1Quitter ses parents et devenir autonome : selon les pays européens, ces deux propositions n’ont pas la même résonance et ne sont pas systématiquement liées. Entre Nord et Sud (sauf l’exception que constitue l’Irlande), le montant des aides de l’État et le moment de leur octroi constituent un premier facteur de “défamilialisation”, complété par la plus ou moins grande proximité avec le marché du travail. L’autre facteur est d’ordre culturel et concerne le rapport à la religion et à la conception du rôle de la famille. Une géographie des chemins qui mènent à l’indépendance.
2Que ce soit au cours de l’enfance, de la jeunesse ou de la vieillesse, la place accordée à la notion d’indépendance individuelle varie profondément au sein des politiques publiques européennes. S’y lisent autant de représentations des rapports sociaux entre les âges, et de modes de définition de l’autonomie tout au long des parcours de vie. En particulier, la façon dont les politiques publiques interviennent auprès des jeunes adultes laisse apparaître de profonds clivages du point de vue des rôles respectifs accordés à la famille et à l’État dans la gestion de cette période de dépendance potentielle. En posant différents seuils d’âge et de statut comme conditions d’accès aux aides publiques, ces politiques définissent les moments à partir desquels il est “normal” – ou possible – pour un jeune individu d’acquérir son indépendance financière. Ces modes d’intervention, en interrelation avec d’autres facteurs économiques, sociaux et culturels, laissent une empreinte profonde sur les expériences et les trajectoires du “devenir adulte”. En se centrant sur la question de la décohabitation, cet article se propose d’analyser la façon dont ils structurent les chemins vers l’indépendance en Europe occidentale – en particulier au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne –, tout en interrogeant le rôle des différents agencements entre aides publiques, modes d’insertion et cultures familiales dans ces constructions sociales de l’autonomie.
Les chemins de l’indépendance : de profondes divergences
3Arrêtons-nous tout d’abord sur la survenue même de la décohabitation : si tous les pays européens ont connu, depuis une trentaine d’années, un relèvement de l’âge au départ de chez les parents [1] (voir carte ci-dessous), l’accès à l’indépendance résidentielle clive aujourd’hui profondément l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Les pays scandinaves et le Royaume-Uni se distinguent par la précocité relative de leur décohabitation, avec des âges médians au départ inférieurs ou égaux à 21 ans, tandis que l’Irlande rejoint les pays méditerranéens pour former un “sud” cohabitant, avec des âges médians à la décohabitation dépassant les 27 ans. La France, l’Allemagne, la Belgique et l’Autriche constituent un groupe intermédiaire entre ces deux extrêmes.
Âges médians au départ de chez les parents (situation moyenne 1994-1999)

Âges médians au départ de chez les parents (situation moyenne 1994-1999)
4Véritable stigmate pour les uns, attente légitime pour les autres, le maintien sous dépendance parentale est loin de relever des mêmes enjeux identitaires et relationnels : tant sur le moment même de sa survenue que sur les événements qui sont censés la déclencher, la décohabitation répond à des normes et à des représentations très différenciées, et ne s’inscrit pas dans les mêmes schémas normatifs du “devenir adulte”. Il est frappant, à cet égard, de souligner les contrastes existant entre deux pôles au sein d’un relatif dégradé européen des normes de décohabitation. Si, parmi les jeunes Nordiques, et dans une moindre mesure parmi les jeunes Britanniques, le départ est pensé dès la fin de l’adolescence comme un préalable nécessaire à des trajectoires de jeunesse qui se veulent indépendantes et “défamilialisées”, il clôture plutôt, en Espagne et dans les pays méditerranéens, un long cheminement d’insertion mené sous le toit familial ; une décohabitation jugée trop précoce peut au contraire être vécue comme une “trahison affective” [2]. Se jouent dans ces contrastes des représentations mêmes de l’autonomie de l’individu, même si, bien entendu, ils ne disent rien de l’individualisation effective des trajectoires ni du degré de “tradition” ou de “modernité” d’une société : quand la cohabitation se maintient pour les jeunes Méditerranéens, le processus d’autonomisation est vécu au sein du foyer parental [3].
Les logiques des interventions étatiques
5Comment interpréter ces profonds clivages dans l’accès à l’indépendance en Europe occidentale ? Les caractéristiques de l’intervention étatique constituent un des éléments les plus spontanément avancés dans l’explication de ces contrastes : elles définissent en effet différentes logiques de “défamilialisation” des jeunes majeurs en formation ou en recherche d’emploi, qui rendent plus ou moins possible un départ du foyer parental indépendamment des ressources familiales.
6Une bourse pour tous au Danemark, des prêts individuels au Royaume-Uni, un système d’allocations familiales couplé à une aide au logement en France, une absence d’intervention spécifique en Espagne : à la question de la prise en charge des étudiants du supérieur, ces sociétés répondent de façon très contrastée, en fonction principalement des philosophies respectivement social-démocrates, libérales, conservatrices ou familialistes qui sous-tendent leurs politiques publiques – pour reprendre les termes de la célèbre typologie de Gøsta Esping-Andersen [4] –, que l’on retrouve également présentes tant dans la gestion de la pauvreté [5] que dans celle de diverses formes de dépendance au cours de la vie. Par l’octroi à tous les étudiants d’une bourse d’un montant élevé sans prise en compte du revenu parental, l’État danois met en œuvre une forte “défamilialisation” fondée sur l’universalité et la directivité. Cette politique est le fruit d’un mouvement commun aux sociétés sociales-démocrates, qui, depuis les années 1980, tendent à dégager l’attribution des aides destinées aux jeunes majeurs de toute référence aux revenus parentaux. Le Royaume-Uni, à travers la mise en place de prêts universels destinés aux étudiants, adopte une politique plus conforme à une logique libérale, et consacre un principe de responsabilité individuelle du jeune adulte dans le financement de son indépendance au cours des études. La France se distingue au contraire par un mode d’intervention hybride : elle privilégie la prise en charge familiale des jeunes adultes jusqu’à l’âge de 20 ans en versant des allocations aux parents, puis accentue la directivité de ces aides envers les étudiants, sans pour autant que leur montant n’assure un niveau élevé de “défamilialisation”. Tout comme au cours d’autres âges de la vie, les frontières entre solidarités familiales et solidarités publiques y sont particulièrement peu circonscrites. La politique espagnole est caractéristique d’une logique d’intervention plus familialiste : par l’absence quasi totale d’aides en faveur de l’indépendance, elle laisse principalement à la famille le soin des jeunes adultes majeurs en cours de formation.
7Ces mêmes logiques de “défamilialisation” se retrouvent dans le dégradé des âges minimums d’octroi de l’assistance, pour les primo-demandeurs d’emploi ou les jeunes chômeurs en fin de droit. Le Danemark et le Royaume-Uni, par un accès au revenu minimum ouvert à partir de 18 ans [6] – et dès 16 ans sous certaines conditions –, consacrent la légitimité d’une indépendance au moins partielle dès l’âge de la majorité sociale, tandis que la France rejoint l’Espagne pour marquer la prévalence, jusqu’à l’âge de 25 ans, de la solidarité familiale sur la solidarité publique dans la prise en charge des jeunes adultes non étudiants et non salariés. On retrouve ainsi, dans ces différents niveaux d’intervention envers les étudiants et les jeunes chômeurs, un vecteur potentiel d’explication du panel de contrastes dans la survenue d’une décohabitation. Christine Chambaz [7] montre par exemple qu’au Danemark, le montant moyen des prestations perçues, en 1996, par les jeunes adultes âgés de 18 à 29 ans atteignait 4 550 euros par an, ce qui représente plus de la moitié des ressources personnelles de leurs bénéficiaires. Ces bourses permettent d’y expliquer, au moins partiellement, la prévalence d’une décohabitation étudiante précoce, préalable aux trajectoires d’insertion sociale.
Schéma - Comparaison des modes d’intervention étatique envers les étudiants au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne

Schéma - Comparaison des modes d’intervention étatique envers les étudiants au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne
L’indépendance par l’emploi
8Toutefois, l’existence de ces aides publiques ne doit pas occulter une autre source potentielle de financement à l’œuvre chez les jeunes adultes, issue de l’activité salariée. Au-delà des différents niveaux de “défamilialisation” étatique, l’existence de socialisations plus ou moins précoces à l’emploi est centrale dans l’interprétation des différentes logiques d’accès à l’indépendance en Europe occidentale, et les contrastes en la matière sont particulièrement importants. Les pays nordiques, en particulier le Danemark, se distinguent par des trajectoires d’études longues, fréquemment entrecoupées de phases d’expériences professionnelles, tandis qu’au Royaume-Uni prévaut plutôt un modèle d’études initiales courtes et cumulées à l’emploi. Ces deux configurations ont toutefois en commun d’offrir une perspective d’intégration relativement rapide sur le marché du travail, dès le début des études. Le modèle français d’insertion se caractérise par des trajectoires d’études précoces et compactes, peu cumulées à l’activité salariée [8], prolongées par une phase probable de chômage et un accès tardif à l’emploi. Il est proche, sur ce point, des lents itinéraires d’insertion caractéristiques des sociétés méditerranéennes.
Comparaison des seuils d’âge dans l’accès au revenu minimum au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne

Comparaison des seuils d’âge dans l’accès au revenu minimum au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne
9L’accès à ces deux sources de financement, étatiques et salariées, est ainsi plus précoce dans le nord de l’Europe que dans le sud, du fait à la fois de la disposition d’aides publiques – à l’instar des bourses danoises ou des prêts britanniques –, d’un cumul emploi-études normalisé, et de conditions d’insertion professionnelle relativement plus aisées. Les jeunes Danois disposent, par exemple, dès la fin de l’adolescence, d’une double source de financement potentiel, par l’État et par l’emploi, beaucoup moins présente dans les budgets de leurs homologues français et espagnols, ce qui constitue un vecteur d’émancipation rapide. Pour les jeunes Britanniques, dont la “défamilialisation” par l’État est moins importante, la décohabitation est quasiment aussi précoce, mais l’indépendance se gagne prioritairement par l’emploi. En France ou en Espagne, la survenue d’une décohabitation non salariée tend davantage à dépendre de l’existence de solidarités familiales. Les configurations des marchés du logement rendent en outre la décohabitation particulièrement malaisée sur certains territoires, par exemple en Espagne. De ce fait, la part des aides familiales dans les budgets étudiants apparaît sensiblement plus élevée dans les sociétés d’obédience corporatiste ou familialiste : en 2005, celle-ci atteint plus de 40 % du budget des étudiants ayant quitté le foyer parental en France, tandis qu’elle représente 26 % du budget de leurs homologues britanniques, et 11 % de celui de leurs homologues finlandais.
Normes d’indépendance, bipolarisation européenne et héritages religieux
10Quelques éléments de réflexion suggèrent qu’il est légitime de soulever, même prudemment, la problématique du rôle des cultures familiales dans la compréhension des trajectoires d’émancipation des jeunes Européens. En effet, les seules conditions socio-économiques ne suffisent pas à rendre totalement compte des comportements de maintien prolongé au domicile familial au sein des pays méditerranéens et en Irlande : si, dans ces sociétés, plus de la moitié des jeunes salariés âgés de 25 à 30 ans résident encore chez leurs parents alors qu’ils disposent de ressources financières issues de leur activité professionnelle, cette situation apparaît très marginale dans les autres pays européens (voir le graphique). Cette divergence de comportements, à âge et statut professionnel comparables, interroge la question du lien entre héritage religieux et valeurs familiales en Europe occidentale. Comparant les modes de sortie du foyer parental des jeunes Britanniques et des jeunes Espagnols, Clare Holdsworth [9] avait déjà soulevé cette question, en soulignant qu’à statut d’emploi égal, ces derniers avaient bien plus souvent tendance à prolonger la cohabitation familiale que les jeunes Britanniques, et invoquait l’existence de différentes cultures familiales comme élément d’interprétation de ces divergences.
Part des transferts familiaux dans le budget mensuel moyen des étudiants en fonction du pays (en %)

Part des transferts familiaux dans le budget mensuel moyen des étudiants en fonction du pays (en %)
Graphique - Pourcentage d’individus âgés de 25 à 30 ans exerçant une activité salariée et vivant chez leurs parents (situation moyenne 1994-1999)

Graphique - Pourcentage d’individus âgés de 25 à 30 ans exerçant une activité salariée et vivant chez leurs parents (situation moyenne 1994-1999)
11L’existence d’une liaison étroite entre décohabitation et mariage scinde effectivement l’Europe de “matrice catholique” et celle de “matrice protestante” [10], l’Irlande rejoignant sur cette question les pays méditerranéens. Au sein d’une Europe bipolaire, les pays nordiques se distinguent par la prévalence de modes de vie solitaire ou en union libre, et par la faible inclinaison pour la vie en couple marié ; inversement, les jeunes individus des pays du sud, y compris l’Irlande, n’optent ni pour l’union libre ni pour la vie solitaire ou la colocation : ils partent plus tardivement du foyer parental, et davantage pour se marier [11]. Le départ y reste principalement lié, tant dans les faits que dans les représentations, à la création d’un nouveau foyer. À cet égard, Gerhard Lenski [12] avait statistiquement démontré, à partir de données américaines, que l’autonomie individuelle était une valeur davantage plébiscitée dans les normes éducatives de milieux d’obédience protestante que dans celles des catholiques. En Europe, Louis Chauvel souligne que les pays catholiques continuent à se distinguer par une valorisation particulièrement marquée de la vie familiale et de la parenté ascendante [13]. La bipolarisation des modes de vie familiaux des jeunes adultes tend ainsi à révéler la présence d’un clivage issu de l’héritage religieux, se superposant à celui des conditions socio-économiques d’accès à l’indépendance.
Conclusion
12Des politiques publiques aux cultures familiales : à l’issue de cette analyse, il apparaît qu’aujourd’hui, en Europe occidentale, l’accès à l’indépendance individuelle est non seulement une affaire de ressources – étatiques et salariées –, mais également de normes culturelles. Bien entendu, l’existence de politiques différenciées envers les jeunes adultes, ainsi que de conditions plus ou moins aisées d’accès à l’emploi et au logement, rend complètement compte des contrastes dans la survenue de la prise d’indépendance, du nord au sud de l’Europe. Ce premier niveau d’analyse est le plus fréquemment mobilisé pour interpréter les différents modes de vie familiaux des jeunes adultes, faisant des spécificités nationales observées sur les trajectoires une simple conséquence des caractéristiques institutionnelles du système éducatif, du marché du travail et des politiques publiques. Toutefois, les clivages actuels dans les chemins vers l’indépendance ne se réduisent pas à des facteurs d’ordre financier, et répondent également à des héritages culturels et religieux. La carte européenne est sur ce point frappante : la précocité du départ et de la mise en couple oppose nettement les pays de matrice protestante à ceux de matrice catholique, y compris l’Irlande, et rester chez ses parents tout en étant salarié, en attente de la mise en couple, est un comportement spécifique à ces derniers. On peut ainsi penser qu’une potentielle harmonisation des politiques étudiantes au niveau européen, voire des conditions d’accès à l’emploi au cours et à l’issue de la formation, ne conduirait pas systématiquement à une convergence dans la survenue de la décohabitation en Europe occidentale, du moins à court terme.
Notes
-
[1]
A. Schizzerrotto, M. Luchini, 2004.
-
[2]
C. Van de Velde, 2007.
-
[3]
S. Gaviria, 2005.
-
[4]
G. Esping-Andersen, 1999.
-
[5]
S. Paugam, 2005.
-
[6]
Au Royaume-Uni, il faut toutefois attendre l’âge de 24 ans pour avoir accès au taux plein.
-
[7]
C. Chambaz, 2000.
-
[8]
O. Chagny, O. Passet, “La faiblesse du cumul emploi-études des jeunes pèse sur le taux d’emploi global de la France”, Note de veille du Centre d’analyse stratégique, n° 25, 2006.
-
[9]
C. Holdsworth, “Leaving Home in Britain and Spain”, European Sociological Review, vol. 16, n° 2, 2000, p. 201-222.
-
[10]
Ces expressions sont de Pierre Brechon, qui définit ainsi les principaux clivages européens en termes de valeurs. Voir P. Bréchon, O. Galland, J.-F. Tchernia, “La dynamique des valeurs en Europe. Dimensions spatiale et temporelle”, Futuribles, n° 277, “Les valeurs des Européens. Les tendances de long terme”, 2002, p. 177-187.
-
[11]
M. Iacovu, 1998.
-
[12]
G. Lenski, The Religious Factor. A Sociological Study of Religion’s Impact on Politics, Economics, and Family Life, New-York, Garden City, Doubleday, 1961.
-
[13]
L. Chauvel, “Les valeurs dans la Communauté européenne”, Revue de l’OFCE, n° 43, 1993, p. 99.