1L’étude approfondie de ceux qui se réclament d’une conscience politique ou religieuse montre des profils divers et des modes d’engagement modulables, du sentiment de proximité à la participation effective et au militantisme. À côté des structures institutionnelles classiques, on constate le succès des engagements locaux et dont l’utilité sociale est concrète. Un monde de l’engagement plutôt mixte, et davantage représenté par les professions intermédiaires et par les cadres.
2Les controverses sur l’individualisme ou les formes d’individualisation dans les sociétés contemporaines se construisent souvent sur des oppositions théoriques classiques en sociologie, qui renvoient à deux conceptions de l’individu, et plus précisément à deux conceptions de l’identité sociale (Dubar, 2000). La première place l’individu au cœur des multiples déterminations liées à son appartenance à plusieurs catégories sociales (genre, âge, génération, ethnie, catégorie socioprofessionnelle…). Celles-ci prescrivent des modes de comportement qui, intériorisés, seraient plus ou moins réactivés selon les situations (Lahire, 1998). La seconde conception accorde une importance singulière aux processus d’affaiblissement des institutions, en constatant un assouplissement des contraintes sociales, des formes d’encadrement, et une émancipation de l’individu à l’égard des relations de dépendance. L’individu disposerait, dans cette perspective, d’une nouvelle autonomie pour composer son identité. Les engagements militants ou associatifs se vivent précisément et s’expriment souvent comme l’expérience d’un sujet affranchi des identités assignées. Or, ils sont toujours le produit d’un ajustement entre une trajectoire biographique et le cadre collectif dans lesquels ils se déroulent (Havard Duclos, Nicourd, 2005). Ils ne peuvent tenir sur la seule volonté individuelle. Ils doivent trouver où et comment s’incarner dans des structures précises pour donner effectivement lieu à des pratiques. Le bénévole ou le militant agit certes parce que sa trajectoire familiale, sa socialisation lui ont permis de se fabriquer des dispositions à s’engager. Mais ces dispositions seules n’expliquent pas l’engagement et surtout son maintien dans la durée. Pour s’exprimer, ces dispositions doivent s’appuyer, s’étayer sur des organisations, c’est-à-dire sur un ensemble de relations sociales et de règles structurelles qui fabriquent une sélection sociale. Les individus vivent les effets de la structure sociale. On ne s’engage pas par hasard dans un parti politique ou dans une association. Le sociologue repère des régularités dans les profils des individus qui s’engagent plus souvent que d’autres et dans certaines organisations plutôt que d’autres.
3C’est ainsi que nous allons porter notre regard sur les données d’une enquête de l’INSEE, intitulée “Histoire de vie” (HDV) [1], dans sa partie relative aux engagements politiques et associatifs. À partir de ces données quantitatives [2], cet article présentera un état des lieux des sentiments d’appartenance et des pratiques concernant les registres politiques et associatifs. Les engagements seront donc appréhendés sous l’angle des indicateurs sociodémographiques qui traduisent la position dans la structure sociale du point de vue principalement de l’âge, du sexe, du niveau d’études et de la catégorie socioprofessionnelle [3].
Conscience politique et participation à une organisation politique
4Il est important d’établir une distinction entre la participation concrète et le sentiment de proximité à l’égard d’une organisation politique, que l’on peut qualifier de conscience politique. Le concept de “politisation” élaboré par les politologues désigne la disposition d’esprit caractérisant les personnes qui s’intéressent à la politique, qu’elles soient ou non actives politiquement (Galland et al., 2002). L’indicateur souvent retenu dans les sondages politiques sera la fréquence des discussions politiques. Les auteurs notent que dans l’enquête “Valeurs” de 1999, un Français sur trois ne parle jamais de politique, une personne sur trois y accorde une importance relative ou une grande importance, et 37 % s’y intéressent.
5Les résultats de l’enquête HDV montrent que 39 % des Français se sentent proches d’un parti et 16 % d’un mouvement politique. Une petite majorité reste intéressée par le sujet, sans trouver toutefois, dans l’une ou l’autre des organisations, l’espace pour vivre cet intérêt par une participation politique. Les sondages confirment régulièrement le fossé qui se creuse entre la politique proposée par les partis et les attentes des individus [4]. Les partis sont concurrencés par d’autres mouvements politiques. Ce résultat va dans le sens d’une différenciation du champ partisan et du champ militant, comme l’indiquent de nombreux travaux (Matonti et al., 2004). Le mouvement politique se définissant précisément à l’inverse du parti politique, comme moins formalisé, plus localisé et moins hiérarchisé. Parmi ces mouvements, on retrouve les groupes altermondialistes et les mouvements écologistes, par exemple. Le succès médiatique des mouvements alternatifs est toutefois en décalage avec la minorité d’individus réellement concernés.
Conscience politique et participation à un parti ou à un mouvement politique (en %)

Conscience politique et participation à un parti ou à un mouvement politique (en %)
6Le mouvement politique est plus élitiste que le parti politique : les cadres et les professions intellectuelles supérieures y sont fortement représentés. Les modes de recrutement sont certainement plus souvent fondés sur une cooptation qui favorise l’homogénéité socioculturelle.
7Plus les individus sont âgés, plus ils se sentent proches d’un parti politique. Il n’en va pas de même pour le mouvement, qui semble refléter les idées d’une population plus jeune. Alors que l’équilibre entre les hommes et les femmes se constate dans le sentiment de proximité à l’égard d’un parti ou d’un mouvement, la participation concrète révèle un fort clivage : le parti reste une forme politique majoritairement masculine, on y rencontre 70 % d’hommes. Ce qui reste vrai, mais dans des proportions moindres, pour les mouvements politiques, composés à 59 % d’hommes.
8L’écart entre le sentiment de proximité et la participation concrète est très net, beaucoup plus fort pour le parti que pour le mouvement. Passer de la conscience politique, traduite ici par le sentiment de proximité à l’égard d’un parti, à un militantisme dans un parti (1,6 % de l’échantillon) signifie concrètement avoir un niveau d’études plus élevé. Le capital culturel opère ici comme un filtre que l’on retrouve dans les pratiques politiques (usage de l’écrit et de la parole publique, représentations globales de la société…).
Être actif dans un collectif d’engagement
9En prenant une acception large de la participation politique, au sens d’une participation à la vie de la cité, nous mettons de côté la participation électorale [5] pour nous concentrer sur ce que l’on nomme des collectifs d’engagement. Ils sont effectivement différents des collectifs professionnels orientés vers une finalité économique, des collectifs amicaux ou familiaux. Dépourvus d’un statut univoque ou codifié, ils correspondent à des formes de participation à la vie publique et sont tournés vers une cause collective. Ces activités, qualifiées de bénévoles ou de militantes, sont souvent spécifiées par une forme particulière de lien entre les individus et les collectivités, caractérisée par l’engagement volontaire des individus qui consacrent du temps à la vie d’un collectif. Dans le cadre des données dont nous disposons dans cette enquête de l’INSEE, nous allons pouvoir comparer les individus qui s’engagent dans six organisations.
Proportions des “engagés” au sein de la population enquêtée (en %)

Proportions des “engagés” au sein de la population enquêtée (en %)
10On constate une faible participation dès lors qu’il s’agit d’un groupe orienté sur une action militante “classique”, c’est-à-dire s’appuyant sur des formes instituées historiques. En revanche, le contraste est net pour les autres formes d’organisations plus localisées, moins organisées et beaucoup plus concentrées sur une utilité sociale concrète. Il existe une ligne de clivage marquée entre les engagements au sein d’un parti, d’un syndicat et d’un mouvement, et l’engagement à travers une forme associative (association locale, bénévolat ou association de défense d’intérêts). Finalement, dès lors que le mot politique apparaît directement ou indirectement, les chiffres de participation sont beaucoup moins élevés.
11Les résultats évoluent selon la forme d’organisation. Plus celle-ci est institutionnalisée, plus la différence dans la répartition entre les hommes et les femmes est marquée : les hommes sont plus nombreux dans les organisations plus formalisées. En revanche, dans les associations locales et centrées sur des objectifs concrets d’utilité sociale, on constate une répartition presque égale entre les hommes et les femmes. Les organisations qui présentent une répartition inégale entre les hommes et les femmes sont celles qui rassemblent le moins d’effectifs. Seule l’association locale compte une faible majorité de femmes. On est donc loin de l’image d’un bénévolat essentiellement féminin [6].
12Les plus de 40 ans sont globalement surreprésentés dans l’ensemble de ces collectifs. Ils sont plus nombreux dans les partis et dans les syndicats. L’association locale dite “de proximité” se distingue de cette tendance. La population est répartie de façon plus équilibrée, plus représentative de la ventilation nationale, donc moins “sélective” en fonction de l’âge. De ce point de vue, on peut considérer que les associations sont perçues comme des formes d’engagement alternatives et exprimant une volonté de rupture avec les régulations des organisations plus traditionnelles.
13Les “engagés” appartiennent globalement au même monde social, néanmoins fort composite, des professions intermédiaires, dans sa partie la plus diplômée (enseignement, travail social…). Les associations locales se distinguent à nouveau des autres organisations car c’est là que l’on rencontre le moins de diplômés du supérieur. D’autres “compétences” peuvent en effet être recherchées, comme la connaissance des réseaux locaux. C’est dans les associations de défense des intérêts, à buts humanitaires ou de défense de l’environnement que l’on retrouve le plus de diplômés du supérieur, mettant ainsi en évidence le degré de spécialisation des connaissances et d’expertise que demandent et surtout valorisent ces causes militantes. Ces organisations attirent des individus qui ont déjà les dispositions pour participer à l’action. Plus l’objet de l’organisation est spécialisé, plus le niveau de diplôme est élevé. De ce point de vue, le parti politique et le syndicat sont moins sélectifs. Les associations locales et de loisirs, tout en rassemblant toujours plus de diplômés que la moyenne, sont elles aussi moins sélectives sur le registre des connaissances scolairement sanctionnées.
14Globalement, les effets de la sélection sont surtout marqués dans la répartition des catégories sociales, qui montre que le monde de l’engagement est éloigné des ouvriers (c’est dans les partis qu’on les retrouve plus souvent) et proche du monde des cadres, des professions intellectuelles supérieures et également des professions intermédiaires. On rejoint ici les analyses classiques de la construction de la “compétence politique” par le capital culturel (Bourdieu, 2001).
15Les résultats de l’enquête HDV sont en congruence avec ceux de l’enquête INSEE (EPCV) [7] d’octobre 2002, qui comporte un volet sur la vie associative : 28 % des Français de plus de 15 ans se déclarent impliqués dans une association. L’enquête HDV recense 30 % d’individus de plus de 18 ans impliqués dans au moins un collectif d’engagement. Nous y avons inclus les partis politiques et les syndicats, mais ce sont les associations, comme nous l’avons vu, qui ont le plus de succès.
16La population des responsables associatifs est particulièrement intéressante pour traduire les caractéristiques objectives de ceux qui ont décidé bénévolement de s’engager dans un collectif, car il s’agit à la fois d’un engagement dans la durée, selon les types de mandat, et d’un engagement qui se formalise par une compétence spécifique (président, trésorier, etc.). Alors que l’enquête INSEE de 2002 recensait 12 % de responsables parmi l’échantillon, l’enquête HDV permet d’isoler une population de 15 % qui se déclare “responsable” dans l’une ou l’autre des associations citées.
17Parmi les responsables associatifs, on rencontre 35 % de femmes et 65 % d’hommes [8] : ces résultats se rapprochent des formes d’organisations politiques. De même, en ce qui concerne l’âge des responsables, 74 % d’entre eux ont plus de 40 ans.
18Les individus qui s’engagent bénévolement aujourd’hui dans la vie associative sont le plus souvent salariés par ailleurs : 53 %, et 65 % pour les responsables. Ce dernier nombre montre que l’engagement nécessite des supports parallèles pour maintenir une implication en tant que responsable dans la durée.
Pratique religieuse et engagement
19Enfin, nous avons cherché à rendre compte des articulations éventuelles entre la pratique religieuse et l’engagement. Pour l’ensemble des individus, les croyances religieuses sont loin d’être secondaires. Si l’on rassemble les différents indicateurs qui montrent des pratiques religieuses régulières (“au moins une fois par mois”) ou occasionnelles (“hors mariage, baptêmes et enterrements”), un sentiment d’appartenance sans pratique, ou encore la proximité à l’égard d’un mouvement religieux, on constate que 72 % des individus se sentent personnellement concernés par la religion, et que 34 % ont une pratique religieuse, régulière ou occasionnelle. Ces chiffres confirment les travaux les plus récents (Donegani, 2006), qui précisent que le sentiment religieux reste important pour une forte majorité de la population. J.-M. Donegani souligne que la régulation du sentiment religieux “échappe de plus en plus aux autorités institutionnelles et [que] son contenu se détache des définitions et des prescriptions de l’Église”. L’enquête qui fait référence dans ces travaux date de 2002 (réalisée par le CEVIPOF, SOFRES) et montre chez les catholiques 10 % de pratiquants réguliers et 14 % de pratiquants occasionnels. Les résultats de l’enquête HDV, non restrictifs à la religion catholique, sont plus élevés et peuvent s’expliquer par la pluralité des identités religieuses. Ce nombre de 34 % de pratiquants (occasionnels ou réguliers) est en effet proche de celui des pratiquants réguliers dans les années 1960. Finalement, si la proximité à l’égard de la religion ne s’accompagne pas toujours d’une pratique, ce registre symbolique reste néanmoins majeur pour la population enquêtée. Les mondes de l’engagement sont globalement composés d’individus concernés par la religion. La proportion de ceux qui sont le plus extérieurs à la religion y est la plus faible, et les taux de pratiques régulières plus élevés que la moyenne. Il faut noter que les militants des partis politiques présentent un rapport à la religion qui se distingue des autres : ils sont plus souvent extérieurs aux religions mais attirés par les mouvements spirituels. En revanche, lorsqu’ils sont pratiquants, ils le sont de façon régulière et non pas occasionnelle.
Les déterminants des engagements selon les organisations

Les déterminants des engagements selon les organisations
Les pratiques religieuses des “engagés”

Les pratiques religieuses des “engagés”
Conclusion
20Les résultats mis en évidence nuancent les propos parfois rapides que l’on peut entendre sur “les crises” du monde politique. Les attentes des individus restent importantes mais les offres ne sont certainement pas en adéquation avec celles-ci. Les différentes formes de pratiques montrent une sélection sociale dès lors que la cause est spécialisée et que l’organisation est moins instituée (c’est le cas des “mouvements”). Les formes instituées sont encore celles qui incarnent le plus souvent la variété des enquêtés, mais également celles qui rassemblent le moins d’individus. Sous bien des aspects, l’association (notamment l’association locale) présente un profil d’individus qui tranche avec la tendance globale : elle est la plus équilibrée quant à la répartition hommes/femmes, la moins sélective du point de vue du diplôme, et celle qui attire les jeunes.
21Ces résultats quantitatifs méritent d’être mis en perspective avec des entretiens biographiques, notamment pour restituer la complexité de la construction du sens des engagements à travers des interactions précises.
Notes
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[1]
Enquête “Histoire de vie Construction des identités”, réalisée par l’INSEE, en 2003, auprès d’un échantillon de 8 407 personnes de plus de 18 ans. Toutes les dimensions de l’identité y sont abordées (famille, travail, lieu de vie et engagements).
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[2]
Nous avons fait le choix dans cet article de privilégier une approche théorique de l’engagement en adéquation avec les données quantitatives : rendre compte des appartenances objectives et des modes d’inscription dans la structure sociale. Dans d’autres travaux, nous avons au contraire mis l’accent sur les processus biographiques à partir d’une démarche qualitative (Havard Duclos, Nicourd, 2005).
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[3]
Nous remercions Thomas Soubiran, chargé d’études au laboratoire Printemps, UVSQ, pour la réalisation technique des données présentées dans ce document.
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[4]
En mars 2006, un sondage TNS SOFRES a montré que pour 69 % des personnes interrogées, les hommes politiques “ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens”.
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[5]
Les politologues travaillent spécifiquement sur ces questions électorales qui obéissent à des logiques sociales très différentes de celles de la participation concrète à des collectifs.
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[6]
Nous rejoignons ici les conclusions de M. Hely et D. Bernardeau (2007), qui soulignent que le profil type du “bénévole associatif est plutôt un homme âgé de 35 à 54 ans, issu de milieu aisé et cultivé, possédant un capital scolaire élevé”.
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[7]
“Enquête permanente sur les conditions de vie”, réalisée auprès des individus de 15 ans et plus appartenant aux 5 799 ménages interrogés. Parmi eux, 1 606 personnes indiquent travailler bénévolement dans le cadre d’une ou de plusieurs associations.
-
[8]
Ces résultats sont également confirmés par une enquête récente, réalisée par le CERPHI (2007), sur les responsables associatifs (voir B. Havard Duclos et S. Nicourd, “Les ressorts des engagements des responsables associatifs”, in La France bénévole 2007, publication du CERPHI) mais aussi par les chiffres de V. Tchernonog, du laboratoire Matisse, sur les dirigeants associatifs.