pays du Sud se situant entre 40 % et 50 % de réponses positives.

22Une des variables concerne l’état du marché du travail pour les femmes. Paradoxalement, on observe que c’est là où elles sont les plus nombreuses à travailler à plein temps (en Suède, au Danemark et en France) que, généralement, les grands-mères sont les plus nombreuses à garder régulièrement un petit-enfant car l’emploi des femmes de cette génération (plus de 50 ans) est faible dans les pays du sud de l’Europe. Le travail des grands-mères n’empêche pas ces dernières de consacrer du temps à leur petit-enfant. Cela signifie qu’elles donnent une priorité dans leur vie aux besoins de leur fille ou fils d’être aidé(e) pour s’occuper des enfants. Cette aide consiste, le plus souvent, en dépannages occasionnels que ne peuvent fournir les systèmes publics (écoles ou crèches). Certes, les grands-mères qui s’y investissent de façon intensive (en nombre d’heures) sont plus rares à occuper un emploi.

23Si l’on s’intéresse aux transferts financiers, on observe qu’ils sont largement répandus et s’adressent principalement aux enfants, les plus de 50 ans étant donateurs et très rarement receveurs. Ils s’adressent un peu plus souvent directement aux petits-enfants lorsque les grands-parents ont plus de 75 ans, alors que leurs petits-enfants s’approchent de l’âge adulte et ont besoin d’aide financière. Le cycle grand-parental comporterait ainsi deux phases : au cours de leur premières années en tant que grands-parents, le soutien se manifesterait sous forme de garde, auquel se substituerait l’aide financière dans la phase suivante.

24Si l’on compare les modalités de la garde selon les pays d’Europe, une claire opposition entre les grands-parents du Nord et du Sud se manifeste, ces derniers gardant quotidiennement leurs petits-enfants et se substituant aux parents et aux modes collectifs de garde. Il en est de même lorsque l’on compare le nombre d’heures que consacrent les grands-parents gardiens à leurs petits-enfants : c’est bien dans les pays du Sud que l’on trouve les moyennes d’heures les plus élevées, ce qui résulte de la plus forte proportion de grands-mères mises à contribution tous les jours. On pourrait croire à une forme d’incohérence avec les résultats qui font apparaître que la proportion de grands-parents qui déclarent garder un petit-enfant (au moins) est plus faible dans les pays du Sud que dans ceux du Nord, la France occupant une position médiane. Il n’est pas exclu que dans les pays du Sud, cette garde est tellement intégrée à l’organisation domestique qu’elle a pu être minorée dans les déclarations au cours de l’enquête. Il faut également relier ces pratiques à celle de la cohabitation, plus fréquente dans les pays méditerranéens, qui est une forme d’aide indirecte et directe.

25Il reste que la garde est plus répandue dans les pays où le travail des femmes est le plus largement développé et où le système collectif de garde est le mieux pourvu. Les grands-mères peuvent donc concilier une aide grand-parentale et une vie professionnelle ou une autonomie personnelle [5]. En l’absence de services collectifs, une garde à plein temps est nécessaire, que seule une minorité de grands-mères peuvent assurer, minorité néanmoins importante. Ce phénomène vient à l’appui de l’idée selon laquelle les aides publiques stimulent les aides privées, dans un rapport de complémentarité plus que de substitution.

26Considérons à présent les résultats de cette même enquête reproduite deux ans plus tard, en 2006, auprès des mêmes personnes [6] : en Espagne, la proportion de grands-parents qui gardent leurs petits-enfants est la plus faible et s’est même abaissée entre 2004 et 2006 de 40 % à 36 %, alors qu’en Italie, elle s’est élevée de 41,5 % à 48,3 % et, en Grèce, de 43,8 % à 52 %. Dans la plupart des autres pays, les différences de comportement à deux années d’intervalle sont faibles, excepté en Suisse, où le taux de parents gardiens passe de 39,7 % à 48,5 %. La continuité au cours du temps reste remarquable : la plupart de ceux et celles qui avaient déclaré s’occuper d’un petit-enfant en 2004 le font aussi en 2006, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des autres types d’aide qui s’échangent au sein de la parenté. Les changements en un temps si court tiennent aux événements survenus entre les passages des enquêteurs. Par exemple, sur l’ensemble des pays, près d’un quart des personnes de plus de 50 ans ont eu, au cours de ces deux ans, un ou plusieurs petits-enfants de plus, ce qui a pour résultat un accroissement de leur aide. Ces nouveaux petits-enfants exigent bien entendu plus de présence que ceux qui ont grandi.

• Les aides grands-parentales : de nouvelles normes obligataires ?

27Les attitudes à cet égard ont été recueillies dans la même enquête par la question suivante : « Les grands-parents doivent-ils aider leurs enfants à prendre soin de leurs petits-enfants lorsque ceux-ci sont jeunes ? ». Les réponses révèlent des valeurs et des représentations peu en accord avec les pratiques, puisque les pays du Nord (la Suède, le Danemark et les Pays-Bas) ne font pas état d’un sentiment d’obligation, contrairement aux pays du Sud, dominés par le familialisme. Dans les pays du Sud, y compris la France, 60 % des grands-parents considèrent qu’ils doivent aider en cas de difficultés telles qu’un divorce ou une maladie de l’enfant, alors que les Pays-Bas se caractérisent par un taux de réponses positives très faible (30 %). Cependant, les pratiques vont au-delà du sentiment. En ce qui concerne la sécurité financière et économique des petits-enfants, les deux tiers des grands-parents considèrent que ce n’est pas un sujet de leur ressort, les pays du Sud étant plus enclins à déclarer qu’il faut aider.

28Ces données tracent une géographie de l’Europe dans laquelle l’engagement des grands-parents est généralement très important, mais sous des formes différentes qui reflètent la diversité des contextes sociaux et culturels.

29***

30En conclusion, les nouveaux visages de la grand-parentalité tiennent autant aux bouleversements de la filiation, et de la famille plus généralement, traversée de multiples ruptures, qu’à des améliorations importantes des modes de vie, de la durée de vie ou de la qualité des relations intergénérationnelles dans la famille. C’est sur leur présence active et solidaire que repose principalement le constat du maintien de la vivacité des formes familiales et de la vitalité des liens de parenté. Investis de la lourde charge de garantir la continuité familiale, les grands-parents seront-ils capables de maintenir leur rôle auprès des générations futures, élevées dans des familles de plus en plus dissociées ou éclatées? Ils risquent de subir une pression accrue alors qu’ils sont eux-mêmes fragilisés par leur vieillissement.

31Leur fonction est essentielle, elle déborde le cadre familial et concerne la transmission intergénérationnelle au sein de la société. L’espace de la famille est en effet le principal lieu de contacts et d’interactions entre toutes les générations. Les sociétés modernes offrent peu d’autres occasions de communication entre générations, une séparation des âges ayant cours dans la plupart des institutions, ainsi que dans l’espace urbain. Les grands-parents sont aussi ceux qui médiatisent le lien de l’ensemble de la lignée avec les arrière-grands-parents, figure familiale qui se généralise dans toute l’Europe, trait caractéristique de la modernité. Avec le recul de l’âge de la dépendance, les arrière-grands-parents peuvent être d’actifs contributeurs dans les échanges intrafamiliaux. Cette bonne forme n’est pas étonnante, alors qu’on accède au titre de bisaïeul à des âges variables, le plus souvent en étant septuagénaire. Si ces bisaïeux sont davantage perçus comme des symboles que comme des acteurs de la vie familiale, c’est sans doute en raison de l’ombre portée par les grands-parents, qui ont pris la relève, mais qui vont les soutenir en cas de besoin. Les grands-parents ont alors un véritable rôle de pivots de la famille et de la filiation, entre d’un côté leurs parents et, de l’autre, leurs enfants et petits-enfants.

32Cet article est largement basé sur l’ouvrage co-écrit avec Martine Segalen (Attias-Donfut et Segalen, 2007).

Notes

  • [1]
    Source : cabinet Laroque et Binet associés, cité in Grands-parents, 2007.
  • [2]
    Une première évaluation statistique réalisée par la CNAV montre que parmi les personnels des associations d’aide à domicile intervenant auprès des personnes âgées, en Île-de-France, plus d’un tiers sont nés à l’étranger.
  • [3]
    L’ouvrage Grands-parents (op. cit.) est construit à partir de cette enquête quantitative, dont les premiers résultats ont été publiés dans Attias-Donfut, 1995, complétés d’une enquête qualitative réalisée en 1996.
  • [4]
    SHARE, première vague. L’échantillon par pays est de l’ordre de 2 000 personnes. Cf. pour les premiers résultats de ce programme Attias-Donfut C., Ogg J. et Wolff F.-C., 2005, « European Patterns of Intergenerational Financial and Time Transfers », European Journal of Ageing, 2, pp. 161-173. Un volume de la revue Économie et statistiques, nos 403-404, 2007, en rassemble des résultats sur des thèmes variés.
  • [5]
    Il n’y a pas de différence significative dans la fréquence de garde des petits-enfants par les grands-mères de moins de 65 ans selon qu’elles ont ou non un emploi, toutes choses égales par ailleurs. Attias-Donfut C. et Ogg J., 2006, « Garde des petits-enfants et emploi des grands-mères, présentation au séminaire SHARE/INSEE “Les plus de 50 ans en Europe : premiers résultats de l’enquête SHARE” », Paris, 11 mai.
  • [6]
    Données non encore publiées, analysées en collaboration avec Jim Ogg et François-Charles Wolff. Un ouvrage rassemblant les premiers résultats de la seconde vague de SHARE sera publié en 2008, sous la direction de Axel Borsch-Supan, Mannheim Research Institute for the Economics of Ageing.
Français

Résumé

Les grands-parents occupent une nouvelle place centrale au sein de la famille. Dotés de pleines capacités psychophysiologiques, de temps libre et de revenus, grâce à l’amélioration de l’espérance de vie et des retraites, ils sont plus fortement sollicités par leurs enfants pour aider à la prise en charge des petits-enfants. Leur rôle actif et solidaire est renforcé par les besoins des familles résultant du développement du travail des femmes ainsi que des ruptures conjugales. En témoigne leur investissement important dans la garde des petits-enfants, dans les aides financières aux enfants et petits-enfants. Cette nouvelle figure grand-parentale est généralisée en Europe, au-delà des spécificités nationales, comme le montrent de récentes données comparatives. Dans la famille moderne, le rôle de garant de la filiation et de la continuité familiale paraît ainsi désormais dévolu, en grande partie, aux grands-parents.

Bibliographie

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  • Attias-Donfut C. et Daveau P., Gallou R., Rozenkier A., Wolff F.C., 2006, L’enracinement. Enquête sur le vieillissement des immigrés en France, Paris, Armand Colin.
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Claudine Attias-Donfut
Directrice de recherche au CNRS, elle est responsable de la Direction des recherches sur le vieillissement de la CNAV. Ses travaux et publications portent sur le vieillissement, la famille, les rapports intergénérationnels et la grand-parentalité. Ses travaux les plus récents portent sur l’immigration, dans la perspective du vieillissement et de la transmission intergénérationnelle.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2008
https://doi.org/10.3917/inso.149.0054
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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