CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’individu est-il devenu le moteur de la société ou son émancipation serait-elle la source d’un danger pour la collectivité ? Comment faire se rejoindre l’intérêt particulier et l’intérêt général ? Dépasser l’égoïsme au nom d’un intérêt éclairé, nommé justice sociale, identité collective, principe de solidarité…, un enjeu majeur pour les sociétés démocratiques.

2La question de l’individu et de l’individualisme est la grande question de notre époque. Sur fond d’une interrogation toujours plus pressante concernant les conditions du “vivre ensemble” ou les vecteurs de la cohésion sociale, se trouve ainsi posé le problème du rapport entre les individus. Concrètement, cela renvoie à des questions d’insécurité, d’incivilité, de solidarité, voire d’abstentionnisme politique. C’est comme si, à la phase d’“invention du social” dont Jacques Donzelot a su éclairer les dynamiques et les enjeux [1], devait aujourd’hui répondre une période de décomposition du social, scandée par les coups de butoir d’un individu uniquement “replié sur lui-même”, comme l’écrivait déjà Alexis de Tocqueville, au mitan du XIXe siècle. Ferons-nous, alors, encore longtemps “société” ? Dans un monde où surgissent diverses formes d’incertitude, nous pressentons que la question n’est pas simplement rhétorique.

Dynamiques de l’individu

3Face à une telle interrogation, il convient tout d’abord de rappeler au moins brièvement ce que notre époque et les sociétés occidentales en particulier doivent aux dynamiques de l’individu. De nombreux sociologues, parmi lesquels Ferdinand Tonnies, Norbert Elias ou, plus près de nous, Anthony Giddens, ont su donner des descriptions multiples et fines des tendances à l’individualisation de la société moderne. Dans cette montée en puissance de l’individu, ils associaient ainsi une sorte de processus de dénaturalisation de l’ordre social – accompagnant un retrait de la référence au divin –, le recul des identités collectives et la promotion d’une société marquée par des hiérarchies moins rigides, plus poreuse. Norbert Elias écrivait à ce propos : “La mobilité des individus augmente, sur le plan spatial comme sur le plan social. Leur inéluctable encadrement à vie par la famille, la parentèle, la communauté locale et d’autres groupes de cet ordre, l’adaptation de leur comportement, de leurs objectifs et de leurs idéaux à la vie au sein de ces groupes et leur identification naturelle avec eux se réduisent” [2]. Les individus sont désormais moins dépendants à l’égard de ces groupes. Cela signifie qu’est désormais moins impérieux “le besoin qu’ils ont [des groupes] pour la protection de leur corps et de leur vie, leur alimentation, leurs chances de réussite, la garantie de ce qu’ils ont hérité ou acquis, l’aide, les conseils et la participation à leurs décisions” [3]. Ce pas de retrait vis-à-vis des groupes induit en même temps une déstabilisation des rangs sociaux qu’ils instauraient. Désormais, la vie des individus n’est plus dictée par leur naissance. “Ils ont le choix entre un plus grand nombre de possibilités”, écrit Elias. “Ils peuvent bien plus librement décider de leur sort. Mais aussi doivent-ils décider de leur sort. Non seulement ils peuvent devenir plus autonomes, mais ils le doivent. À cet égard, ils n’ont pas le choix” [4]. L’assouplissement des rangs sociaux s’accompagne d’une promotion de la mobilité (spatiale puis sociale) comme valeur fondée sur cette liberté individuelle qu’elle est censée exprimer [5].

4Alors qu’il pouvait y avoir une apparence de rationalité à répartir les titres et les avantages en fonction de principes héréditaires, selon cette perspective nouvelle, la transmission des positions sociales ne peut être désormais que marquée du sceau de l’arbitraire. Dans la mesure où la dynamique présidant à l’émergence de ce nouvel ordre social vise à réduire au maximum l’arbitraire, la transmission héréditaire d’un titre, de quelque nature qu’il soit, est perçue comme une véritable faute contre la morale des modernes et la rationalité elle-même. C’est de ce renversement que se nourrit la lutte contre les “privilèges” qui caractérise le combat politique et social des Lumières.

5Dans cette expérience nouvelle de la liberté individuelle se déployaient aussi les conditions d’une perception inédite des hommes entre eux. Quand les mœurs étaient pleinement aristocratiques, la subjectivité et tout ce dont elle est le support – pensées, volontés, désirs, perceptions, sentiments – se définissaient essentiellement en fonction d’appartenances perçues comme étant naturelles. L’expérience d’autrui, dans la société aristocratique, était donc d’emblée l’expérience d’un rang dans la communauté ; elle se donnait comme l’expérience d’une différence qui résiste à l’expérience d’une similitude biologique et métaphysique des hommes. L’humanité se vivait au quotidien comme humanité différenciée, à ceci près cependant que les différences étaient quasiment vécues comme des différences de degré d’humanité. Le rang social (naturel et surnaturel) de chacun révélait en quelque sorte son degré d’humanité et il en est resté ainsi tant que cette compréhension et cette expérience quotidienne sont demeurées liées, comme Louis Dumont y a insisté, à un principe hiérarchique.

6Tant que l’organisation hiérarchique et communautaire paraissait naturelle, l’ordre aristocratique pouvait apparaître immuable. En revanche, lorsque dans les mœurs s’actualisent progressivement les principes d’égalité des conditions, d’autonomie humaine et d’indépendance individuelle, “les hommes en viennent peu à peu à se traiter comme des semblables, à se découvrir essentiellement semblables les uns aux autres, et dès lors à se concevoir, de prime abord et habituellement, comme essentiellement humains” [6]. La conséquence en était prévisible : le caractère conventionnel des principes structurant l’ordre hiérarchique aristocratique fut progressivement dévoilé. Ce qui signifie que l’ordre social et politique perdit les deux dimensions qui en assuraient la légitimité : il apparut comme étant, du point de vue de son origine, ni naturel ni surnaturel.

7Cette découverte du caractère conventionnel de l’ordre social et politique n’affecte pas seulement l’organisation de la vie collective mais transforme profondément l’expérience que fait l’homme de sa propre humanité ainsi que les rapports des êtres humains entre eux. Le recul du principe hiérarchique implique donc un certain effacement de la communauté et, corrélativement, la constitution progressive d’une expérience de soi comme sujet.

8Ce qui était indissociable se sépare alors lentement et inexorablement. La découverte de l’autre comme semblable affecte au premier chef ceux qui, élus de Dieu, n’apparaissent plus que dans leur simple humanité. Dans la perspective thématisée par Marcel Gauchet [7], nous réalisons que les puissances de l’“Au-delà” se voient revêtir une importance toujours moindre dans l’organisation du vivre ensemble. L’expérience de l’Au-delà n’est précisément alors plus que cela : l’expérience de quelque chose de complètement étranger à la vie ici-bas. Corrélativement, la tradition apparaît elle-même désormais comme “tradition” ; de naturelle, normative, surnaturelle qu’elle était, elle devient le fondement arbitraire, contingent, d’un ordre qui ne saurait être soustrait à la critique des hommes ni à leur volonté de transformation.

9L’affirmation des différences entre les hommes conférées par la seule naissance ne saura résister à l’expérience neuve de l’autre comme semblable. De ce fait, tous les liens d’appartenance perdent leurs déterminations essentialistes et naturelles. Les différences s’effacent devant l’expérience de l’humanité en chaque être humain ; elles se dénaturalisent, pour ne plus paraître qu’inessentielles et parfaitement contingentes. C’est désormais l’appartenance à l’humanité qui est perçue comme étant essentielle, mais d’une essentialité que ne donne pas la nature et qui, par conséquent, ne saurait relever d’une expérience empirique. Là se trouve le ressort premier de l’expérience de l’autre homme comme “semblable” qui se nourrit de ce que Tocqueville a appelé la “passion” moderne de l’égalité. Passion qui est, en même temps, refus des différenciations sociales qu’expriment les hiérarchies quelles qu’elles soient. “Les génies les plus profonds et les plus vastes de Rome et de la Grèce, écrit ainsi Tocqueville, n’ont jamais pu arriver à cette idée si générale, mais en même temps si simple, de la similitude des hommes et du droit égal que chacun d’eux apporte, en naissant, à la liberté” [8].

10Les dynamiques de l’individu sont donc indissociables du processus d’égalisation des conditions. L’individualisation exprimerait ainsi un cheminement tant vers la liberté que vers l’égalité, selon une tendance qui serait inscrite dans notre histoire. Facteur d’émancipation, faut-il toutefois y voir la source d’un danger pour la société ? Multiples, les effets dont est porteuse cette idée nouvelle donneront en effet forme à ce qu’il est désormais convenu d’appeler “l’individualisme”, terme dont l’invention sera quasiment contemporaine du constat d’une crise du lien social.

De l’individualisation à l’individualisme

11Si la notion d’individualisme est déjà évoquée par Tocqueville dans une note du 11 mai 1835 dans ses Carnets de voyage[9], la thématique en elle-même ne gagne vraiment en importance que dans le second tome de De la démocratie en Amérique. Alors que, jusqu’à présent, il parlait plus volontiers de l’égoïsme des hommes, il va passer à un usage du concept d’individualisme destiné à marquer une spécificité des temps modernes : “L’individualisme, écrit-il, est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître. Nos pères ne connaissaient que l’égoïsme” [10].

12La nouveauté de l’expression vise surtout à retirer à ce que recouvre cette “idée nouvelle” toutes les connotations dont est chargé le terme “égoïste”. Ainsi l’égoïsme est-il présenté comme “un amour passionné et exagéré de soi-même”, alors que l’individualisme s’affirme comme un “sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis” [11]. L’égoïsme est “un vice aussi ancien que le monde”, alors que l’individualisme “est d’origine démocratique” [12] et se déploie à mesure que s’accentue l’égalisation des conditions. Tocqueville constate que, paradoxalement, l’expérience de l’autre comme semblable est profondément liée à cette tendance de l’homme démocratique à se “resserrer” en lui-même, tandis que se défont les liens qui structuraient l’ordre ancien. Si, comme Tocqueville l’écrit également, l’individualisme correspond à l’isolement dans lequel les cœurs et les esprits s’enferment [13], cet isolement de l’individu s’accompagne cependant d’une conscience accrue de sa propre fragilité qui nourrit sa capacité d’empathie et peut le conduire à s’interroger sur les institutions grâce auxquelles pourraient être prévenus, réduits, compensés les risques de l’existence humaine.

13Cet individualisme est en outre indissociable d’une certaine représentation de l’évolution du devoir et de l’intérêt. L’imagination prend alors “un vol moins haut” et chacun en vient à se concentrer “en soi-même”. C’est l’idée même de sacrifice qui répugne désormais aux moralistes. Nous entrons dans “l’ère de l’éthique indolore” [14]. Les préoccupations éthiques de l’individu des temps démocratiques s’organisent autour de l’intérêt propre, dont le sens se trouve désormais déterminé par une interrogation sur l’utilité de la vertu, et non plus simplement sur ses beautés et sa pureté.

14Parce que l’on ne peut cependant faire l’économie d’une doctrine morale, on cherche à la définir par le repérage des conditions d’une articulation possible entre l’intérêt individuel et le bonheur de tous. Tocqueville percevra dans cette conception plus immédiate et empirique du devoir comme un abaissement de l’humanité avec lequel il s’agira, a posteriori, de composer en tentant de lui trouver des mérites.

15Pessimiste quant à la capacité de l’homme de vivre selon les seules exigences du devoir, telles qu’elles se définissaient dans le monde aristocratique, Tocqueville dégage ainsi les contours d’une morale à visage humain. Cette morale de l’intérêt abaisse sans doute quelques individus, mais elle a par ailleurs le mérite d’élever l’espèce [15]. Elle est, autrement dit, la seule qui soit à la mesure de l’humanité ordinaire.

16Cette “vertu” nouvelle des temps démocratiques est “libérale”, c’est-à-dire qu’elle suppose que les individus soient d’abord et avant tout reconnus comme ayant la capacité et le droit de se déterminer eux-mêmes. Agir en fonction de préférences est, de ce point de vue, une des modalités de la liberté. C’est précisément cette liberté qui informe le rapport de l’individu à la conscience de son intérêt propre. Cette thèse ne correspond évidemment pas à une tentative de résolution du problème, mais relève davantage d’une formulation de celui-ci : “L’intérêt individuel deviendra plus que jamais, écrit Tocqueville, le principal, sinon l’unique mobile des actions des hommes ; mais il reste à savoir comment chaque homme entendra son intérêt individuel” [16]. Que faire pour s’assurer que l’intérêt ne soit pas simplement égoïste, mais puisse aussi être “éclairé” ? Cette question pose le problème du lien social et politique.

17Dans tous les secteurs de l’activité sociale, l’individualisme semble devoir s’immiscer. Les conséquences sont, pour Tocqueville, de plusieurs ordres. Nous assisterions, à mesure que l’individualisme se renforce, à un formidable mouvement de repli sur soi dont Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, a brillamment dénoncé les conséquences tant d’un point de vue social que politique [17]. “Chacun songe à soi, écrivait déjà Sieyès en 1792, et veut faire son affaire à part. Il se fait de son bonheur l’idée que les circonstances lui ont permis d’avoir, et il veut y aller à sa manière. S’il s’unit avec d’autres qui tous pensent de même c’est pour s’assurer de n’être point troublé dans son travail, dans ses efforts, dans sa richesse” [18]. De nombreux observateurs de la vie contemporaine se feront les échos de Tocqueville lorsque celui-ci constate que le lien social (lorsqu’il n’est plus que d’ordre privé ou naturel) n’est plus alors suffisamment dense : “Après s’être créé une petite société à son usage, [l’individu] abandonne volontiers la grande société à elle-même” [19].

18L’individualisme s’accompagnerait donc d’un mouvement généralisé de désertion civique : “L’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part” [20]. Ainsi la notion même de hiérarchie devient-elle, par principe, problématique ; ce qui se manifesterait par les formes multiples que peut prendre la mise en cause de l’autorité (requise pourtant dans les cadres de la transmission) et de la légitimité. L’homme, selon l’une des figures de “l’ingratitude”, ne se veut plus “héritier” [21] : “Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur” [22]. Au-delà, ce sont tous les rapports humains qui se trouvent transformés. L’institution de la famille, la représentation de l’amour ou de l’intimité n’échappent pas à la règle [23].

19L’histoire de la modernité ainsi comprise se présente comme histoire de la transformation et de l’extension du domaine privé. En première analyse, ce déploiement des valeurs de l’individu peut sembler entamer l’intégrité de l’espace public. En y regardant de plus près, on constate toutefois que le repli privatiste sur soi s’inscrit de fait dans une logique de conquête ou de colonisation de la sphère publique. Nous n’observons pas seulement une diminution de l’espace public, mais sa transformation. Nous n’assistons pas seulement à une réduction du champ de juridiction de l’intérêt public, mais à une métamorphose de la représentation que nous nous en faisons.

20La critique arendtienne du “monde” démocratico-libéral prend toute sa portée dans la dénonciation du “social” comme réalité autonome induisant une nouvelle manière de comprendre les rapports de l’individuel et du collectif. L’avènement du social coïncide, pour elle, avec la transformation des préoccupations privées en préoccupations publiques, sur le mode d’une sorte de colonisation “privatiste” de la sphère publique. La société s’est ainsi instituée comme association de propriétaires demandant que leurs biens soient protégés par l’instauration d’une instance publique. Cette primauté accordée dans l’espace public à la relation aux biens privés (fondamentalement destinés à être utilisés, consommés) a ainsi commencé de saper les fondements du monde commun ; celui-ci a perdu de son intangibilité, et par là même de son autorité. Les biens privés ne peuvent, en effet, jamais devenir l’objet commun d’une préoccupation. Par définition, ils restent toujours privés. Pour Arendt, le public et le privé se trouvent ainsi dépassés et absorbés par le social – la contradiction entre vie privée et vie publique, dès lors, n’est plus : le public est devenu une simple fonction du privé [24], induisant concomitamment un délitement du lien civique [25].

Les enjeux d’une question d’ontologie sociale

21En opposant conception holiste et conception individualiste du monde et des rapports sociaux, Louis Dumont s’est attaché à établir des points de démarcation très nets entre la société hiérarchique et la société égalitaire, entre l’homo hierarchicus et l’homo aequalis[26]. Par là, il entendait souligner les différences qui peuvent exister entre une société où l’individu est subordonné à la totalité sociale, et une société où c’est, au contraire, la collectivité qui se trouve subordonnée à l’individu. Il offrait ainsi un prolongement adapté aux préoccupations de notre époque relatives à la distinction de Ferdinand Tonnies entre “communauté” et “société” [27]. Il y voyait la marque d’une idéologie moderne stipulant notamment que la société ou le social n’est pas une réalité indépendante, distincte de l’agrégation des préférences et des actions individuelles.

22Nous remarquons que ce qui a pu tout d’abord nous apparaître comme un problème historique, ayant trait à la façon dont évoluent les sociétés occidentales, se signale plus fondamentalement comme un problème d’ontologie sociale : qu’est-ce qu’une société ? Qu’est-ce qu’une action collective ? Qu’est-ce qu’un individu ?

23Autour de cette question, dont on peut faire remonter l’origine aux débats qui secouèrent l’économie politique à la fin du XIXe siècle, vont se nouer de nombreuses controverses épistémologiques dont il semble que nous ne soyons pas entièrement sortis. La tentation reste en effet très grande de trancher toujours exclusivement en faveur d’un des termes de l’alternative. Entre les tenants de la méthode individualiste et les partisans d’un “holisme” méthodologique, le débat n’a pas toujours été des plus constructifs. Les individualistes dénonçaient la tendance des “holistes” à imaginer des entités collectives dans le rôle d’agent (la classe ouvrière, la communauté, le marché, etc.) et à ne faire des individus que de simples épiphénomènes, soumis à des effets de structures qui leur échappent. De leur côté, les “holistes” ont reproché aux individualistes la naïveté d’analyses ignorant les forces qui agissent sur les individus eux-mêmes et dont il faut tenir compte pour comprendre ces derniers ou, si l’on en croit Marcel Mauss, tout “fait social total” [28]. À l’instar de Durkheim, on jugera ici que “la cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, et non parmi les états de la conscience individuelle” [29].

24Pour tenter de clarifier les enjeux d’un tel débat, on s’est appliqué à distinguer tout d’abord deux niveaux dans l’analyse, par le moyen desquels il devenait possible de différencier un individualisme sociologique et un individualisme méthodologique [30], et l’on s’est également efforcé de préciser le statut des effets dits d’agrégation [31]. Du côté du holisme méthodologique, on s’est attaché à montrer que la reconnaissance de l’antériorité du social ne remettait pas en cause le sujet en tant que tel, mais offrait au contraire le seul moyen par lequel pouvaient être comprises les voies par lesquelles celui-ci se trouve être, pour une part essentielle, socialement produit.

25Ce débat épistémologique d’importance ne doit pas dissimuler les formidables implications sociales, éthiques et politiques de la question dont il procède : quels sont, au juste, les rapports de l’individu et de la société ? Cette question peut nous conduire à interroger l’importance qu’il faut accorder aux identités collectives dans la construction de soi (identité générique, sociale ou culturelle) ; elle peut aussi nous inciter à questionner la manière dont nous nous représentons habituellement les mécanismes et les principes de la solidarité. Dans une société fortement individualisée, comment penser la justice sociale [32] ? Au-delà des enjeux réels associés à la description d’un certain état social, se profile ainsi inévitablement tout une série d’interrogations plus normatives qui nous invitent à déterminer, non plus seulement ce que sont les relations de l’individu et de la société, mais ce qu’elles doivent être ou ce que nous voulons collectivement qu’elles soient.

Notes

  • [1]
    L’invention du social, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [2]
    Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 168.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid., p. 169.
  • [5]
    Pour comprendre ces dynamiques, l’œuvre anthropologique de Louis Dumont est ici essentielle.
  • [6]
    Robert Legros, L’avènement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999, p. 187-188.
  • [7]
    Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
  • [8]
    De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, I, vol. 2, p. 22.
  • [9]
    Œuvres complètes, V, vol. 2, p. 49, cité par J.-C. Lamberti, Tocqueville et les deux démocraties, Paris, PUF, 1983, p. 217.
  • [10]
    De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, op. cit., p. 105.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Cité par J.-C. Lamberti, op. cit., p. 218. Sur l’histoire du concept, voir Koenrad W. Swart, “« Individualism » in the Mid-Nineteenth Century”, The Journal of the History of Ideas, vol. 23, n° 1, 1962, p. 77-90.En ligne
  • [14]
    Voir Gilles Lipovetsky, “« Changer la vie » ou l’irruption de l’individualisme transpolitique”, Pouvoirs, n° 39, 1986, p. 91-100, ainsi que son livre très stimulant, Le crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.
  • [15]
    De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, op. cit., p. 129 : “Si la doctrine de l’intérêt bien entendu venait à dominer entièrement le monde moral, les vertus extraordinaires seraient sans doute plus rares. Mais je pense aussi qu’alors les grossières dépravations seraient moins communes. La doctrine de l’intérêt bien entendu empêche peut-être quelques hommes de monter fort au-dessus du niveau ordinaire de l’humanité ; mais un grand nombre d’autres qui tombaient au-dessous la rencontrent et s’y retiennent. Considérez quelques individus, elle les abaisse. Envisagez l’espèce, elle l’élève.
  • [16]
    Ibid., p. 129-130.
  • [17]
    Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958, p. 22-78.
  • [18]
    Sieyès, “Contre la Ré-totale”, in Pasquale Pasquino, Sieyès et l’invention de la Constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 176.
  • [19]
    De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, op. cit., p. 105.
  • [20]
    Ibid., p. 106.
  • [21]
    C’est là une thématique chère à Alain Finkielkraut ; voir L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999.
  • [22]
    De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, op. cit., p. 106.
  • [23]
    François de Singly, Libres, ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2005. Pour une analyse philosophique des transformations affectant la question de l’autorité en général, voir Alain Renaut, La fin de l’autorité, Paris, Flammarion, 2006, et La Libération des enfants, Paris, Bayard, 2002.
  • [24]
    Hannah Arendt, The Human Condition, op. cit., p. 69.
  • [25]
    Dans une perspective voisine, on s’interrogera alors, à l’instar de l’anthropologue américain Robert Putnam, sur l’étendue et la nature du “capital social” dans les sociétés contemporaines. C’est-à-dire que l’on cherchera à mesurer la multiplicité et l’intensité des rapports sociaux tels qu’ils s’expriment notamment à travers la participation des individus à divers types d’organisations collectives formelles ou informelles. Bowling Alone. The Decline and Revival of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
  • [26]
    Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966, et Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1985.
  • [27]
    Ferdinand Tönnies, Communauté et société (1887), trad. J. Leif, Paris, Retz, 1977.
  • [28]
    Sociologie et anthropologie (1950), Paris, PUF, 2004.
  • [29]
    Les Règles de la méthode sociologique (1895), Paris, PUF, 2004.
  • [30]
    Pierre Birnbaum et Jean Leca (dir.), Sur l’individualisme (1986), Paris, FNSP, 2000.
  • [31]
    Raymond Boudon, La Logique du social (1979), Paris, Hachette, 2001.
  • [32]
    Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre discussion de cette dimension de l’individualisation dans Repenser l’égalité des chances, Paris, Grasset, 2007.
Français

Résumé

On oppose très souvent l’individu et la société. Comme si la promotion de l’un ne pouvait jamais se faire qu’au détriment de l’autre. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser à la logique et aux enjeux du passage, au XVIIIe siècle, de la société aristocratique et hiérarchique à une société constituée d’individus libres et égaux. De ce passage, tel que Tocqueville l’a supérieurement formulé, procède une interrogation constante sur les exigences de la cohésion sociale et du “vivre ensemble” qui ne trouvera de réponse que dans le dépassement d’une opposition trop franche entre l’individuel et le collectif.

Patrick Savidan
Maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne, président de l’Observatoire des inégalités et rédacteur en chef de la revue Raison publique (PUPS), il a notamment publié Repenser l’égalité des chances (Grasset, 2007), L’état des inégalités en France (dir. en coll. avec L. Maurin, Belin, 2006) et Dictionnaire des sciences humaines (dir. en coll. avec S. Mesure, PUF, 2006).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.145.0006
Pour citer cet article
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