CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Jusqu’où les grandes enquêtes statistiques doivent-elles investiguer auprès des personnes interrogées ? À quel moment les questions “sensibles”, autour de l’origine, des croyances et des opinions de la personne, risquent-elles de devenir un élément de stigmatisation ? Et comment rendre visible une minorité afin de la prendre en compte ? Un équilibre subtil abordé de manière différente en France et dans les pays anglophones.

2Le 15 mai 2007, la CNIL a publié un rapport intitulé Mesure de la diversité et protection des données personnelles, sous la plume d’Anne Debet. Ce rapport comporte plusieurs recommandations concernant le recueil et la diffusion d’informations sur cette question sensible (voir encadré). Sont en effet considérées comme “sensibles” toutes les informations qui sont susceptibles de révéler, directement ou indirectement, les opinions d’une personne.

Un sujet récurrent

3La question n’est pas nouvelle. Au début des années quatre-vingt-dix, lors des discussions accompagnant la réalisation et la publication des résultats de l’enquête “Mobilité géographique et insertion sociale” (MGIS), première grande enquête relative à l’immigration, la polémique avait été vive entre les chercheurs : fallait-il poser des questions sur l’origine ethnique ? Ne suffisait-il pas de variables comme la nationalité à la naissance et le lieu de naissance, qui figurent dans les recensements de population français depuis longtemps et qui permettent de repérer les immigrés et de décrire leurs caractéristiques ?

4Lors du recensement de 1999, la CNIL avait veillé à ce que l’INSEE ne diffuse pas de données par nationalité pour des zones géographiques de petite taille, afin d’éviter toute stigmatisation de quartiers. Qu’en est-il aujourd’hui ? En premier lieu, le débat est devenu moins polémique entre les chercheurs, mais a largement débordé le milieu de la recherche. Les réactions suscitées par la mise en place toute récente du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-développement en sont la preuve. En second lieu, la lutte contre les discriminations est devenue un thème important des politiques européennes. En France, la loi du 30 décembre 2004 a créé la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE). Dès lors, se pose la question des informations nécessaires pour asseoir les politiques.

De quelles données a-t-on besoin ?

5Les traditions des différents pays prouvent que la réponse à cette question ne va pas de soi. Depuis longtemps, les pays anglo-saxons recueillent des informations sur des variables qui, en France, sont jugées sensibles, comme l’appartenance ethnique ou la religion. Aux États-Unis, la question figure dans le questionnaire “court” du recensement, qui ne comporte pourtant que sept questions. Les minorités, ethniques ou non, y sont habituées à se compter. Au Royaume-Uni, la question de l’appartenance a été introduite lors du recensement de 1990. En Irlande, parmi les quelques données du recensement fournies gratuitement sur le site de l’Office de statistiques, un Français pourra s’étonner de voir qu’on y compte 500 personnes athées.

La mesure de la diversité, selon la CNIL

Le rapport Mesure de la diversité et protection des données personnelles de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) fait suite à de nombreuses auditions auprès de responsables et d’experts. Au travers de dix recommandations, la commission s’y montre ouverte à la mesure de la diversité et aux recherches sur ce thème, mais dans des conditions qui assurent à la fois le caractère scientifique des recherches et la protection des données que cette mesure nécessite de collecter. Ainsi, elle considère que des données “objectives” sur l’ascendance des personnes peuvent être recueillies dans des enquêtes statistiques pour des fins bien spécifiées, en particulier la lutte contre les discriminations (recommandation 2) ; en revanche, elle est opposée au recueil par les administrations de telles données dans des fichiers d’usagers ou de personnel (recommandation 3). De même, elle estime que des enquêtes concernant le ressenti des discriminations, incluant le recueil d’informations sur les caractéristiques physiques des personnes, pourraient être réalisées ; mais elles devraient se faire dans un environnement assurant toutes garanties méthodologiques (recommandation 4). Elle est opposée, en l’état actuel, à la création d’un référentiel “ethno-racial” (recommandation 7).

6Les besoins relèvent de deux registres assez différents, même s’ils devraient se rejoindre. Du côté de la recherche en sciences sociales, les démographes, les sociologues, les géographes veulent comprendre les situations, les trajectoires et les comportements des individus : dans quelle mesure ces situations ou ces comportements sont-ils choisis ou imposés par l’environnement et le contexte ? En France, plusieurs études ont ainsi montré qu’à niveau d’études fixé, le chômage était plus important pour les personnes dont un parent était né dans un des pays du Maghreb que pour les autres personnes de même âge. En contrôlant les variables sociodémographiques habituelles, on voit que le lieu de naissance ou la nationalité des parents a un impact négatif sur l’insertion professionnelle. Un tel résultat révèle l’existence de fortes discriminations. À lui seul, il pourrait justifier des politiques publiques. Mais le chercheur peut souhaiter aller au-delà du constat, rechercher les causes profondes qui expliquent le résultat : est-ce le nom et le prénom ou l’apparence physique qui suscitent le refus d’une partie des employeurs potentiels ? Est-ce la façon de s’exprimer, est-ce le niveau d’exigence des jeunes dans leur quête d’emploi ?

7Si la volonté de lutter contre les discriminations est réelle, la mise en place de politiques publiques peut nécessiter davantage d’informations que le simple constat de la moindre insertion. Mieux comprendre d’où vient l’écart entre les originaires du Maghreb et les autres pourrait aider à mieux définir les politiques.

8Or dans quelques cas, la connaissance du lieu de naissance et de la nationalité des parents ne suffit pas à identifier des groupes qui subissent des discriminations, en particulier en raison de leur couleur de peau. Par exemple, une personne originaire des départements d’outre-mer, qui sera en général vue comme noire, est française, de parents français eux-mêmes nés en France.

9De là, le souhait des chercheurs de compléter les questions factuelles, concernant le lieu de naissance ou la nationalité des parents, par des questions subjectives, relatives à la couleur de peau et à l’apparence physique, au sentiment d’appartenance, ou encore aux discriminations subies.

Comment formuler les questions sensibles ?

10La diversité des formulations des questions ayant trait à l’origine ethnique dans les recensements des pays anglo-saxons illustre bien la difficulté de définir l’information qu’on cherche à recueillir.

11Aux États-Unis, le recensement “court” met l’accent sur l’origine ethnique et ne contient aucune question sur le lieu de naissance ou la citoyenneté. Au Royaume-Uni, le pays de naissance est demandé. En Irlande, le lieu de naissance (pays ou comté) est demandé, mais aussi la nationalité. Il est vrai que le questionnaire est plus long.

12Concernant l’origine ethnique, le recensement américain utilise le terme anglais “race” et pose une question spécifique concernant l’origine hispanique. Le test de 2007 pour le recensement britannique de 2011 pose deux questions, l’une portant sur l’identité nationale, l’autre sur le groupe ethnique. Enfin, l’Irlande pose une question sur l’origine (background) ethnique ou culturelle.

13Dans ces trois pays, les modalités proposées dans la question relative à la race ou à l’origine ethnique mélangent la couleur de peau et l’origine géographique, mais ne s’organisent pas tout à fait de la même façon. Le recensement américain a davantage recours à des postes “autres”, laissant les personnes se désigner elles-mêmes.

14Le traitement des ascendances multiples reflète aussi des approches différentes. Dans le recensement américain, le métissage n’est pas évoqué. Il n’est pas interdit de cocher plusieurs cases, mais ce n’est pas suggéré non plus. Comme une part non négligeable d’Américains a coché plusieurs cases, les statisticiens américains ont d’ailleurs mené une étude sur ce double classement. Dans le recensement britannique, une catégorie mixed est proposée, avec le détail du type de mixité.

15Malgré la variété des grilles de réponse, la question concernant l’appartenance ethnique se présente à chaque fois comme une question factuelle, comme si les réponses allaient de soi.

16La présence, dans le test britannique de recensement de 2007, d’une question sur l’identité nationale renvoie aux identités anglaises, galloises, écossaises et irlandaises qui font aujourd’hui débat. On comprend qu’elle soit spécifique au Royaume-Uni. Formulée pour permettre d’exprimer un sentiment d’appartenance, cette question admet les réponses multiples.

17Au total, ce détour par l’univers anglo-saxon laisse perplexe : faut-il voir la diversité des questionnements comme la preuve d’un grand pragmatisme ou comme le signe que chacun bricole dans son coin, en fonction de son histoire ? En tout cas, la construction des nomenclatures qui sous-tendent les questions n’a rien de bien scientifique.

Se compter, se percevoir, se voir dans le regard des autres

18Le caractère officiel des recensements oblige à retenir des formulations qui, dans des pays démocratiques, doivent être l’expression d’un consensus et donc donner de la visibilité aux minorités si celles-ci sont reconnues. Qui dit recensement dit comptage : toute minorité rendue visible peut se compter.

19Une enquête, même si elle porte sur un large effectif, n’a pas pour objectif premier le comptage. Les questions subjectives viennent y compléter des variables construites à partir de questions factuelles, comme la catégorie socioprofessionnelle, le lieu de naissance ou de domicile, qui ne sauraient tout expliquer des trajectoires et des comportements d’un individu.

20Dans toute vie en société, les actes, les comportements d’un individu sont liés à son histoire, au milieu dans lequel il baigne. Mais ils dépendent aussi du regard des autres et de la façon dont il se sent regardé, dans un registre psychosociologique. Tout ce qui a trait à l’apparence physique est important : être homme ou femme, grand ou petit, jeune ou vieux, attirant ou non, blanc, noir ou typé, handicapé ou bien portant, etc. Mais aussi le nom, le prénom, les vêtements, la coiffure, le métier, tout ce qui peut renvoyer à des stéréotypes.

21L’enquête “Histoire de vie”, réalisée en 2003, avait précisément pour objet de cerner ce qui était important pour les personnes, qu’il s’agisse de l’attachement à un lieu, à la famille, au métier, de l’apparence physique, de la santé, etc. Elle avait aussi pour objet de voir comment ces éléments étaient en lien avec l’histoire et le devenir des personnes. En particulier, le chapitre “Relations avec les autres” s’intéressait aux situations où les personnes avaient perçu des attitudes négatives à leur égard, depuis les moqueries jusqu’aux comportements discriminatoires. S’aventurer sur ce terrain n’allait pas de soi dans un institut plus habitué à manier des données factuelles, plus aisément quantifiables.

22La prochaine enquête “Trajectoires et origines”, qui sera réalisée par l’INSEE et l’INED en 2008, devrait consacrer moins de place à l’identité et aux relations avec les autres. Celles-ci devraient être appréhendées par des questions sur la façon dont les personnes se perçoivent et se sentent perçues par les autres. Le choix des formulations est difficile : de telles questions obligent la personne interrogée à se positionner, à expliciter des réponses à des questions que, parfois, elle ne se pose pas, en tout cas pas en ces termes. À une question telle que “Comment vous sentez-vous perçu ?”, une personne ne saurait restituer le regard des autres, qui est d’ailleurs multiple, mais la façon dont elle-même interprète ces regards et ce qu’elle y lit. Ce peut être la façon dont elle-même se perçoit ou dont elle aimerait être perçue tout autant que la façon dont elle est effectivement perçue. Regard assumé ou subi ?

23Dans ces conditions, la réponse est sensible au contexte, immédiat ou global. Lors d’une enquête, elle dépend des questions qui ont été posées auparavant et qui ont déjà amené la personne à se décrire. Suivant le climat ambiant, une personne qui estime faire partie d’une minorité revendiquera cette appartenance ou choisira de la taire.

24De telles questions ne sauraient être exploitées sans précautions. Elles devraient uniquement servir à mettre en évidence ce qui fait que des personnes se sentent discriminées, ou comme des déterminants, parmi d’autres, des comportements ou des trajectoires.

Français

Résumé

Des questions relatives à l’origine ethnique sont posées dans les recensements anglo-saxons. En France, ce n’est pas le cas. Cependant, l’origine ethnique ou l’apparence sont sources de discriminations. Les prendre en compte dans des enquêtes peut se justifier, en n’oubliant pas que le recueil des informations est emprunt de subjectivité et rend ces questions d’usage délicat.

Bibliographie

  • E. Algava et M. Bèque, “Perception et vécu des comportements intolérants. Une analyse du module « Relations avec les autres » de l’enquête « Histoire de vie »”, INSEE, Économie et statistique, numéros cités.
  • Centre d’analyse stratégique, actes du colloque “Statistiques ethniques” du 19 octobre 2006 (en particulier : D. Schnapper, R. Silberman).
  • E. Crenner, O. Donnat, F. Guérin-Pace, F. Houseaux et I. Ville, “L’élaboration d’une enquête quantitative sur la construction des identités”, INSEE, Économie et statistique, numéros cités.
  • En ligneA. Debet, “Mesure de la diversité et protection des données personnelles”, CNIL, www.cnil.fr, mai 2007.
  • En ligneO. Galland, “Jeunes : les stigmatisations de l’apparence”, INSEE, Économie et statistique, nos 393-394, 2006.
  • F. Héran, “France/États-Unis : deux visions de la statistique des origines et des minorités ethniques”, Santé, société et solidarité, n° 1, 2005.
  • P. Simon et M. Clément, “Comment décrire la diversité des origines en France ? Une enquête exploratoire sur les perceptions des salariés et des étudiants”, INED, Population et sociétés, n° 45, juillet-août 2006.
Guy Desplanques
Chef du département de la démographie de l’INSEE depuis 1999. Auparavant, il a publié de nombreuses publications dans le domaine de la démographie. Il a eu également une carrière régionale, en particulier comme directeur régional de l’INSEE à Lyon.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.145.0026
Pour citer cet article
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