1Quelles contraintes les réseaux font-ils peser sur les individus ? Si la structure d’un réseau tend à favoriser tel ou tel comportement, c’est sans déterminisme puisque celle-ci est également le fruit des interactions entre les individus qui la composent. Une analyse structurale a ainsi pu montrer les différences de générations entre des jeunes qui ont un usage des réseaux plutôt tournés vers l’extérieur, et des plus anciens, recentrés sur les réseaux de proximité, familiaux et géographiques.
2Un réseau social est un ensemble de relations entre un ensemble d’acteurs. Cet ensemble peut être organisé (une entreprise, par exemple) ou non (comme un réseau d’amis) et ces relations peuvent être de nature fort diverse (pouvoir, échanges de cadeaux, conseil, etc.), spécialisées ou non, symétriques ou non (Lemieux, 1999). Les acteurs sont le plus souvent des individus, mais il peut aussi s’agir de ménages, d’associations, etc. L’essentiel est que l’objet d’étude soit bien la relation entre éléments, autrement dit l’interaction ou l’action réciproque entre ces éléments. Des recherches pionnières ont été menées sur ces questions tant par des sociologues, comme Georg Simmel (1908) ou Jacob Moreno (1934), que par des ethnologues comme Radcliffe-Brown, Firth, Barnes (1954) ou Bott (1971). Elles sont à l’origine de l’important développement de l’analyse des réseaux sociaux auquel on assiste depuis le début des années 1970 et au travers duquel les bases de ce que l’on désigne souvent aujourd’hui par le terme d’analyse structurale ont été jetées.
3Selon cette perspective, les réseaux ne sont pas un mode d’organisation sociale particulier et leur analyse n’est pas une fin en soi. L’étude des graphes des relations n’est pas davantage conçue comme un simple outil technique venant s’ajouter à la panoplie déjà bien fournie du sociologue. L’analyse de réseaux sociaux est au contraire ici le moyen d’élucider des structures sociales et de s’interroger sur leurs rôles (Mercklé, 2004). Au-delà de la méthodologie (Lazéga, 1998), il s’agit de comprendre en quel sens une structure contraint concrètement des comportements, tout en résultant des interactions (Degenne et Forsé, 2004) entre les éléments qui la constituent.
Une contrainte qui pèse seulement de façon formelle sur les comportements
4La contrainte dont il est question est seulement formelle. Elle n’est pas due à une relation abstraite à une totalité. Il ne s’agit pas de penser qu’une structure relationnelle pèse sur les individus comme le voudrait un déterminisme fort. En revanche, la forme du réseau a une incidence sur les ressources qu’un individu peut mobiliser et sur les contraintes auxquelles il est soumis. Elle ne le détermine pas, mais elle explique que tout ne soit pas possible pour lui et que dès lors certains comportements ou stratégies soient, en raison de la position occupée dans le réseau, plus probables que d’autres. Ainsi, les stratégies (Simmel, 1908) de tertius gaudens (le troisième larron qui tire les marrons du feu), de médiateur (parce que point de passage obligé entre deux ou plusieurs groupes ou individus) ou de divide et impera (le fameux “diviser pour régner”) sont liées à des configurations réticulaires particulières et à la position occupée par les acteurs dans ces configurations qui, au niveau le plus élémentaire, correspondent à des triades (on nomme ainsi un ensemble de relations entre trois individus). De même, dans certaines circonstances rendant la coordination importante, un réseau fermé est porteur de davantage de capital social (i.e. les ressources que procure un réseau) pour ses membres (Coleman, 1990), bien que dans d’autres, où cette fois la compétition est forte, ce soit l’ouverture et notamment le fait de disposer de “trous structuraux” [1], pour utiliser le vocabulaire de Ronald Burt (1992), qui, par l’autonomie qu’ils créent, procurent un capital social plus élevé.
Une interdépendance entre les membres d’un réseau
5Un réseau ne se réduit pas à une somme de relations. C’est assez évident lorsqu’il est organisé, mais c’est tout aussi vrai lorsqu’il ne l’est pas. Même en ce cas, on considère toujours, après en avoir délimité les frontières, qu’il constitue une totalité dont les membres présentent un certain degré d’interdépendance. Certains auteurs estiment qu’il s’agit d’un véritable système de relations (Ferrand, 1997). Sa structure ne peut toutefois être dégagée qu’a posteriori. L’analyse structurale tente de trouver les régularités de comportement, et les groupes qui présentent ces régularités, après avoir analysé une totalité de relations dans une population finie et seulement sur cette base. Plusieurs critères sont alors utilisables. Avec ce que l’on appelle la connexité, il s’agit de repérer des groupes en raison des liaisons directes ou indirectes entre leurs membres. La cohésion s’appuie plutôt sur la densité des relations dans le groupe. L’équivalence introduit un autre point de vue en permettant de rassembler les individus en fonction de leur similitude. Ce sont des rôles sociaux qui se trouvent ainsi identifiés. On peut aussi vouloir caractériser chaque acteur d’après sa position dans le réseau, par exemple selon sa centralité. Les études qui utilisent ces notions portent sur des réseaux dits complets et la plupart des méthodes qu’elles mobilisent relèvent de la théorie des graphes (Wasserman et Faust, 1994). Si l’on dispose seulement de données décrivant les réseaux personnels d’un échantillon d’individus généralement choisis pour être représentatifs d’une population plus large, il n’est pas impossible de tester l’influence de certaines caractéristiques structurales sur le problème traité. Par exemple, une question sur la fréquence des relations permet de départager approximativement entre liens forts et liens faibles, distinction dont Mark Granovetter (1973) a montré l’importance.
Le rôle des liens faibles
6Une enquête menée dans la région de Boston auprès d’environ trois cents cadres a permis à M. Granovetter de constater qu’ils avaient en majorité trouvé leur emploi grâce à des liens faibles et que, de plus, ces emplois étaient de meilleure qualité que lorsque des liens forts en étaient à l’origine ; les enquêtés s’en disaient davantage satisfaits. Pour des raisons théoriques, M. Granovetter montre que si les liens à l’intérieur d’un groupe ont toutes les chances d’être forts, ceux qui relient ces groupes, techniquement des “ponts”, ont toutes les chances d’être faibles. Comme les liens forts sont souvent transitifs, ils tendent à créer des zones fermées. Si une information circule par ces liens forts, elle va rapidement être connue du petit cercle des personnes unies par eux. Ce sont les liens faibles, en tant que ponts reliant ces groupes, qui font passer l’information entre les différents cercles sociaux. Pour celui qui cherche un emploi, les liens faibles doivent donc être plus efficaces que les liens forts, puisqu’ils lui permettent de sortir du milieu étroit dans lequel il se trouve et d’accéder à des informations, vraisemblablement moins redondantes, dont disposent d’autres milieux.
7Les enquêtes menées ultérieurement sur des échantillons représentatifs n’ont pas toujours confirmé les résultats obtenus par M. Granovetter. En France, on constate que si dans les catégories supérieures ou intermédiaires, les liens faibles ont à peu près l’effet attendu, dans les milieux modestes, ce sont plutôt les liens forts (notamment avec la famille proche, conjoint ou parent) qui sont efficaces pour trouver un emploi (Forsé, 1997). D’une manière générale, le recours au réseau est d’ailleurs loin d’être anecdotique, puisque environ un tiers des personnes sondées dans l’enquête “Emploi” réalisée par l’INSEE déclarent avoir trouvé le poste qu’elles occupent par ce moyen.
Les dynamiques de la sociabilité
8Il reste que dans le cas de réseau sans frontière constituée, la délimitation du cadre d’analyse ne va pas de soi. À une question simple comme “Combien de personnes connaît-on ?”, il est bien difficile d’apporter une réponse univoque. Tout dépend bien sûr de ce que l’on appelle “connaître personnellement”. Selon la définition choisie, les résultats varient (plusieurs milliers est l’ordre de grandeur pour un adulte). Mais on observe tout de même des régularités. Les réseaux des individus de milieux supérieurs sont plus étendus que ceux de milieux plus modestes. Les liens faibles (sur lesquels par exemple un site Web comme Facebook fonde aujourd’hui son formidable succès) s’y ajoutent aux liens forts (principalement avec la famille proche). L’âge est également une variable clef. En France, plusieurs enquêtes réalisées par l’INSEE/INED montrent que le nombre de contacts ou de discussions sur des sujets non professionnels avec des personnes en face à face (comptabilisés grâce à une observation exhaustive durant deux semaines) diminuent au-delà de 40 ans. Les contacts avec les relations de travail disparaissent pratiquement entre 60 et 70 ans ; ceux avec les amis décroissent également. La fréquentation des voisins résiste mieux, ainsi que les relations avec des personnes que l’on rencontre en raison de leur métier (commerçants, médecins, etc.). Quant à la parentèle, elle représente moins de 20 % des contacts à 20 ans et près de 50 % à 80 ans. Dans tous les milieux, la sociabilité est davantage tournée vers l’extérieur chez les jeunes et, avec l’avancée en âge, elle se recentre sur les proches, familialement ou géographiquement.
9Une autre régularité mérite d’être signalée. Le dicton “Qui se ressemble s’assemble” est largement confirmé par les données. L’homophilie s’observe notamment pour l’âge et le statut social (selon le diplôme plus que selon la profession). Le mariage ou le concubinage ne sont pas épargnés. Aujourd’hui comme naguère, les conjoints ont toujours tendance à se choisir dans des milieux proches. Mais l’homogamie selon l’origine sociale s’affaiblit, tandis que celle selon le niveau de diplôme se maintient (Forsé et Chauvel, 1995) ; elle est donc moins le fait de statuts assignés que de statuts acquis, toutes choses égales par ailleurs. De tout cela, l’analyse des réseaux fournit (ou est en mesure de fournir) des explications concrètes. Il suffit d’observer que les rencontres se font très souvent par les biais des réseaux et que la forme des réseaux en question, plus particulièrement ici le degré d’intersection des cercles sociaux, en pesant sur les choix possibles, favorise les tendances qui viennent d’être signalées.
Le petit monde
10Mais, plus généralement, à quelle structure globale doit-on s’attendre dans le monde d’aujourd’hui ? Faut-il penser, par exemple, que les individus sont en moyenne très distants les uns des autres ou, au contraire, cette distance n’est-elle finalement pas si importante ? C’est tout l’objet des recherches sur le “petit monde”. Elles trouvent leur origine dans une expérimentation menée aux États-Unis par Stanley Milgram et ses collègues dans les années 1960 (Travers et Milgram, 1969). En résumé, la méthode très originale de “marqueur” qu’ils utilisent est à peu près la suivante. À des personnes tirées au hasard, on demande d’acheminer un paquet par la poste à un même individu cible qu’elles ne connaissent pas. On leur donne quelques renseignements généraux sur cet individu : le collège où il a fait ses études, son lieu de résidence, sa profession, etc. Bien sûr, on ne leur procure ni son nom ni son adresse. Puisqu’elles ne peuvent pas déterminer de qui il s’agit, on leur demande d’envoyer le paquet à une personne de leur réseau dont elles pensent qu’elle sera la plus susceptible de l’acheminer vers l’individu cible. Par exemple, cet individu étant agent de change, si elles connaissent un agent de change, elles lui enverront le paquet. À nouveau, la personne qui le reçoit est chargée de la même mission, et ce jusqu’à ce que le paquet finisse par parvenir à quelqu’un qui se trouve être en mesure d’atteindre le destinataire final. En moyenne, il a fallu 5,2 intermédiaires pour réaliser cet objectif. C’est finalement fort peu à l’échelle d’une société comme les États-Unis.
11Des recherches ultérieures (Kochen, 1989) ont montré que cette valeur était relativement stable, même lorsqu’on faisait varier fortement les différences entre caractéristiques des échantillons de départ. Les expérimentations menées sur l’Internet le confirment (Barabási, 2002 ; Watts, 2003). C’est donc à la fois le niveau et la stabilité de ce résultat qui peuvent être retenus. À l’échelle de la planète dans son entier, on pense aujourd’hui, d’après des simulations, qu’il n’est pas besoin de plus de dix ou douze liens de connaissances pour mettre en relation n’importe quel individu avec n’importe quel autre (le terme “connaissance » signifiant ici : connaître et être connu de vue et de nom). Tous ces travaux sur le petit monde ont de nombreuses applications, par exemple en épidémiologie ou en statistique.
Quel modèle d’acteur ?
12Il ne faut pas déduire des recherches évoquées jusqu’ici que la structure serait essentiellement préexistante aux relations. Bien sûr, empiriquement, lorsqu’un individu arrive dans une entreprise, un village ou une association, il trouve un réseau déjà existant, mais les relations qui vont se nouer, comme d’ailleurs celles qui ne se noueront pas, vont affecter cette structure. Elle est donc aussi l’effet émergent des interactions.
13Pour en rendre compte, certains considèrent qu’il n’est pas indispensable de se donner un modèle d’acteur, d’autres pensent au contraire que pour éviter un raisonnement qui resterait toujours ad hoc, il est nécessaire de supposer que les acteurs agissent rationnellement. Établir une relation ou y investir plus ou moins, c’est faire un choix, et selon James Coleman (1990), par exemple, on ne peut le comprendre tant qu’on ne suppose pas que l’acteur a comparé avantages et inconvénients, pour finalement agir dans le sens de ce qu’il pense être son avantage. L’application de la théorie du choix rationnel aux relations ne va toutefois pas sans poser des difficultés. Elle peut même apparaître assez contradictoire avec le projet et les ambitions de l’analyse structurale. Pourquoi des données de réseau seraient-elles vraiment nécessaires ici ?
14L’individu dont il est question est “sous-socialisé” (Granovetter, 1985) ou “atomisé” (Burt, 1982). Il agit selon son intérêt propre pour prendre les décisions lui permettant de maximiser son utilité dans le domaine relationnel. Mais en réalité, ces décisions se prennent dans une sorte de vide social. Une fois quelques contraintes intégrées, son choix étant optimal, il ne fait que suivre sa nature dont une mécanique savante (maximisation sous contraintes de fonctions d’utilité) entend rendre compte. Nous avons fondamentalement affaire à un individu indépendant et nous sommes à l’opposé du principe de l’analyse structurale qui n’admet pas davantage que les individus prennent leurs décisions comme des “atomes sociaux” (“sous-socialisation”), qu’elle n’accepte que ceux-ci adhèrent aveuglément à des rôles écrits pour eux en raison de leur appartenance à telle ou telle catégorie (“sur-socialisation”). À y regarder de plus près, l’incompatibilité avec l’orientation structurale provient essentiellement de ce que l’appréhension de la rationalité est ici beaucoup trop restrictive.
15Or, on peut se donner un modèle de rationalité plus large et plus général qui a le mérite d’être, dès son départ, pleinement compatible avec un ancrage ferme sur l’étude des relations sociales et de leurs formes. Pour le dire de manière très résumée, cette rationalité en un sens large (Forsé et Parodi, 2004) n’exige pas que l’acteur ne sache que servir son intérêt individuel ou imposer ses valeurs. Il peut aussi décider, lorsque les intérêts ou les valeurs de chacun sont divergents voire conflictuels, d’être raisonnable, c’est-à-dire de rabaisser ses prétentions maximalistes pour trouver un accord. Chacun recherche alors une solution recueillant l’assentiment de tous et accepte d’accorder la priorité à cette solution juste devant l’optimisation de son propre bien ou de celui d’un autre en particulier. Il va de soi qu’un modèle d’acteur rationnel en un sens restreint ne permet pas de comprendre cette situation de manière générale, alors qu’une prise en compte des relations sociales apparaît difficilement contournable pour ce faire.
Conclusion
16Un interactionnisme structural, pour nommer de cette manière une orientation associée à ce modèle de rationalité élargie (c’est-à-dire incluant le rationnel et le raisonnable qui l’encadre), peut dès lors poursuivre les objectifs d’une analyse structurale. On peut, par exemple, montrer qu’une structure constituée de cercles sociaux segmentés favorise la promotion d’intérêts individuels ou liés à ceux de son cercle d’appartenance, tandis qu’une structure correspondant à des cercles entrelacés rend beaucoup plus probable la poursuite d’un intérêt commun. En retour, des choix relationnels qui ne se rangent pas forcément du côté de l’optimisation peuvent contribuer à faire évoluer la structure des cercles sociaux.
17La double finalité d’une analyse structurale se trouve par là mise en œuvre, à savoir : montrer, d’une part, comment la structure du réseau favorise (rend plus probable, détermine en un sens faible et non fort) le choix de telle ou telle action ou opinion et, d’autre part, comment cette structure est aussi la résultante des choix individuels d’interaction.
Note
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[1]
Prenons l’exemple d’un réseau entre trois individus appelés A, B et C. Si toutes les relations existent entre tous ces individus, la triade qu’ils forment est dite fermée. Si la réalisation de leurs objectifs dépend de leur capacité à se coordonner, c’est un avantage. En revanche, si A est lié à B d’une part et à C d’autre part mais qu’il n’y a pas de relation entre B et C, la triade est ouverte. A a devant lui un trou structural qui le rend plus autonome que B et C. Il peut en bénéficier pour, par exemple, filtrer à son avantage la communication entre B et C, tandis qu’au contraire ces derniers dépendent de A pour leurs échanges.