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Etty Hillesum, “Une vie bouleversée” suivi de “Lettres de Westerbork”, Le Seuil, 1995

1Tout être, à sa naissance, hérite d’un patrimoine génétique. Pour se construire, il lui faudra confronter ses capacités aux exigences de la société où il grandira, s’en accommoder, parfois s’insurger contre elles. Le tragique parcours d’Etty Hillesum témoigne de la façon dont une situation peut modeler un ego, infléchir ses priorités, tester sa capacité de résistance. Etty a 27 ans en 1942, elle habite Amsterdam. Elle est juive. Le journal qu’elle tient de 1941 à 1943 et les lettres qu’elle écrit du camp de transit de Westerbork révèlent un vrai talent d’écrivain, une intelligence acérée, une honnêteté exigeante vis-à-vis d’elle-même. Elle veut “accoucher de son âme”, élucider la signification de l’existence. Sa soif introspective, ce qu’elle appelle ses “bacchanales de l’esprit”, puise parfois trop fort dans son énergie et suscite des phases de dépression. Ces dernières alternent avec des moments d’exaltation quasi cosmique devant la beauté de la nature, de conviction de la valeur essentielle de la vie. Quand elle se sent mal, elle se refuse à la délectation du malheur, se convainc que tout espoir n’est pas mort : les nazis interdisent aux juifs l’accès aux parcs, mais ils ne peuvent rien sur le ciel au-dessus des arbres ! Il est vrai qu’en 1941, Etty est une favorisée. Pas encore directement menacée, elle a une chambre confortable, mange à sa faim, ne souffre pas du froid. Elle peut donc se concentrer sur elle-même. Privilège qu’elle reconnaît sans ressentir de culpabilité : se connaître soi, c’est apprendre à comprendre les autres, ce à quoi elle attache grand prix. Les choses vont changer à mesure que “la solution finale” se met en place de façon inexorable. Le conseil juif qui, sous la férule nazie, participe à la gestion de Westerbork, envoie Etty dans ce camp de transit avec une mission qui s’apparente à un travail d’assistante sociale. La voilà donc confrontée à une population hagarde, clochardisée, hantée par l’obsession du départ vers la Pologne. L’évidence toute nue d’un cataclysme qui ne l’avait jusque-là pas touchée de plein fouet change son regard. Au lyrisme de son style se substitue une description d’une force, d’une précision bouleversantes : elle regarde, elle écoute. Elle se voit comme un soldat de première ligne. Si les autres ont rendu moins constante l’attention qu’elle se porte à elle-même, ses convictions profondes n’ont pas changé. Il semblerait au contraire que la perspective du pire la pousse à proclamer avec plus de force sa volonté d’optimisme : la mort est indissociable de la vie mais elle n’altère en rien sa valeur ni sa beauté. Elle refuse toujours la haine et la vengeance, chancres de l’humanité. Son rapport à Dieu, primordial tout au long de ses écrits, demeure confiant. Cette ferveur religieuse est un des signes d’un courage indestructible. Juive, sous un régime qui planifie l’extermination des juifs, et dont l’idéologie leur dénie toute appartenance à l’espèce humaine, elle n’abdique rien de son humanité.

2Partie pour Auschwitz le 3 septembre 1943, elle y meurt le 30 novembre de la même année. Reste le témoignage d’un être que le régime le plus mortifère a pu détruire mais pas asservir.

Paule Paillet
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.145.0029
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