1L’amour est-il un objet sociologique ? C’est de manière détournée et par emprunts aux autres disciplines que les sociologues se sont intéressés au sujet, en s’attachant à l’étude du lien affectif dans les rapports sociaux. La rencontre de l’âme sœur, le devenir du couple, les modalités de la relation dans la fratrie et entre les générations… autant de thèmes passés au crible des déterminations sociales.
2Parmi les disciplines scientifiques qui étudient les relations entre les hommes, la sociologie semble a priori la moins qualifiée pour parler des sentiments, et particulièrement de l’amour, thème plus souvent pris en compte par la psychologie. Qu’est-ce que le sociologue, explorateur des processus objectifs peu visibles, peut dire en effet de cette attirance singulière et violente qu’un individu éprouve pour un autre, souvent sans raison consciente (“Parce que c’était lui, parce que c’était moi”…), et qui possède – à l’instar d’une névrose – la capacité de modifier profondément non seulement son rapport au monde, mais également sa façon d’intervenir dans les pratiques sociales : surinvestissement ou, au contraire, retrait, par exemple.
Quelle légitimité le sociologue a-t-il pour parler de l’amour ?
3Là où la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, l’anthropologie et même la linguistique (Barthes) trouvent matière à s’exprimer avec abondance et, assez souvent, profondeur, la sociologie, qui est pourtant, en général, fertile en concepts originaux (habitus, régulation, anomie …), peine cette fois à imaginer les catégories lui permettant de “construire” son objet. Cet obstacle épistémologique a quelquefois été affronté (Alberoni, Beck, Boltanski, Giddens, Luhmann, Moulin et Eraly, Rougemont, Simmel) sans que ces entreprises, pour audacieuses qu’elles aient été, aient conduit à ce qui pourrait ressembler à un consensus, même minimal : Alberoni, tout en reconnaissant la complexité des mécanismes qui entrent en jeu dans l’innamoramento (mot à mot le “tomber amoureux”) salue avec jubilation le caractère “révolutionnaire” de l’amour, alors que Serge Chaumier souligne que l’évolution des formes que ce sentiment a prises au fil des siècles a suivi le mouvement de libération des femmes et que Denis de Rougemont le considère comme une pure création intellectuelle très liée à l’univers culturel de l’Occident chrétien. D’autres essais de généralisation s’interrogent sur le processus de construction sociale des sentiments (Jackson), mettent l’accent sur l’influence de la libération sexuelle (Giddens), sur celle de la constitution des rapports de genre (Simmel), ou encore cherchent, à travers les différentes formes de l’amour (du simple “goût pour” à la passion), les déterminants sociologiques de l’agapè, l’“amour pur”, social par excellence, selon la tradition philosophique (Boltanski).
4C’est d’ailleurs bien à cet agapè que Bourdieu fait allusion dans son fameux ouvrage sur La domination masculine (Le Seuil, 1998, p. 117-118), quand il définit l’amour comme une “sorte de trêve miraculeuse où la domination semble dominée […]. Il ne se rencontre sans doute que très rarement dans sa forme la plus accomplie et, limite presque jamais atteinte – on parle alors d’« amour fou » –, il est intrinsèquement fragile, parce que toujours associé à des exigences excessives, des « folies » (n’est-ce pas parce qu’on y investit tant que le « mariage d’amour » s’est révélé si fortement exposé au divorce ?), et sans cesse menacé par la crise que suscite le retour du calcul égoïste ou le simple effet de la routinisation”.
Complémentarité disciplinaire
5Faute de disposer de l’équipement théorique qui lui permettrait d’accéder spécifiquement à l’analyse de cette motivation du sujet, le sociologue, quand il a parlé de l’amour, a fait de nombreux emprunts aux disciplines connexes. L’histoire a ainsi, sans surprise compte tenu de ses rapports avec la sociologie, été souvent et fort heureusement sollicitée : Ariès et Duby à propos de la vie privée, Badinter au sujet de l’amour maternel, Delumeau et Roche concernant la paternité et Knibiehler pour la maternité ont donné des éclairages précieux quant à la relativité dans le temps du regard que les sociétés posent sur ces pratiques parfois un peu vite rapprochées de l’instinct. Dans le même ordre d’idées, il faut remarquer les enrichissements apportés aux sociologues par l’anthropologie, particulièrement via la description des usages en matière de sexualité dans le monde entier (Francœur et Noonan), à propos de la socialisation (Elias) ou des variations dans la manière dont l’intimité est socialement (Luhmann) et culturellement (Giddens) gérée dans la société occidentale. D’autres sciences sociales ont encore beaucoup irrigué le champ de la sociologie : la psychanalyse, la philosophie, la psychologie et la psychologie sociale, la démographie…, chacune apportant des résultats, des analyses ou des procédures d’investigation qui ont permis à la sociologie de reprendre sa démarche propre.
Une thématique variée
6Si l’amour ne se distingue pas comme un objet proprement sociologique, sa prise en considération par la discipline a cependant été rendue possible par le moyen d’une approche détournée consistant à s’intéresser à des questions impliquant le rôle du lien affectif dans les rapports sociaux.
7Cette recension se limite à l’examen de l’influence de l’affect dans les relations familiales de couple, de paternité et de maternité, de parenté, de fratrie et entre ascendants et descendants. Elle a retenu comme traits identifiants de l’amour par rapport à d’autres types de sentiments le fait d’être gratuit (il n’est rien demandé en “échange”), non forcément réciproque (l’investissement sur une personne peut n’être pas “payé de retour”) et inconditionnel (il ne dépend pas de la réalisation d’une modalité extérieure à celui qui l’éprouve).
Quelques approches latérales
8Le premier des champs explorés est celui de la constitution du lien, des modalités de la rencontre et du développement de la relation. Loin d’être aussi largement ouvert que l’enseignent les contes de fées dans lesquels les bergères (mais sont-elles vraiment nées bergères ?) sont aimées par les fils de rois, le “marché matrimonial” (concept emprunté à l’économie) traduit une tendance très marquée à l’homogamie sociale (Girard, Bozon et Héran), c’est-à-dire à une restriction des possibilités de rencontre de l’âme sœur en fonction du lieu de résidence, de la classe sociale, du niveau d’études ou de la profession, ces facteurs se révélant plus déterminants que l’âge ou que les préférences culturelles (lesquelles, on le sait, ne sont pas non plus aussi individuelles qu’on serait spontanément porté à l’imaginer). Certes, le temps est passé des “marieuses” qui faisaient se rencontrer jeunes gens et jeunes filles de bonnes familles en vue d’un avenir conjugal et fécond, mais il existe aujourd’hui dans la haute bourgeoisie des “rallyes” très sélectifs. Et à ceux que l’isolement géographique, social ou affectif handicape dans la quête de leur moitié d’orange, les agences matrimoniales et maintenant les sites de rencontre sur Internet (Geysels, Illouz) offrent des moyens qui paraissent aptes à contrarier les déterminations mais qui, finalement, ne changent pas grand-chose, y compris pour ceux qui multiplient les stratégies de recherche et de séduction d’un(e) partenaire (Soral).
9C’est dans l’analyse du couple que la sociologie a probablement le plus et le mieux exprimé sa capacité au dévoilement des mécanismes discrets, qu’il s’agisse d’observer la constitution du jeune ménage et son confortement au fil des vicissitudes quotidiennes (Kaufmann, Prieur et Guillou, revue Terrain), y compris au moment du difficile face-à-face que représente l’arrivée à la retraite (Caradec), ou d’une réflexion sur les changements qui ont marqué son identité sociale (de Singly, Segalen, Cicceli-Pugeault, Bawin-Legros, Attias-Donfut, Shorter), en particulier pour souligner la place apparemment plus importante que par le passé qu’y joue l’engagement affectif, avec, pour corollaire, la disparition du couple quand le sentiment amoureux s’est relâché et la mise en place d’un véritable dispositif d’accompagnement social de la séparation (Théry, Bastard). Mais ici encore le conditionnement social ne permet pas de parler du couple comme d’un modèle unique ou paradigmatique. Ni au moment de sa constitution, ni pendant la durée de son existence, ni dans les conditions de sa dissolution, ni, après cette dernière (Martin), dans le devenir de ceux qui le composaient (Cadolle), on ne peut prétendre que la vie sentimentale échappe aux déterminations sociales (Chaumier).
10Le couple n’étant pas la seule figure familiale (Kellerhals) à être concernée par l’amour, d’assez nombreux travaux se sont aussi penchés sur la qualité affective des relations entre parents et enfants (Ariès, Blöss, Déchaux), dans les fratries (Buisson, Widmer) ou entre ascendants et descendants (Schneider, Mietkiewicz et Bouyer, Leseman et Martin), soulignant le fait historique de dispersion dans l’espace des groupes familiaux en fonction des mutations sociales et économiques (Bonvalet et Lelièvre, Chauvard et Lebeau), et pointant la complexification des relations entre les générations (Chauffaut) ou l’importance du maintien d’échanges entre elles (Muxel, Attias-Donfut, Lapierre et Segalen).
11S’ils désacralisent quelque peu les représentations du sentiment amoureux en le traitant comme une valeur parmi d’autres (Bréchon), même afin de saluer la fermeté et la permanence de sa position dans le haut du classement de celles-ci aux yeux des Français, ou pour marquer la place spécifique qu’il tient dans les rapports humains (Moscovici), les sociologues s’accordent pourtant à reconnaître son caractère opérant. Il est à noter en effet que si certaines évocations de l’amour prêtent parfois le flanc à leur dérision (romans, films, chansons), et que la difficulté à le définir engendre de leur part quelque frustration, très peu parmi eux nient la réalité de son existence, au moins en tant que motivation de l’agir. Pour plusieurs d’entre eux, il constitue même une conquête culturelle et sociale qui a profondément transformé le sort de l’homme moderne en lui donnant la possibilité de construire son bonheur individuel au sein de la communauté des siens.