1Une des bases de notre profession d’infirmier en psychiatrie est la continuité des soins assurés à travers une présence indifférenciée, qui doit cependant être une vraie présence thérapeutique. C’est-à-dire, accepter d’être un des éléments du soin relationnel (fondement du soin en psychiatrie), en fuyant, en traquant tout sentiment de “toute-puissance”, et de faire tenir la cohérence du cadre de l’action de tous les intervenants avec leur spécificité et leur spécialité, médicale, psychologique… C’est cette gageure qui nous fait employer le “nous”, voire un “on” dans lequel nous nous diluons, au risque de nous fondre et de disparaître. Cette posture particulière et le fait qu’individuellement nous ne soyons pas là vingt-quatre heures sur vingt-quatre impliquent la résolution de ce paradoxe, puisque la continuité de notre présence, nous l’assurons par le relais.
2Ainsi, ce “nous” s’est enraciné dans notre identité, niant par là même notre individualité et la richesse de l’offre transférentielle que nous proposons au patient. Celui-ci ne s’y trompe pas. Ce “je”, c’est le patient qui nous le rend, même si le réflexe nous fait nous en méfier et convoque notre vigilance, dans la crainte d’une manipulation. Cette manipulation existe, lorsque le patient tente d’introduire la division à son profit, afin de mieux détruire cette cohérence thérapeutique (l’effet est alors néfaste, parce que cela aboutit à la reproduction du morcellement du schizophrène, ou encore, dans le cas du psychopathe, le malade profite de cette division pour arriver à ses fins), ou lorsqu’il nous rend dépositaires d’une partie de sa vérité, considérant l’un d’entre nous comme son interlocuteur privilégié. Or nous sommes, à l’évidence, quotidiennement confrontés à ces patients qui nous attendent, qui connaissent mieux que nous notre planning et qui nous accueillent par ce : “Ha, c’est vous !” (ou “toi”, suivant, justement, cette manière propre à chacun d’appréhender sa distance thérapeutique), “Je voudrais vous parler”… Ce “fil de soin” [1] que l’on tisse avec nos patients, ce transfert, il nous est impossible de nous en départir, au risque de manquer à notre fonction première de soignants.
3“La parole est un soin” [2], surtout en psychiatrie, et chacun a sa propre parole, sa propre culture, sa propre histoire, sa propre posture, même s’il nous est nécessaire d’avoir de solides connaissances communes. Dans tous les cas, l’échange en réunion de synthèse s’avère capital pour la compréhension du patient dans sa globalité pathologique et pour l’élaboration d’une stratégie de soin commune dont dépend le bien de ce dernier. Dans ces synthèses, il est évidemment nécessaire de nous exprimer par le “je” : c’est moi qui prends position, de ma place et de celle dans laquelle me met le patient. J’ai cette expérience, cette information dont je suis le porte-parole, et je dois la confronter avec chacun des membres de l’équipe pour parvenir, ensemble, à une compréhension, dans l’acceptation professionnelle et bienveillante de l’autre. Aujourd’hui, les critères de rentabilité mettent à mal la relation avec nos patients ainsi que la fierté de ce métier. En effet, la disparition de ces réunions dans les services entraîne un morcellement des informations, accentuant en miroir le morcellement de certains patients. Ce n’est pas un hasard si l’hôpital public “hérite” de la plupart de ces pathologies chroniques, car elles demandent beaucoup d’attention, de temps, et ne sont pas rentables.
4Au cours du travail de réflexion et d’écriture que nous avons mené, pendant l’année 2006, avec un groupe d’infirmiers de l’hôpital Maison-Blanche, composé de tous les âges, du plus récent dans la profession au plus aguerri, et représentant un panel de nos interventions, de l’intra-hospitalier à l’extra-hospitalier, de la psychiatrie adulte à la pédopsychiatrie, c’est cette diversité qui nous a permis de nous réapproprier cette individualité, non sans difficultés. En effet, nous sommes essentiellement de culture orale et il existe très peu d’écrits infirmiers. Or dans le cadre de ce groupe de formation- recherche, le but était de laisser une trace écrite, quoi qu’il nous en ait coûté : nous souffrons du syndrome de l’exécutant et du complexe d’infériorité qu’il produit. Surtout depuis la suppression de notre diplôme spécifique, en 1992 [3], c’est comme si nous avions perdu le droit et la capacité de penser. Même si beaucoup d’entre nous appartiennent encore à cette culture du “penser ensemble”, initiée par le mouvement de la thérapie institutionnelle [4], nous sommes en voie de disparition. Et, avec nous, c’est le soin en psychiatrie qui disparaît. Pas facile alors de reprendre la parole et à plus forte raison le stylo. Pas facile non plus d’oser prétendre que nous savons soigner, penser, agir, et que tout cela doit perdurer à travers notre action, pour défendre une certaine éthique de notre profession, dans une société où la performance et le culte de la réussite prédominent, où la souffrance psychique est trop souvent assimilée à de la faiblesse. Mais en parlant, en échangeant, il a bien fallu dire : ce que je raconte, c’est ma pratique, c’est mon action, ma vision, enfin, c’est un peu de mon expérience que je cherche à transmettre. Et je le fais pour le bien de mes patients, leur souffrance ne me laisse pas indifférent, ce sont avant tout des êtres humains, et si je ne les défends pas (et moi avec), je ne saurais continuer à me regarder dans une glace…
5“Je” est donc un infirmier exceptionnel ! Et je m’appelle, Djenet, Chantal, Cédric, Doris, Gérald, Serge, Michel, Monique [5]… Et je n’en oublie pas tous les autres qui œuvrent dans un quotidien anonyme de “bouts de ficelle” et d’improvisation de chaque instant, ils se reconnaîtront.
Notes
-
[1]
Pour reprendre l’expression de Monique Trost, “Tisser un fil de soie, de soi, de soin…”, in Être là, être avec. Les savoirs infirmiers en psychiatrie, ouvrage collectif coordonné par R. Orofiamma, Arcueil, Éditions Éducation permanente, 2006, p. 206.
-
[2]
Roger-Patrice Bernard, “L’écoute est un soin”, in “À l’écoute de la folie. Avec un collectif d’infirmiers en psychiatrie”, article collectif, Revue internationale de psychosociologie, n° 4, Érès, 2007.
-
[3]
Depuis 1992, le diplôme spécifique d’infirmier de secteur psychiatrique a été supprimé, au profit d’un diplôme commun d’infirmier diplômé d’État (général pour toutes les spécialités médicales).
-
[4]
Mouvement fondé en 1940, la thérapie institutionnelle est une “méthode permettant de créer une aire de vie avec un tissu interrelationnel, où apparaissent les notions de champ social, de champ de signification, de rapport complémentaire, permettant la création de champs transférentiels multi-focaux” (Jean Oury, Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Payot, 1976). La thérapie institutionnelle doit permettre à une équipe de fonctionner de manière plus harmonieuse, donc plus soignante.
-
[5]
Voir les différents auteurs infirmiers de l’ouvrage collectif précédemment cité.