CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les figures de l’individu dessinées dès l’origine par les institutions sociales se transforment. Ainsi, celle de l’assuré social fait place à celle de l’usager acheteur, chargé de faire preuve de civisme face aux dépenses de santé. La notion d’individualisation du social qui s’impose dans le discours actuel renvoie d’une part à la responsabilité de chacun, à son libre arbitre, et d’autre part à la nécessité, pour les travailleurs sociaux, de tenir compte des situations particulières. De nouveaux modèles de solidarité s’inventeraient-ils ?

2L’idée de “fabrique de l’individu” repose sur un postulat : à savoir que, contrairement aux fausses évidences, l’“individu” ne saurait être considéré comme une réalité concrète, mais il est une abstraction qui fait sens.

3De ce point de vue, l’individu libéral, responsable de lui-même et de ce qui lui arrive, qui a une préférence pour le risque ou qui choisit d’être prévoyant, est une des figures possibles de l’individu. Or, le social a précisément été “inventé” au XIXe siècle, en France (selon la formule de Donzelot, 1984), contre cette figure. Les valeurs de solidarité et de responsabilité collective fondent les institutions de la protection sociale et les mécanismes (assistance, assurance) mis en place pour garantir des droits sociaux (Bec, Procacci, 2003). Cependant, dans le Code de la sécurité sociale, l’“individu” est présent, catégorisé sous l’angle de situations objectivables, avec les notions d’assuré social, d’ayant droit, etc. Juridiquement, le droit à l’assistance est un droit individuel (Alfandari, 1989), au sens où il est appliqué à un individu, non à un groupe ou à une famille : allocataire ou bénéficiaire d’un service, d’une aide. Ces situations ont, en retour, des conséquences sur la dimension subjective de l’appartenance des personnes, avec des formes d’adhésion, de refus, de revendication.

4Comment interpréter alors les discours relatifs à la nécessité d’“individualiser” l’accompagnement social, à l’appel à la responsabilité individuelle, leitmotive inscrits dans les projets de réforme de la protection sociale depuis plus de vingt ans ?

5Pour ordonner une réflexion autour de ces questions, on propose de distinguer deux problèmes, qui seront ici abordés successivement. Comment l’individu est-il situé dans les différents modes de catégorisation du social, et quelles sont les implications en termes de droits associés et de démarches pour les ouvrir ? Que ces modes de catégorisation nous disent-ils sur le contenu de l’“individualisation”, terme si communément utilisé pour décrire les mutations contemporaines du secteur social et de la société ?

La “fabrique de l’individu” à travers les catégories du social

6Le système social français reposant sur une mosaïque d’institutions et d’acteurs, nous choisissons ici de présenter schématiquement ses trois grandes institutions : la Sécurité sociale, l’aide sociale et l’action sociale. Pour chacune, nous proposons de montrer comment les modes de catégorisation “fabriquent” non pas une, mais des figures plurielles de l’individu, avec des conceptions évolutives des droits et des démarches.

La Sécurité sociale : du travailleur à l’usager acheteur ?

7Instituée après la Seconde Guerre mondiale, la Sécurité sociale est composée de quatre branches : accidents du travail, maladie, vieillesse, famille, qui forment, avec l’assurance chômage, instaurée dans les années 1960, l’ensemble des assurances sociales [1]. En France, les régimes d’assurance sociale représentent plus de 80 % des prestations versées par le système de protection sociale (source DREES, “Comptes de la protection sociale 2005”). Ils sont gérés par les partenaires sociaux. La technique de l’assurance matérialise la logique d’une solidarité sociale dans laquelle l’“individu” n’est plus seul face à son employeur, ou face à l’État, mais se trouve repositionné comme un travailleur solidaire des autres, dans un système où chacun paie pour tous – soit, une couverture socialisée des risques pour les travailleurs et pour leurs familles. Les cotisations sont obligatoires : les bien-portants paient pour les malades, les actifs pour les inactifs… La redistribution est horizontale, elle ne vise pas à réduire les inégalités.

8Implicitement, ce modèle produit une figure de l’individu qui superpose l’image du travailleur, du cotisant et de l’assuré ; et aussi la figure complémentaire de l’ayant droit, qui bénéficie de la cotisation prélevée sur un travailleur. Ces figures sont positives, la prestation venant compenser un “risque social”. Les personnes concernées n’ont pas de démarche à faire pour cotiser, puisque le prélèvement se fait à la base, directement sur la fiche de paie. Les seules démarches sont celles pour faire reconnaître les droits (en présentant notamment les fiches de paie, garantie d’une cotisation effective) auprès des caisses de Sécurité sociale ou de l’assurance chômage. Un des avantages majeurs pour l’assuré et ses ayants droit est l’absence ou la quasi-absence de stigmate – c’est aussi l’objectif recherché par les réformes plus récentes visant à mobiliser la même figure en “l’ouvrant” au maximum pour se rapprocher d’une couverture universelle, gérée par les branches famille (RMI, AAH) ou maladie (CMU).

9Toutefois, aujourd’hui, la volonté de limiter les dépenses sociales et également de dissuader les comportements abusifs se traduit par une remise en cause du modèle. Le déficit de la Sécurité sociale est jugé incompatible avec le contexte économique international et avec le pacte de stabilité européen (Palier, 2002). Les réformes visent donc à trouver de nouvelles recettes, fondées sur de nouvelles logiques de contrepartie. Par exemple, dans l’assurance maladie, la réforme du “1 euro” consiste à laisser à la charge du patient 1 euro pour la consultation médicale. La figure de l’individu mobilisée n’est plus l’assuré social, associée au risque de maladie, mais l’usager du système sanitaire et social, qui doit “participer” à l’achat du service ou des biens dont il bénéficie (consultation, hospitalisation, médicaments). Plusieurs réformes annoncées au cours de l’été 2007 confirment cette évolution, comme le déplafonnement du “1 euro”, ou encore la “franchise médicale”, définie comme un seuil plancher, en dessous duquel la Sécurité sociale ne rembourserait plus les dépenses de santé. Par rapport aux dépenses, les campagnes pour dénoncer les abus, la surconsommation médicale, les médicaments dits “de confort”, etc. font osciller la nouvelle figure de l’individu usager, acheteur situé entre le client consommateur, qui paye parce qu’il consomme, et le citoyen, invité à faire preuve de civisme pour éviter que le déficit de la Sécurité sociale n’explose. Ces évolutions importantes n’impliquent toutefois pas de nouvelles démarches d’accès aux droits. Reste que les droits ouverts ne suffisent plus pour compenser le risque.

10Cependant, la mutation n’est pas complète. L’usager acheteur ne remplace pas purement et simplement l’assuré social. L’individu est prélevé deux fois (par les cotisations sociales et par sa “participation” à l’achat). Il reste bénéficiaire quand il est touché par un risque social (maladie, vieillesse, chômage), et en même temps il est responsabilisé, voire culpabilisé (puisqu’il doit compenser le déséquilibre financier du système, dès qu’il y contribue par sa situation personnelle). Les deux figures (assuré social et usager acheteur) coexistent donc.

11D’autres figures de l’individu se superposent. Dans le nouveau modèle, le problème des assurés qui n’ont pas les moyens de contribuer à l’achat constitue une question sociale et politique importante. Pour y répondre, la solution qui semble s’imposer est de moduler la contribution en fonction du revenu : que la franchise médicale soit sous condition de ressources, et/ou qu’il y ait un bouclier fiscal, c’est-à-dire que les contributions ne puissent excéder une certaine somme, elle-même fixée en fonction des revenus. Mais alors que l’idée d’une contribution « plancher » promeut la figure de l’usager acheteur, celle d’une participation « plafond », calculée en fonction des revenus, opère un glissement vers la figure du contribuable [2]. Elle implique de nouvelles démarches pour justifier du niveau de revenus, et produit aussi un brouillage des frontières avec la logique de l’assistance.

L’aide sociale : du cas social à l’individu en insertion

12Héritière de l’Assistance publique, l’aide sociale est, en poids financier, la deuxième institution de la protection sociale, loin derrière les assurances sociales ; dans les comptes de la protection sociale, elle représente environ 11 % des dépenses. Service public, financé par l’impôt, elle organise une redistribution verticale : des riches vers les pauvres, ou plutôt, de ceux qui ont suffisamment de revenus pour payer des impôts et subvenir à leurs besoins, vers ceux qui ont besoin d’être aidés. À son origine (à la fin du XIXe siècle), l’Assistance publique est présentée comme la manifestation d’une dette de la société envers certains individus qui ont un besoin “légitime” parce qu’ils sont dans l’incapacité de travailler (enfant abandonné, indigent, vieillard, malade…). La logique de solidarité est celle de la réparation. Depuis l’instauration de la Sécurité sociale, l’aide sociale prolonge la logique de l’assistance, en devenant un filet de sécurité pour les individus n’ayant pas cotisé, ou pas assez.

13Elle porte sur des publics cibles, c’est-à-dire des catégories administratives définies par des critères précis. Ces publics sont définis par certaines conditions de domicile de secours, de revenus, d’âge, de situation sociale, familiale ou de handicap. Ils peuvent obtenir des placements en établissements d’hébergement (pour les personnes âgées ou les mineurs), l’aide à l’enfance, les frais de justice dans le cadre de l’aide judiciaire, des prestations en espèces : pensions, bourses, allocations. La figure centrale de l’individu est le “cas social” ou l’“assisté”. La personne doit effectuer des démarches qui consistent principalement à identifier la catégorie dont elle relève (connaître ses droits) et à fournir les preuves administratives et/ou médicales, qui donnent alors automatiquement droit à une aide, suivant une logique que P. Rosanvallon assimile à un “droit de tirage” sur l’État-providence (1995). En dépit du stigmate et du soupçon qui pèse sur la “culture de l’assistance” de certains bénéficiaires, l’assisté peut aussi développer des formes d’identité positives, comme l’illustre la formule : “Si ça existe, et que d’autres y ont droit, pourquoi pas moi ?” (Messu, 1991). Pour faire valoir ce droit et constituer son dossier, il doit cependant souvent recourir à l’aide et à l’accompagnement d’un travailleur social.

14Toutefois, dans les années 1980, ce fonctionnement est remis en cause. La logique de “guichet” est dénoncée comme étant déshumanisée et, finalement, éloignée de ce que vivent les personnes. De plus, le développement du chômage de masse, la multiplication des situations d’exclusion conduisent à intégrer des individus qui ont les “capacités” de travailler, mais qui ne parviennent néanmoins pas à subvenir à leurs besoins.

15Ces transformations inspirent la réforme du Revenu minimum d’insertion, en 1988. P. Rosanvallon (1995) souligne qu’il s’agit d’un objet juridique paradoxal, fondé sur une sorte de “droit individualisé”. L’itinéraire d’insertion dépend de la situation propre à chaque bénéficiaire. Peut-on encore parler de droit ? Ce ne saurait être au sens juridique traditionnel (un droit est par essence d’application universelle et inconditionnelle). En revient-on pour autant aux pratiques archaïques de la charité légale ? Non plus. P. Rosanvallon montre que de façon expérimentale, c’est une nouvelle forme de rapport au droit qui est en train de s’inventer, avec un type de norme qui intègre le fait que chaque individu se trouve dans une situation particulière et qu’il doit être traité particulièrement pour qu’une véritable équité soit réalisée.

16Le RMI promeut une nouvelle figure, celle de l’individu en insertion. Ce faisant, il encourage l’abandon de l’idée de “dette sociale”, puisque c’est à l’individu de faire des efforts pour s’insérer (Autès, 1999). En termes de démarche, l’allocation continue de relever de l’aide sociale, suivant une logique de guichet (à travers la production des justificatifs de revenu notamment) ; l’insertion, en revanche, est organisée par les dispositifs de l’action sociale, qui mettent en place des actions avec une dimension facultative.

L’action sociale : du militant à l’habitant participatif

17L’action sociale est la troisième grande institution du social en France, la moins importante en masse financière – entre 4 % et 9 % du total, selon les évaluations. Mais elle est essentielle par sa souplesse, qui en fait un lieu d’expérimentations pour tout le social (Autès, 1999). Regroupant l’aide sociale “facultative” (publique) et l’action associative (privée), elle fonctionne principalement grâce à des subventions publiques.

18Dans ses modalités concrètes, elle a longtemps promu la figure de l’individu “militant” et/ou “citoyen actif”, capable de prendre en main son destin et de coproduire la société. C’est la logique de mobilisation collective promue par l’Éducation populaire. Dans les centres sociaux, l’objectif affiché est de transformer l’adhérent, consommateur “passif” de services, en citoyen, bénévole chargé d’activités ou membre du conseil d’administration, militant de l’association et, au-delà, du quartier (Bresson, 2002).

19Depuis les années 1980, la politique de la ville favorise de nouvelles modalités d’intervention dans les quartiers sensibles. L’idéal de “participation” ne vise plus la (même) citoyenneté pour tous. Il est moins le but recherché qu’un moyen pour réussir le développement économique et social du territoire. Simultanément, l’habitant participatif n’est pas le militant (Bresson, 2004). D’ailleurs, la figure du militant associatif existe-t-elle encore ? Selon J. Ion (1990), il y a encore des bénévoles de l’intervention sociale mais ceux-ci ne sont plus aussi dévoués à une cause, à une association : ils vont et viennent, selon les moments de leur vie, selon les aspirations et les disponibilités du moment, ils ont une vie personnelle au-dehors…

20Dans l’action sociale, comme dans le social en général, plusieurs figures de l’individu coexistent, évoluent, apparaissent, disparaissent. Chacune fait sens, produit des effets de désignation, est associée (ou non) à des droits, à des démarches. Ces observations invitent à une approche critique de l’idée d’individualisation.

Éléments de discussion de la thèse de l’individualisation du social

21Compte tenu de l’histoire du social, l’individualisation au sens d’une promotion de la figure de l’individu libéral est souvent perçue négativement. Pour les réformateurs actuels, l’individualisation est cependant associée à des valeurs positives, comme la promotion de la personne, la responsabilisation de chacun. Or, cette opposition masque une complexité plus grande encore. Il n’y a pas une ni deux, mais de nombreuses catégories du social qui, en fabriquant des figures multiples de l’individu, construisent, déconstruisent et/ou reconstruisent des sens pluriels de l’individualisation.

Pluralité des sens de l’individualisation dans les assurances sociales

22L’idée d’individualisation dans le social est souvent associée à celle de responsabilité de l’individu (par opposition à une solidarité qui favorise l’irresponsabilité). Or, l’assuré social au sens traditionnel (qui acquiert en travaillant et en cotisant des droits sociaux, qui sont des devoirs de la société vis-à-vis de lui) n’est pas “irresponsable”. Simplement, sa responsabilité n’est pas indexée sur le coût qu’il représente pour la collectivité (puisqu’il finance ses propres droits).

23De nombreux auteurs ont montré que l’idée de responsabilité individuelle, en ce sens, est un moyen de culpabiliser (le malade, le chômeur). Dans la politique de l’emploi, B. Simonin souligne comment, jusqu’au tournant des années 1970, le problème social du chômage est d’abord “la faute à la société”, avec une reconnaissance de la responsabilité des institutions (État et partenaires sociaux) qui organisent l’indemnisation des salariés licenciés. À partir du milieu des années 1980, la thématique de l’insertion prépare la transition vers un nouveau modèle. Depuis la fin des années 1990, les politiques d’activation laissent penser qu’une partie au moins des chômeurs ne cherche guère à travailler, réintroduisant l’idée que l’individu est responsable de sa situation (Simonin, 2003). En ce sens, l’individualisation remet en cause l’idée de solidarité collective et opère un retour à la figure de l’individu libéral.

24Pourtant, on l’a montré, la figure de l’assuré social perdure et celle de l’usager acheteur ne la supplante pas (ou pas encore ?). Actuellement, l’assuré ne fait “que” contribuer à la dépense, suivant des règles qui ne sont d’ailleurs pas claires : la part non couverte des frais (la franchise médicale) pourrait être compensée (ou non) par le “choix” individuel de compléter les assurances sociales par le remboursement des mutuelles et des assurances privées, ce qui revient à superposer les figures de l’individu assuré social, de l’individu usager acheteur et de l’individu assuré privé. Simultanément, la modulation de la franchise selon les revenus, le bouclier fiscal et toutes les formes de prélèvement par l’impôt, ainsi que les prestations indexées sur la capacité de payer ou sur le “besoin” d’être pris en charge, qui réintroduisent des mécanismes d’assistance, préfigurent le glissement vers la double figure du contribuable d’une part, du cas social d’autre part. On le voit, plusieurs scénarii restent ouverts, et le sens du processus d’individualisation reste incertain.

Autres sens de l’individualisation

25Au cours des années 1980, la principale critique adressée à l’aide sociale – selon P. Rosanvallon (1995), M. Autès (1999) ou encore J. Ion (1998) – est qu’elle ne porte pas assez sur des individus, en entendant par là des personnes avec des situations complexes. Dans ce cadre, l’individualisation signifie une injonction faite aux intervenants sociaux de mieux tenir compte des situations particulières. Ceci est d’ailleurs compatible avec les idéaux originels de l’assistance, notamment la dette sociale. Toutefois, le public concerné par les prestations d’aide sociale n’est pas seulement les individus qui se trouvent dans une incapacité de travailler physique ou mentale, mais aussi les bénéficiaires de minima sociaux (en particulier, le RMI). Mieux tenir compte des situations individuelles signifie donc, concrètement : valoriser des trajectoires individuelles vers l’emploi, des projets individuels d’insertion et/ou d’instauration ou de restauration “identitaire” de la “personne” (Ion, 1998). Dans ce modèle, l’individualisation oscille entre l’injonction faite à chaque individu d’apporter une contrepartie, et celle d’inventer son propre parcours, d’être performant (Ehrenberg, 1991).

26Cependant, l’activité de cet individu aidé est réputée à faible valeur ajoutée, comme l’illustrent les aides à l’embauche et autres allègements de charge pour compenser sa faible productivité dans le secteur de l’insertion par l’économique (Autès, Bresson et al., 1996). Ainsi, l’individualisation du social pourrait contribuer à de nouveaux clivages dans la société, ne passant plus par la distinction entre le travailleur qui cotise (l’assuré) et l’individu qui est dans l’incapacité de travailler (l’assisté), mais entre le producteur efficace, qui cotise et qui est aussi capable de participer au coût des prestations dont il bénéficie, et l’individu aidé, qui doit faire des efforts, mais dont la contrepartie est d’emblée évaluée comme ayant une faible valeur. Et l’action sociale pourrait être le lieu où se réinventent d’autres formes de solidarité et de participation collective, à travers la démocratie sociale locale, par exemple.

27Au total, l’individualisation signifie largement aujourd’hui : valoriser l’individu responsable de lui-même et de ses efforts d’intégration à la société. Cette orientation est légitimée par des critiques fortes adressées à l’“ancien” social. Pourtant, les fonctionnements traditionnels perdurent en partie et les “anciennes” figures de l’individu aussi. Simultanément, d’autres figures de l’individu s’inventent, reconstruisant peut-être d’autres rapports sociaux, et d’autres modèles de solidarité.

Conclusion

28Le secteur social a, en France, historiquement récusé l’individu libéral pour promouvoir l’individu solidaire. Il a toutefois repositionné l’individu dans différents modes de catégorisation du social (allocataire, usager, ayant droit, etc.), induisant des démarches différentes pour l’ouverture des droits. Il est donc particulièrement intéressant d’observer la forme que prend aujourd’hui le mouvement d’“individualisation”, qui est un leitmotiv des réformes actuelles. Or, en analysant plus finement les différentes figures de l’individu “fabriquées” dans ce secteur, on observe que l’on n’assiste pas à un simple retour triomphant de la figure de l’individu libéral (même si c’est, en effet, un des enjeux sociaux et politiques). Cette observation relativise, voire remet en cause l’idée d’un mouvement “naturel” et inéluctable du social et de la société dont l’énoncé se suffirait à lui-même, à la fois cause et conséquence de toutes les mutations en cours et des réformes.

29Les modes de catégorisation du social ont été, et restent encore aujourd’hui, un laboratoire où s’inventent de nouvelles figures de l’individu qui peuvent (qui doivent) permettre de penser un autre rapport au monde que le modèle libéral.

Notes

  • [1]
    Sur le portail des caisses nationales de Sécurité sociale, une cinquième branche est toutefois mentionnée, dite “cotisations”, qui correspond à la mission de recouvrement de l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS) et de ses organismes locaux, les URSSAF. Il est par ailleurs précisé que la branche Accidents du travail et maladies professionnelles est souvent gérée par les mêmes organismes que la branche Maladie (site Internet : http://www.securite-sociale.fr/comprendre/organisation/branches.htm, consulté le 27 septembre 2007).
  • [2]
    L’idée de TVA sociale pour financer la Sécurité sociale et remplacer les cotisations tend aussi à promouvoir la figure du contribuable, puisque la TVA est un impôt. En revanche, ici, le lien avec le niveau de dépense médicale, etc. de chacun est complètement distendu. La figure de l’individu n’est plus celle de l’usager acheteur mais celle du consommateur contribuable (quelle que soit la consommation).
Français

Résumé

L’individu libéral, responsable de lui-même et de ce qui lui arrive, n’est qu’une des figures possibles de l’individu. Les modes de catégorisation du social ont fabriqué, et fabriquent encore aujourd’hui, d’autres figures (allocataire, ayant droit, usager…). Ces observations mettent en cause le postulat que l’individualisation serait un mouvement uniforme, généralisé et inéluctable, et soulignent les enjeux des réformes en cours dans le “social”.

Bibliographie

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Maryse Bresson
Maître de conférences habilitée en sociologie à l’Université de Lille-III-GRACC, elle est auteur des ouvrages Les SDF et le nouveau contrat social, L’Harmattan, 1997 ; Les centres sociaux, entre expertise et militantisme, L’Harmattan, 2002 ; La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités (dir.), L’Harmattan, 2006 ; Sociologie de la précarité, Armand Colin, 2007.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.145.0036
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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