1Sous la forme de contes contemporains, le cinéaste Éric Rohmer dresse, sur près de quatre décennies, un tableau des évolutions de la rencontre amoureuse et du couple. Les principes intangibles se transforment peu à peu en règles pratiques laissant la place à la liberté de choix revendiquée par les personnages. Où l’on voit toutefois que les jeux du hasard et de l’amour se déploient dans un univers toujours pétri de contraintes invisibles.
2En quelques décennies, amour et couple se sont profondément renouvelés. L’homogamie sociale reste une composante apparemment inébranlable de l’assortiment conjugal. Mais le contenu des pratiques amoureuses, les attitudes des femmes et des hommes, la place que la sexualité occupe dans la relation amoureuse et le rôle du mariage n’ont plus guère à voir, dans les années 2000, avec ce qu’on observait à la fin des années 1950. Des enquêtes et travaux sociologiques ont abordé ces changements (Girard, 1964 ; Bourdieu, 1972 ; de Singly, 1984 et 1987 ; Kaufmann, 1999 ; Bozon, Héran, 2006). On se propose ici de mobiliser une source d’un autre type : l’œuvre cinématographique d’Éric Rohmer (voir biographie en encadré). Ses films, au fort contenu réaliste, et méthodiquement centrés sur les relations amoureuses, couvrent en effet les quatre dernières décennies du XXe siècle et donnent un point de vue original sur l’évolution des dynamiques amoureuses au moment où elles se transformaient profondément.
3Il a créé un univers et un style très identifiables [1], sur lesquels les avis ont toujours été partagés parmi la critique comme parmi les spectateurs (Magny, 1986). Certains le voient comme un conservateur obsédé par le déclin des valeurs morales, et d’autres comme un observateur fin des mœurs du temps. Cinéaste de la Nouvelle Vague, il est souvent vu comme un homme du XVIIIe siècle, un classique égaré dans notre époque [2]. Ses personnages sont-ils des types réalistes ou des stéréotypes ? Ses scénarios sont-ils des constructions théâtrales et artificielles, ou bien la stylisation de situations réelles ? Ces questions sont difficiles à trancher et demanderaient toute une sociologie du champ cinématographique (Darré, 2006). On entend seulement montrer ici que son œuvre peut être envisagée comme une contribution indépendante à la sociologie ou à l’histoire sociale du temps présent, à travers la représentation qu’elle donne de la naissance des relations amoureuses et conjugales, et de leur évolution au fil des films et du temps.
Biographie d’Éric Rohmer
4Pour cette analyse, trois ensembles ont été retenus, que Rohmer a lui-même organisés en suites : les “Contes moraux” (six films de 1962 à 1972), les “Comédies et proverbes” (six films de 1981 à 1987), et les “Contes des quatre saisons” (quatre films de 1990 à 1998). Des vingt-cinq longs métrages qu’il a tournés entre 1959 et 2007, notre corpus en comprend donc seize, dont les scénarios ont été publiés (voir liste en annexe). Les films non retenus sont moins centrés sur la rencontre amoureuse ou sont adaptés d’œuvres du passé.
5Les liens de la réalité contemporaine avec la pratique amoureuse représentée dans ces films peuvent être analysés sur trois plans. Il y a d’abord celui du détail et de la vérité référentielle : l’inscription sociale toujours précise des personnages et de leurs comportements, le langage qu’ils emploient, l’exactitude des lieux et des milieux sont très caractéristiques de l’auteur et contribuent, avec le recul du temps, à transformer ses films en documents d’époque. Ce réalisme social de détail n’a pas seulement une valeur documentaire, il a une fonction dans les scénarios.
6On s’intéresse en deuxième lieu à la composition de l’histoire et du récit : chaque film produit un agencement et un découpage particuliers, avec un début et une fin, et propose ainsi un scénario de relations amoureuses. En raison de leur rigueur de construction, les scénarios narratifs des films de Rohmer peuvent être rapprochés des hypothèses ou des scénarios explicatifs qu’élaborent les sciences sociales.
7Enfin, par son inscription dans la durée, l’œuvre se prête à une analyse chronologique : dans la mesure où Rohmer s’est astreint à raconter à peu près toujours le même type d’histoire, en se soumettant aux réalités de l’époque, la succession même des films fournit un point de vue spectaculaire sur la transformation des mœurs amoureuses et conjugales, à la manière d’une enquête qui aurait été renouvelée à intervalles réguliers [3].
Des “Contes moraux” aux “Contes des quatre saisons” : nouvelles expériences de l’amour, nouvelles constructions de soi
8Des “Contes moraux”, tournés dans les années 1960, aux “Comédies et proverbes”, dans les années 1980, l’inflexion est notable. Une nouvelle étape est franchie à la décennie suivante, avec les “Contes des quatre saisons”.
Hommes à principes
9Selon le désir explicite de Rohmer, les six “Contes moraux” relatent la même histoire [4]. Ce sont des variations sur un thème. Qu’est-ce qu’un conte moral ? D’après le cinéaste (1971), “ce n’est pas un conte avec une morale, mais une histoire qui conte moins ce que font les gens que ce qui se passe dans leur esprit quand ils le font. Un cinéma qui peint les états d’âme, les pensées tout autant que les actions.” Ce qui explique l’importance de la parole et des débats entre personnages sur le sens de leurs actes. La structure de base d’un “Conte moral” est la suivante : en l’absence de la femme aimée ou recherchée, qu’on peut appeler l’élue, le héros masculin, qui est toujours le narrateur, est tenté par une autre femme, la tentatrice, mais il renonce à elle au dernier moment pour rejoindre l’élue. Ce schéma rigoureux se retrouve dans tous les films de la suite des “Contes”. Dans tous les cas, la tentation et la tentatrice, systématiquement évoquées dans les titres, occupent plus de place que la femme choisie. Le mariage apparaît comme la fin inévitable de l’histoire, même si l’on note une évolution entre La boulangère de Monceau (1962), où le mariage est la principale aspiration du jeune héros, et le Le genou de Claire (1970), où le héros, libertin vieillissant, fait une fin en se mariant, ou L’amour l’après-midi (1972), où le narrateur, marié dès le début de l’histoire, renonce à aller au bout d’une aventure extraconjugale pour revenir à sa femme. L’histoire est toujours contée du point de vue de l’homme. Ce sont ses choix et ses décisions qui importent. Il s’agit d’un homme qui a des principes et qui entend les suivre. Il suit ce qu’on peut appeler un “programme de la volonté”. Même si c’est en apparence par soumission à ses principes proclamés qu’il renonce à la tentation, les actes du héros montrent bien qu’il n’y adhère qu’en pensée et que ces valeurs sont devenues une coquille vide. S’il finit par réaliser son intention de départ, c’est paradoxalement par hasard, et sa volonté ou ses principes moraux n’en sont guère responsables (comme dans L’amour, l’après-midi, voir plus loin).
Femmes à l’initiative
10Dans les “Comédies et proverbes”, dont le premier volet, La femme de l’aviateur, sort en 1981, dix ans après le dernier “Conte moral”, la rigueur schématique est moins stricte, parce que les buts des personnages sont devenus plus flous. Les films sont centrés sur des femmes ou des stratégies de femmes, placées, selon les cas, entre deux hommes (L’ami de mon amie), entre plusieurs hommes (Les nuits de la pleine lune), ou qui s’en remettent au hasard des rencontres (Le rayon vert). Le mariage disparaît à peu près complètement de l’horizon des “Comédies”, et le seul mariage annoncé ne se fait finalement pas, pour avoir été trop prémédité (Le beau mariage). La cohabitation est devenue monnaie courante, et les films s’inscrivent souvent dans la suite d’une séparation initiale. Les personnages ne se réfèrent plus à des principes intangibles, et leurs échanges verbaux, aussi nombreux que dans les “Contes moraux”, leur servent désormais “[à] se bricoler des lignes de conduite interchangeables, aussi vite abandonnées qu’adoptées” (Études cinématographiques, 1985). Le cinéaste définit ainsi le projet de la série : “On y [essaie] moins de définir une attitude morale que des règles pratiques. On n’y [débat] plus guère des fins mais des moyens” (Rohmer, 1999). Les personnages se réfèrent à des aspirations et à des lignes de conduite individuelles, et défendent leur liberté de choix. Pour autant, ils se heurtent à des barrières sociales invisibles et les choix qu’ils font ne les satisfont que rarement. Alors que les héros des “Contes” s’affrontaient à un surmoi étouffant, marqué par la présence de la voix off, les héros des “Comédies” paraissent instables et narcissiques, sautant d’une situation à l’autre.
Un changement d’époque et sa mise en scène
11Si la structure des films de Rohmer s’est modifiée entre les années 1960 et les années 1980, c’est que les temps et les mœurs ont changé : le mariage a cessé d’être l’aspiration première des jeunes adultes, il ne peut plus apparaître comme la fin de l’histoire et du film. Il est impressionnant de constater la précision avec laquelle ce cinéma documente le déclin du mariage et la montée de la cohabitation, qui commencent justement dans les années 1970 : Le beau mariage (1982) témoigne avec éclat de cette relégation de l’institution matrimoniale. Une autre évolution notable, que traduit bien l’organisation des films de la deuxième période, est le recul de l’importance relative de l’initiative masculine, et l’augmentation de l’autonomie sociale des femmes. Mais ce que Rohmer ajoute à cette observation des changements du couple et des rapports entre femmes et hommes, c’est une mise en scène convaincante des transformations de la construction de soi dans les relations interpersonnelles, le passage d’une normativité fondée sur le respect de principes absolus à une normativité situationnelle, dans laquelle les individus doivent construire eux-mêmes, jour après jour, l’interprétation et la cohérence de leur conduite, en s’adaptant aux situations et aux contraintes invisibles du monde social (Ehrenberg, 1998 ; Bozon, 2004).
12L’ensemble réalisé dans les années 1990, les “Contes des quatre saisons”, ne suit pas un schéma unique. Il se présente comme un prolongement critique et un élargissement de perspective des films de la deuxième série, les “Comédies et proverbes”. Ainsi, l’éventail des individus concernés par les rencontres amoureuses s’ouvre désormais à des personnes qui ont déjà des enfants adultes (Conte de printemps, et surtout Conte d’automne), ou à une femme en famille monoparentale (Conte d’hiver). Comme l’âge de l’amour tend à s’allonger, les personnages doivent faire face aux tentatives de leurs enfants et de leurs proches de leur trouver des partenaires. Une autre situation qui se présente est celle de personnages placés entre trois partenaires amoureux, et organisant cette simultanéité/succession sans drame (Conte d’hiver et Conte d’été) : les personnages qui ne choisissent pas ou qui tardent à le faire n’apparaissent plus comme nécessairement immoraux ou en danger.
13La transformation du style des films de Rohmer, austères dans les années 1960, puis qui évoluent vers une certaine légèreté à partir des années 1980, ne correspond pas à un changement aussi radical qu’on pourrait le penser. En fin de période, l’amour reste un jeu social aussi complexe qu’au début, marqué d’injonctions tout aussi contradictoires, et la gravité affleure en permanence.
Changements de scénario et invariants dans les choix amoureux
14L’œuvre de Rohmer ne forme pas un bloc. Entrer dans le détail des histoires et des scénarios de quelques films fait apparaître plus précisément le renouvellement des conditions et des étapes du choix amoureux, mais aussi la permanence des structures subjectives et objectives qui le contraignent. Cette dernière se met en scène à travers un scénario narratif dominant, celui du hasard qui fait bien les choses, qui peut être rapproché d’hypothèses interprétatives émises par les sociologues.
Un choix moral et social : “La boulangère de Monceau” (1962)
15Dans le premier des “Contes moraux”, le narrateur est un étudiant en droit qui vit dans le 18e arrondissement, à Paris. Il a l’habitude de manger dans un foyer d’étudiants et rencontre régulièrement dans la rue une jeune fille qui travaille dans une galerie de peinture près du parc Monceau, Sylvie. Elle l’intéresse mais il évite de l’aborder, considérant qu’elle n’est pas “fille à se laisser aborder comme ça” (Rohmer, 1987). Ayant perçu chez elle une morale comparable à celle de son propre milieu, le narrateur considère que la rencontre doit revêtir les apparences de l’accident et non de l’acte prémédité. En croisant sans cesse volontairement son chemin, il multiplie d’ailleurs les chances du hasard, jusqu’à ce qu’un jour, sans le vouloir, il la bouscule. Elle accepte de prendre, un jour prochain, un café avec lui. Mais cette chance est suivie d’une malchance “extraordinaire” : Sylvie disparaît. Il prend l’habitude de venir acheter des sablés, à midi, dans une boulangerie du quartier. Il fait ainsi connaissance de la serveuse de la boulangerie et remarque qu’elle lui porte de l’intérêt. Mais, pense-t-il, “elle n’entre pas dans [ses] catégories”. Elle n’appartient pas à son milieu : “J’évite toute familiarité avec les vendeurs.” Paroles et principes sont pourtant démentis par les actes : le héros invite la boulangère à sortir avec lui. Mais Sylvie réapparaît, elle s’était foulé la cheville. La boulangère est abandonnée sans vergogne. Il décide d’épouser Sylvie : “Mon choix fut avant tout moral. Sylvie retrouvée, poursuivre la boulangère était pis que du vice : un pur non-sens” (Rohmer, 1987).
16Les principes moraux se révèlent n’être que des règles sociales : il est impensable d’épouser hors de son milieu.
La fidélité comme réflexe : “L’amour l’après-midi” (1972)
17Ce film est de structure plus simple : Frédéric, associé dans un cabinet d’affaires, jeune marié dont la femme attend un second enfant, est tenté par une autre femme qui a entrepris de le séduire, mais il décide finalement de ne pas passer à l’acte. Le narrateur indique, au départ, que son regard sur les femmes a changé depuis son mariage. Ses aventures antérieures appartiennent à une autre époque ; se marier c’est prendre la décision de se ranger et d’être fidèle. Chaque fois qu’il se retrouve seul l’après-midi avec Chloé, une serveuse de bar qui tente de le séduire et par laquelle il est attiré, il évoque sans fin ses principes stricts et l’amour qu’il porte à sa femme, mais cela ne signifie pas qu’il adhère en profondeur aux principes proclamés. Si, en définitive, il ne trompe pas sa femme, c’est presque par hasard : parce que, au moment où il entre dans la chambre de Chloé, un geste qu’il fait lui rappelle une scène de sa vie familiale, qui fonctionne comme un rappel à l’ordre.
18Le film fait apparaître le déclin de la norme de fidélité comme principe de stabilité sociale, et sa difficile transformation en norme privée.
Les mauvais choix : “Les nuits de la pleine lune” (1984)
19Douze ans plus tard, ce film appartient déjà à une tout autre époque que L’amour l’après-midi. Louise, décoratrice, vit en cohabitation à Marne-la-Vallée avec un architecte, Rémi. Il lui propose de s’installer avec elle et de se marier, mais elle souhaite préserver sa liberté et attendre avant de s’engager avec lui. Elle passe une partie de la semaine dans un logement indépendant au centre de Paris. Sa vie est faite d’aller et retour entre ses deux maisons, entre une vie de sorties et de fêtes et une vie plus domestique. Une nuit de pleine lune, alors qu’elle vient de faire l’amour, à Paris, avec un amant de passage, musicien, elle prend la décision de s’installer définitivement chez son ami architecte, mais découvre en rentrant chez lui que la place a été prise par une autre femme, partenaire de tennis de ce dernier.
20Le film, qui a connu un grand succès, est un des premiers à mettre en scène la cohabitation sans mariage comme période d’essai du couple.
Trouver son genre : “L’ami de mon amie” (1987)
21Les personnages de ce film vivent aussi dans une ville nouvelle, Cergy-Pontoise. Blanche, le personnage central, a un poste d’attachée aux affaires culturelles à la préfecture, et est d’origine provinciale. Son amie Léa finit des études d’informatique et est originaire d’une banlieue aisée (Saint-Germain-en-Laye). Elle vit pendant la semaine avec un informaticien débutant, Fabien, provincial d’origine, passionné de sport, mais elle rentre chez ses parents le week-end. Blanche est amoureuse d’Alexandre (qui n’est pas amoureux d’elle), plus âgé, ingénieur à EDF, ancien de l’École centrale. Le scénario est celui d’un jeu : les couples de départ se défont et se reforment par permutation de partenaires. Le film tourne autour de discussions entre les deux amies concernant le genre d’homme qui leur plaît, le genre de femme qui conviendrait à chacun des partenaires masculins, le caractère bien ou mal assorti des couples. Les hommes sont envisagés du point de vue de l’âge, de l’aspect physique, des qualités intellectuelles et relationnelles, de la situation professionnelle, des goûts en matière de loisirs. Ainsi, Léa se plaint de son ami Fabien, qu’elle trouve trop “jeune”, par l’âge comme par le statut social. Le départ en vacances de Léa permet à Blanche et à Fabien d’entamer une relation, en constatant leurs goûts communs. Au bout du compte, les couples se retrouvent bien mieux assortis socialement qu’au départ.
22Ces discussions sur le genre de chacun et ces choix font apparaître le contenu profondément social des jugements et des mouvements amoureux.
Trouver sans chercher : “Conte d’automne” (1998)
23Le dernier volet des “Contes des quatre saisons” est centré sur deux amies d’une cinquantaine d’années, qui vivent dans la vallée du Rhône. L’une, Isabelle, est mariée depuis vingt-cinq ans ; l’autre, Magali, vigneronne, vit seule (elle est veuve) et déclare : “J’ai besoin de rencontrer un homme et en même temps je ne veux rien faire pour cela”. Une amie de son fils, devenue son amie, entreprend de la mettre en relation avec son ancien professeur de philosophie. Quant à son amie Isabelle, elle met une petite annonce et entre un contact avec un homme divorcé d’une cinquantaine d’années, Gérald, à qui elle explique au bout de trois rencontres qu’elle est l’ambassadrice de son amie. Elle montre sa photo et explique que celle-ci n’est pas au courant : il se montre plutôt intéressé. Magali rencontre “par hasard” Gérald et se découvre des points communs avec lui, notamment un intérêt pour la vie rurale et la vigne, alors que la rencontre avec le professeur de philosophie tourne court. Isabelle avoue qu’elle est l’instigatrice de la rencontre. Magali conclut : “Peu importe que toi tu l’aies racolé par annonce, ce qui compte, c’est que moi je l’aie remarqué sans savoir rien de cela.”
24Le principe d’une rencontre de hasard doit être préservé pour être en conformité avec une époque qui impose le libre choix amoureux.
Des valeurs à la liberté : un changement limité
25Si les films de Rohmer restent, du début à la fin, centrés sur l’amour, les personnages ne le vivent plus de la même façon. Dans les années 1960, malgré les tentations, les individus associaient amour et mariage à la recherche de valeurs morales partagées. À partir des années 1980, ils voient dans leurs choix amoureux et conjugaux l’expression d’une liberté individuelle. La relative facilité avec laquelle une relation naissante peut se sexualiser donne corps à l’idée d’un choix non encadré, qui serait une pure expression voire une découverte de soi. Pourtant, les débats et échanges entre personnages révèlent une réalité bien différente : tant l’adhésion à des valeurs communes que la liberté absolue de choix se déploient dans un univers pétri de contraintes, qu’ils perçoivent mais ne s’expliquent pas. Les interminables discussions relatives au genre qui convient ou qui ne convient pas à chacun font apparaître le caractère éminemment social des jugements subjectifs. La liberté amoureuse ne mène à nulle “anarchie sociale”. L’étudiant en droit ne saurait épouser la boulangère, la fille de bonne famille trouve un bon parti, la vigneronne et le professeur de philosophie ne font pas affaire.
26Pourtant, les films de Rohmer donnent une grande place centrale au hasard, à l’imprévu et à la chance (Bonitzer, 1999, p. 78). Il s’agit en partie d’un ressort dramatique théâtral. Mais c’est aussi une attitude prêtée aux personnages, qui valorisent par-dessus tout cette absence de préméditation sociale dans des choix qui ne dépendraient que d’eux et du destin. Ce prix croissant accordé à l’individualisation et à l’indétermination des choix est une tendance sociale de fond, mise en valeur par des travaux sociologiques (sur le “hasard et la foudre”, voir par exemple Bozon, Héran, 2006, p. 51). Il s’avère que, selon des processus qui échappent aux acteurs sociaux [5], “le hasard fait bien les choses”, c’est-à-dire qu’il produit toujours les assortiments sociaux et culturels attendus, auxquels ils aspirent secrètement. Pour Rohmer, l’amour et le hasard ne contredisent pas la reproduction sociale.
Légèreté et rigidité du jeu de l’amour
27À partir des années 1980, les films de Rohmer se sont mis à montrer des femmes de plus en plus agissantes pour faire advenir ce qu’elles veulent en matière amoureuse, effaçant l’image de monde très “androcentré” que donnaient à voir ses œuvres des années 1960. L’utopie du cinéaste, s’il en est une, est celle d’un monde où femmes et hommes ont les mêmes capacités et les mêmes goûts à réfléchir à voix haute à ce qu’ils font, et ce dans tous les milieux sociaux. On peut parler à son propos d’un “réalisme réflexif”. La légèreté apparente des mouvements amoureux et la soumission au hasard sont des styles d’interprétation prescrits d’un jeu social toujours aussi strict, qui ne rapproche que les proches.
28Inscrites dans le courant du cinéma d’auteur, les fictions de Rohmer ont créé, dans la grande tradition réaliste, un univers de relations amoureuses et un monde social plus vrais que nature, à l’époque même où les sociologues se mettaient à travailler la question du choix du conjoint, des préférences amoureuses et de l’homogamie. C’est de son monde que le public se souviendra le plus.
Liste des films analysés
La boulangère de Monceau, 1962
La carrière de Suzanne, 1963
La collectionneuse, 1966
Ma nuit chez Maud, 1969
Le genou de Claire, 1970
L’amour l’après-midi, 1972
“Comédies et proverbes” (1981-1987)
La femme de l’aviateur, 1981
Le beau mariage, 1982
Pauline à la plage, 1983
Les nuits de la pleine lune, 1984
Le rayon vert, 1986
L’ami de mon amie, 1987
“Contes des quatre saisons” (1990-1998)
Conte de printemps, 1990
Conte d’hiver, 1992
Conte d’été, 1996
Conte d’automne, 1998
Notes
-
[1]
Par exemple, il n’utilise pratiquement pas le gros plan, qui isole artificiellement le personnage de son environnement, mais une sorte de plan moyen, “conforme à la vision humaine”, que l’on a baptisé plan rohmérien, dans lequel les personnages sont constamment situables dans leur contexte (Magny, 1986, p. 19-22).
-
[2]
Alors qu’on le compare souvent à Marivaux, Rohmer prend Balzac pour modèle (Serceau, 2000 ; Rohmer, 2004).
-
[3]
L’œuvre de Rohmer est prise comme productrice de modèles de la réalité sociale. Notre démarche se rapproche ainsi de celle de Sabine Chalvon-Demersay, lorsqu’elle analyse les scénarios d’un concours de téléfilms et montre qu’ils font apparaître un nouvel idéal de famille élective (Chalvon-Demersay, 1994).
-
[4]
L’origine des “Contes moraux” est un recueil de nouvelles, écrites par l’auteur dans les années 1940, et qui ne seront finalement publiées qu’en 1974, après la sortie du dernier film.
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[5]
Sauf évidemment quand il s’agit de faux hasards, ou de machinations ourdies par des proches.