1Par leur soutien apporté à l’organisation collective des citoyens, les organisateurs communautaires ne conduisent-ils pas à aider ces derniers à supporter les effets des réformes de l’État-providence ? “Garder le cap en louvoyant”, telle est la formule retenue par ces professionnels et qui traduit le paradoxe devant lequel ils se trouvent.
2L’“organisation communautaire” est un ensemble de travaux théoriques et d’actions concrètes qui guident des pratiques sociales dans de nombreux pays. En particulier, elle préconise une approche collective des problèmes sociaux rencontrés par des individus et par des groupes. Les intéressés doivent être directement impliqués dans la formulation et dans la mise en œuvre de solutions aux problèmes en question [1]. Courant le plus souvent minoritaire face au travail social d’assistance prodigué aux individus et aux familles, l’organisation communautaire n’en est pas moins une source d’inspiration pour une grande variété de pratiques liées à l’intervention sociale, y compris dans les pays où son appellation n’est pas répandue telle quelle. Le Québec fait partie des pays où elle constitue le socle d’un métier spécifique, exercé à la fois dans le secteur public et dans les milieux associatifs. Les pratiques de ces intervenants font l’objet d’une abondante littérature, alimentée par des praticiens soucieux de prendre du recul par rapport à leurs pratiques et par des universitaires proches du terrain. Cet article vise à fournir au lecteur français quelques repères dans ce vaste champ de connaissances concernant la pratique, afin de cerner les enjeux majeurs de ce métier du point de vue à la fois du développement d’une identité professionnelle et de l’évolution des champs d’application des principes de l’organisation communautaire [2].
Histoire d’une pratique
3Au Québec, la pratique professionnelle de l’organisation communautaire puise sa source dans l’histoire du milieu associatif. À partir du début des années 1960, des “comités de citoyens” issus des couches populaires se sont mobilisés en vue d’améliorer leur situation sociale, que ce soit pour défendre le maintien de l’habitat à bon marché dans les quartiers anciens aux prises avec la rénovation urbaine ou pour favoriser le développement économique local en milieu rural. Dans certains cas, ils ont bénéficié du soutien de militants munis d’un bagage universitaire en sciences humaines ou en sciences sociales qui sont devenus les premiers “animateurs sociaux” du Québec [3]. Leur rôle était d’aider les citoyens à s’organiser collectivement pour atteindre les objectifs qu’ils s’étaient eux-mêmes fixés, en leur fournissant du temps et des compétences en mobilisation et en médiation, selon un modèle inspiré par les radicaux américains tels que Saul Alinsky [4] et par les chrétiens progressistes latino-américains [5]. C’est à partir de ces expériences que s’est développé un corps de pratiques relativement homogènes, visant à la transformation sociale au moyen de la mobilisation collective des personnes concernées par divers types de problèmes sociaux. Dès les années 1960, ces pratiques se démarquent nettement des pratiques caritatives fondées sur l’idée d’assistance aux populations démunies, qui constituent le socle de l’intervention sociale québécoise et qui sont, depuis longtemps, liées à la très puissante Église catholique du Québec. En France, le terme de communauté est suffisamment obscur pour qu’il soit nécessaire de préciser de quoi il s’agit dans le cas de l’organisation communautaire québécoise. En effet, ces nouvelles pratiques d’organisation collective s’appuient sur des dynamiques portées par des “communautés” d’appartenances diverses : des communautés territoriales (quartier, village, etc.), des communautés d’intérêt (locataires, chômeurs, etc.) ou encore des communautés d’identités (jeunes, femmes, groupes ethnoculturels, etc.) [6]. Ce petit retour aux origines montre à quel point la pratique de l’empowerment est ancienne au Québec.
4Malgré ces origines associatives, c’est dans le contexte du développement de l’État-providence que le métier d’organisateur communautaire s’est structuré au Québec, tout au long des années 1970. À cette époque, suite à la mise en place des principaux mécanismes de protection sociale au cours des années 1960, la pratique du travail social financé par les pouvoirs publics a connu un essor considérable, tout comme dans bon nombre de pays européens. L’essor du secteur public québécois s’est appuyé, en particulier dans le champ de la santé et des services sociaux, sur l’incorporation progressive de diverses ressources socio-sanitaires de proximité (comme des centres de soins ou des bureaux d’aide juridique situés dans les quartiers dits défavorisés des grandes villes ou dans des villages). Une grande partie de ces ressources a été mise en place dans les années 1960 par des comités de citoyens, parfois appuyés par des “animateurs sociaux” (qui allaient bientôt être nommés “organisateurs communautaires”). L’exemple le plus parlant est sans aucun doute celui des Centres locaux de services communautaires (CLSC, présentés par Christian Jetté dans ce même numéro). En même temps que l’essor de l’État-providence, le contexte des années 1970 est aussi celui de la vigueur des mouvements sociaux (avec notamment, en 1977, la naissance du Front commun des personnes assistées sociales du Québec). En raison de leur ancrage dans la population québécoise et du fait d’une certaine bienveillance des pouvoirs publics provinciaux à leur égard, les mouvements sociaux ont alors été en position de négocier certaines de leurs conditions avec le pouvoir politique, en particulier dans le processus d’incorporation de structures nées en milieu associatif à la sphère étatique, à l’instar des CLSC.
5C’est dans ce cadre complexe qu’a eu lieu la structuration de la pratique professionnelle de l’organisation communautaire québécoise. L’expérience des pionniers a suscité de nombreuses vocations dans les écoles de travail social. Certes, la mise en œuvre des principes de l’organisation communautaire n’a jamais donné lieu, au Québec, à une profession autonome pourvue d’un ordre – tel que l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec, intervenant majeur dans l’exercice professionnel de l’assistance sociale. Mais les “organisateurs communautaires” ont vu, à cette époque, leur profession inscrite dans la convention collective des employés du secteur public. C’est également au cours des années 1970 que se sont développées des formations spécifiques en intervention communautaire dans les écoles de travail social à l’université et dans les filières d’enseignement professionnel de niveau collégial [7]. L’enseignement est alors principalement basé sur la littérature américaine et notamment sur les modèles d’intervention définis par Rothman [8]. Le champ de l’organisation communautaire est donc une illustration de la persistance de liens privilégiés entre le Québec et le reste du continent américain à une époque où, parallèlement, l’on prône la francisation et le renforcement des liens avec les pays francophones d’Europe. Les nouvelles formations alimentent le développement de milieux de recherche et de pratiques extrêmement riches. Sur le terrain, les organisateurs communautaires prennent part – entre autres – à la participation des populations locales à la modernisation économique en milieu rural et à l’essor des coopératives d’habitations populaires dans un contexte de pénurie de logements en milieu métropolitain. Ainsi, ils font à la fois l’expérience d’une certaine bienveillance de la part de l’État vis-à-vis des pratiques sociales innovantes et des possibles contradictions entre mandat public, d’une part, et soutien aux dynamiques d’émancipation populaire, d’autre part [9]. Le fait de promouvoir l’affranchissement de la misère et l’émancipation des couches populaires par le biais d’une intervention extérieure, ne serait-ce que sous la forme d’un soutien au plus près des intéressés et de leurs préoccupations, n’est pas exempt de diffusion de normes et de valeurs. Mais, alors que, dans bien d’autres pays, la dénonciation des aspects normalisateurs des pratiques des intervenants sociaux a réduit à néant bien des pratiques dites innovantes, elle a plutôt conduit, au Québec, au développement de pratiques guidées par des intervenants qui admettent le recours à un système de valeurs tout en veillant à en garder conscience dans la mise en œuvre. Ces pratiques réflexives sont le fait de professionnels branchés sur les mouvements sociaux mais aussi sur le terrain, soutenus par des universitaires proches des milieux de pratiques, à la fois dans le secteur public et dans le secteur associatif.
Perspectives actuelles
6Aujourd’hui, le Québec compte environ 700 intervenants communautaires employés par le secteur public (principalement dans les CLSC) [10], auxquels il faut ajouter plusieurs centaines d’autres intervenants opérant dans le secteur associatif. Leur cadre d’intervention a sensiblement évolué au cours des dernières décennies. Depuis les années 1980, les intervenants communautaires québécois sont, comme l’ensemble des intervenants sociaux des pays occidentaux, confrontés à de nouveaux défis liés aux transformations de l’économie industrielle et à la mondialisation des échanges et de la circulation des personnes, à l’émergence de l’exclusion sociale et à la persistance de la pauvreté dans un monde de prospérité. Avec ces nouvelles questions, ils doivent faire face à de nouvelles problématiques telles que le chômage, l’errance urbaine et l’isolement social, qui se manifeste notoirement chez les personnes âgées mais aussi chez les personnes en situation de chômage durable, auxquelles le travail ne procure plus de lieu de socialisation, ou, plus généralement, parmi les personnes qui sont fréquemment victimes de discrimination. Parallèlement, l’heure est à la réforme des finances publiques (affectant à la fois le secteur public et les subventions attribuées aux organismes privés à but non lucratif), alimentée par les préceptes néolibéraux concernant la “rationalisation” de l’action publique et accompagnée d’un processus de décentralisation (voire d’externalisation) des missions de service public, en particulier dans le champ de la santé et des services sociaux [11]. Ce nouveau contexte contribue à remettre en cause le cadre d’action des intervenants communautaires mais aussi à créer de nouveaux champs d’intervention pour endiguer le développement de nouvelles formes de vulnérabilités ainsi que, dans certains cas, de nouvelles missions qui peuvent les concerner [12]. Sur le terrain, les organisateurs communautaires sont amenés à mettre en place et à animer des “tables de concertation” associant pouvoirs publics et société civile pour prendre en charge des questions spécifiques sur un territoire donné. Ils peuvent aussi travailler à organiser la mobilisation des acteurs publics et associatifs autour de la prise en charge de ce qui est formulé comme de nouvelles questions de société, par exemple l’expérience de la parentalité chez les jeunes adultes.
Évolution des champs d’application
7Tant dans le secteur public que dans les milieux associatifs, les intervenants communautaires sont de plus en plus incités à mobiliser les citoyens en vue de faire face à des besoins grandissants sans pour autant obtenir plus de financements publics (voire même en avoir moins) pour la garde des jeunes enfants, le logement, etc. Ceci n’est pas sans susciter de questionnements d’ordre éthique aux organisateurs communautaires. En effet, bon nombre d’entre eux se sont, depuis longtemps, surtout inscrits dans la dynamique de la promotion de la participation des citoyens à la formulation et à l’animation des ressources collectives mais beaucoup moins dans l’organisation de la réduction des ressources collectives. De plus, on peut observer, depuis quelques années, un recentrage des missions émanant du ministère de la Santé et des Services sociaux sur les enjeux de santé, au détriment du social et de la prévention primaire. Par ailleurs, l’idée de ciblage des populations réputées les plus en difficulté – centrale dans la mise en œuvre des préceptes néolibéraux concernant le rôle de l’État dans les politiques sociales – s’inscrit en faux contre certains aspects du travail de stimulation de dynamiques collectives au niveau local, notamment dans les milieux urbains mixtes. Alors que la pratique de l’organisation communautaire en secteur public est partiellement remise en cause aujourd’hui dans certaines régions du Québec, elle tend à se développer dans les milieux associatifs. L’essor de l’économie sociale mais aussi la vitalité du secteur associatif œuvrant à la défense des droits des populations vulnérables offrent une part de plus en plus importante de débouchés professionnels aux jeunes diplômés des écoles de travail social du Québec (dans les filières d’organisation communautaire comme dans les autres filières d’intervention sociale, d’ailleurs). On observe cependant un net décalage entre les conditions de travail en milieu associatif et en service public. De ce fait, la mobilité professionnelle est forte dans les milieux associatifs et les postes offerts en secteur public sont très recherchés parmi les intervenants communautaires qui ont quelques années de pratique à leur actif [13].
8Face à ce contexte difficile, les organisateurs communautaires québécois entrent en résistance mais la volonté des praticiens de réfléchir ouvertement sur les pratiques ne semble pas s’en ressentir. L’émergence de nouvelles problématiques, tout comme les nouvelles contraintes institutionnelles ont conduit l’association professionnelle des organisateurs communautaires du Québec, le RQIIAC (Regroupement québécois des intervenants et intervenantes en action communautaire en CLSC et centre de santé – donc dans le secteur public et au plus près des effets des réformes des politiques sociales) à faire le point concernant les formes et l’éthique de leur activité professionnelle et à publier un “cadre de référence” pour les pratiques d’organisation communautaire au début du XXIe siècle [14]. Une des principales formules issues du dernier colloque biennal de l’association, “garder le cap en louvoyant” [15], en dit long sur les défis que doivent désormais affronter les organisateurs communautaires mais aussi sur leur volonté de ne pas céder au pessimisme ambiant et sur le pragmatisme dont ils sont capables de faire preuve.
Notes
- [1]
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[2]
Cet article est donc principalement basé sur une recherche bibliographique complétée par une vingtaine d’entretiens individuels réalisés auprès de chercheurs québécois et d’intervenants du terrain montréalais, dans le cadre d’une recherche comparative (en cours) sur les enjeux de la pratique professionnelle de l’organisation communautaire au Québec et aux Pays-Bas.
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[3]
Dans les années 1960, on en comptait quelques dizaines pour l’ensemble du Québec (H. Lamoureux, J. Lavoie, R. Mayer, J. Panet-Raymond, La pratique de l’action communautaire, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2003).
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[4]
S. D. Alinsky, Reveille for Radicals, Chicago, University of Chicago Press, 1946.
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[5]
Voir entre autres Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974.
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[6]
D. Bourque, Y. Comeau, L. Favreau, L. Fréchette (dir.), L’organisation communautaire, fondements, approches et champs de pratique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007, p. 9.
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[7]
À la sortie du secondaire 5, soit s’adressant à des étudiants qui ont, en moyenne, de 16 à 18 ans. H. Lamoureux, J. Lavoie, R. Mayer, J. Panet-Raymond, op. cit., 2003.
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[8]
J. Rothman, “Three Models of Community Organization Practice”, in F. Cox et al. (dir.), Strategies of Community Organization, Itasca, IL, Peacock Publishers, p. 20-36.
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[9]
Comme en témoigne le célèbre exemple du BAEQ (Bureau d’aménagement de l’Est du Québec). J. Godbout, La participation contre la démocratie, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1983.
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[10]
696 en 2001-2002, selon les chiffres du ministère de la Santé et des Services sociaux, cités par D. Bourque et al., op. cit., 2007. La délimitation des dénominations “intervenant communautaire” et “organisateur communautaire” n’est pas parfaitement homogène dans la littérature consultée. Dans ce cas, la dénomination “intervenants communautaires” regroupe à la fois les “organisateurs communautaires” qui sont recrutés à un niveau d’études universitaires et les “travailleurs communautaires” qui le sont au niveau de l’enseignement secondaire. Pour mémoire, le Québec compte environ 7,5 millions d’habitants.
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[11]
Les réformes de l’État-providence québécois ont fait l’objet d’une abondante littérature scientifique. Voir notamment G. Boismenu, P. Dufour, D. Saint-Martin, Ambitions libérales et écueils politiques. Réalisations et promesses du gouvernement Charest, Montréal, Athéna, 2004 ; Claude Larivière, Les risques de la nouvelle gestion publique pour l’intervention sociale, communication présentée au 1er congrès international francophone des formateurs en travail social, Caen, France, juillet 2005.
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[12]
É. Baillergeau et C. Bellot (dir.), Les transformations de l’intervention sociale, entre innovation et gestion des nouvelles vulnérabilités ?, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, coll. “Problèmes sociaux et interventions sociales” (à paraître).
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[13]
M. Duval, A. Fontaine, D. Fournier, S. Garon, J.-F. René, Les organismes communautaires au Québec. Pratiques et enjeux, Montréal, Gaétan Morin, 2005.
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[14]
R. Lachapelle (dir.), L’organisation communautaire en CLSC. Cadre de référence et pratiques, Saint-Nicolas, Presses de l’Université Laval, 2003.
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[15]
Reprise dans un article de synthèse sur le colloque, publié dans le bulletin de liaison de l’association : J. Fournier, “L’action communautaire en CSSS : garder le cap en louvoyant”, Interaction communautaire, n° 73, automne 2006, p. 13.