1Reconnues par le gouvernement québécois après des décennies de luttes et d’avancées significatives, les associations du secteur de la santé et des services sociaux, étant donné leur capacité innovante, ont conquis une reconnaissance et une légitimité importantes. Toutefois, la vigilance s’impose, le modèle n’étant pas à l’abri des conséquences de l’alternance politique ni de la conjoncture socio-économique.
2Depuis près de quarante ans, les associations occupent une place importante dans la structuration du modèle québécois de développement social. C’est particulièrement le cas de celles œuvrant dans le domaine de la santé et du bien-être, qui représente le segment le plus important du secteur associatif au Québec. Forte de plus de 3 000 organismes financés par le gouvernement québécois, cette composante d’un troisième secteur – aux côtés des secteurs public et privé – est devenue, au fil du temps, un élément clé des services de bien-être livrés aux personnes et aux communautés. L’histoire des rapports entre ces associations et l’État québécois rend d’ailleurs compte d’un parcours original ayant peu de précédents dans les pays occidentaux [1]. Afin de bien cerner l’originalité de ces rapports, nous nous proposons de reprendre les principaux jalons qui ont marqué les conditions de développement de ces associations depuis les années 1970. Notre article sera donc divisé en quatre séquences chronologiques révélatrices des transformations qui ont marqué les rapports entre le milieu associatif et l’État québécois dans le domaine socio-sanitaire. Ce faisant, nous mettrons en perspective les caractéristiques particulières de ces structures partenariales qui constituent, à nos yeux, un élément fondamental du modèle québécois de développement social.
Le secteur associatif soumis à la volonté de l’État-providence (les années 1970)
3C’est au cours des années 1970 qu’ont véritablement pris leur envol ce qu’on appelle au Québec les “organismes communautaires” [2], c’est-à-dire des Organismes sans but lucratif (OSBL) détachés des anciennes traditions de charité cléricale et enracinés dans une participation citoyenne voulant répondre à des besoins non satisfaits par l’État, le marché et la famille. L’État québécois s’est alors intéressé à certaines de ces pratiques associatives, qui sont entrées dans le giron du secteur public en 1972, par l’entremise de la création des Centres locaux de services communautaires (CLSC). Ces nouveaux établissements publics, offrant des services sociaux et de santé, se voulaient porteurs d’une nouvelle façon de produire des services sur le modèle de participation, de réciprocité et de proximité développé par les cliniques communautaires et par certains groupes populaires de services sociaux.
4Mais rapidement, il est apparu que l’exigence d’universalité associée à la livraison de services publics et les contraintes propres aux grandes organisations bureaucratiques ne permettraient pas de conserver intactes les caractéristiques innovantes de ces associations. Les milieux associatifs ont alors prétexté l’absence d’autonomie de l’action communautaire à l’intérieur des CLSC pour revendiquer le soutien par l’État de leurs propres infrastructures. Et c’est principalement par l’entremise du Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC), un programme de financement créé en 1973, que l’État alloua certaines ressources au secteur associatif œuvrant dans le domaine de la santé et du bien-être.
La crise de l’État-providence : de nouveaux rapports avec le secteur associatif (les années 1980)
5Les années 1980 sont le théâtre d’une grave récession économique en même temps qu’elles constituent le point de focalisation d’une crise plus structurelle des modes de production et de consommation des services hérités de l’État-providence. Les mouvements sociaux remettent alors en question la centralisation du système, sa programmation de services standardisés, ses rapports hiérarchiques et ses carences démocratiques. Or, par sa capacité à combiner de manière originale à la fois les principes de justice sociale, de participation, d’autonomie et d’innovation sociale, le secteur associatif devient, au cours de cette période, un acteur central dans la recherche de voies alternatives au libéralisme et au providentialisme.
6C’est aussi à cette époque que le PSOC prend graduellement de l’importance parce qu’il rend compte de l’instauration progressive de nouveaux arrangements entre l’État et les associations. Le financement à la mission globale accordé en vertu de ce programme gouvernemental s’avère ainsi un élément décisif de l’essor de ces dernières, puisqu’il leur permet de jouir d’une grande latitude dans l’utilisation des sommes reçues afin de s’ajuster à l’évolution de la demande de services. Les seules restrictions imposées aux associations sont de maintenir leurs pratiques dans le cadre général de leur mission d’origine. Mais à l’intérieur de ces balises, elles sont libres d’innover et d’expérimenter de nouvelles pratiques davantage adaptées aux spécificités des personnes et des communautés qu’elles desservent. Plus important encore, ces arrangements financiers et politiques ne sont pas soumis aux appareillages de contrôle des grandes bureaucraties publiques dont la mise en application avait littéralement asphyxié les pratiques innovantes suscitées par les cliniques communautaires, dans les années 1970.
7L’établissement de nouvelles règles du jeu entre l’État et les associations permettait aux organismes de conserver leur statut d’OSBL plutôt que d’être convertis en établissements publics (comme l’avaient été, avant eux, les cliniques communautaires transformées en CLSC), et de conserver leur autonomie, tout en demeurant admissibles aux subventions gouvernementales pour assurer une partie de leur financement de base. On reconnaissait ainsi que l’intégration de pratiques innovantes des associations pouvait se réaliser autrement que par une étatisation complète à la fois des processus de production, de financement et de régulation des services. La généralisation des innovations se déployait désormais par l’entremise d’un financement public variable, en appui à la mission globale des organismes (plutôt que pour des services spécifiques), à travers un programme de financement souple et peu contraignant permettant aux organisations de préserver les caractéristiques ayant favorisé la conception de ces innovations. Dans ce contexte, on peut donc dire que l’enjeu pour les associations se déplaçait des modes de coordination accompagnant leur intégration à l’intérieur du secteur public, aux modes de coordination régissant leurs rapports avec le secteur public.
8Il faut toutefois nuancer la portée de ces nouveaux arrangements, puisque, si les années 1980 ont été le théâtre d’une certaine reconnaissance des milieux associatifs, celle-ci a été fragmentaire. Les avancées les plus intéressantes se sont plutôt appliquées de façon sectorielle, en fonction des capacités d’influence et de la priorité accordée par l’État aux problématiques couvertes par les diverses composantes du secteur associatif (principalement les services aux femmes et la santé mentale).
9Faut-il voir pour autant dans cette institutionnalisation sectorielle une politique de cooptation par l’État des éléments les plus dynamiques du secteur associatif, afin de faire contrepoids à son désengagement à l’égard de certaines de ses responsabilités en matière de financement et de production de services ? Certainement pas. Malgré un ralentissement de l’augmentation des crédits accordés à la mission socio-sanitaire de l’État au cours des années 1980 et la quête de nouveaux arrangements permettant de rationaliser la production des services, rien ne permet d’affirmer que le virage effectué par l’État à l’égard des associations répondait en priorité ou exclusivement à des considérations d’ordre économique. Les possibles économies que pouvait représenter le recours accru aux associations n’avaient certes pas échappé aux gouvernements en place à l’époque. Mais réduire cette reconnaissance à un simple calcul économique, ce serait faire fi de la spécificité de ces associations et de leur capacité d’intervention auprès des personnes et des communautés souvent les plus marginalisées. Ce serait aussi présumer de la complète soumission des milieux associatifs à l’agenda de l’appareil administratif et gouvernemental, une lecture à laquelle les résultats de nos recherches depuis une quinzaine d’années nous interdisent de souscrire [3].
La redéfinition de l’État-providence : de nouveaux rapports avec le secteur associatif (les années 1990)
10Les années 1990 sont le théâtre de plusieurs initiatives visant à réformer le système de santé et de services sociaux au Québec. Parmi l’ensemble des politiques adoptées au cours de cette période, la réforme Côté de 1991 (du nom du ministre qui l’a menée) constitue sans aucun doute la plus importante mesure législative de cette période, puisqu’elle transforme considérablement l’exercice des pouvoirs détenus par les divers acteurs au sein du système en mettant en place des instances régionales dotées de véritables pouvoirs, ce que n’avaient pas été en mesure d’accomplir les bâtisseurs de l’État-providence au cours des années 1970. Avec cette régionalisation, l’État québécois tente d’apporter des réponses aux effets pervers de l’État-providence : centralisation excessive, bureaucratie pléthorique, carence démocratique. Enracinées dans les communautés, fonctionnant à partir d’instances de participation citoyenne, déployant leurs activités d’abord aux plans local et régional, les associations ne peuvent que profiter de cette réforme. En outre, celle-ci s’accompagne d’une reconnaissance de leurs pratiques et d’une généralisation des rapports partenariaux qui ont été expérimentés au cours des années 1980 avec certaines de leurs composantes. La réforme Côté répond ainsi en partie à plusieurs revendications exprimées par les associations depuis les années 1970, tant en termes de reconnaissance politique que de financement.
11La régionalisation du système socio-sanitaire va toutefois avoir des conséquences inattendues pour les associations, puisque leurs rapports avec l’État s’établissent désormais au palier régional. Cette transformation du système les oblige à revoir leurs instances de représentation établies sur une base nationale, ce qui entraîne des tensions en leur sein. Mais de manière générale, la décennie 1990 représente pour elles une période de gains à la fois au plan politique et financier.
12Au plan politique, la réforme Côté étend en quelque sorte à l’ensemble des associations socio-sanitaires les dispositions négociées de façon sectorielle avec certaines catégories d’entre elles, au cours des années 1980. Une telle reconnaissance à la fois politique et juridique constitue une avancée sans précédent dans l’histoire des milieux associatifs.
13Au plan financier, les acquis sont également indéniables. La réforme Côté et, plus tard, la réforme Rochon [4], en 1996, ont donné lieu à des transferts financiers relativement importants en faveur des ressources dont ont profité les associations (et aussi les CLSC). Le budget du PSOC, notamment, a crû, en moyenne, de plus de 12 % par année au cours des années 1990, pour atteindre, en 1999-2000, plus de 212 millions de dollars répartis entre 2 800 associations. Qui plus est, une partie de ces augmentations est survenue au moment où le gouvernement québécois amorçait une opération de coupures budgétaires visant plus particulièrement les établissements hospitaliers et les centres d’hébergement de soins de longue durée.
14Ainsi, la reconnaissance officielle acquise par les associations au cours des années 1990 montre bien la force du pouvoir politique développé par le milieu associatif depuis les années 1970. Il serait donc exagéré de présumer une domination sans partage de l’État sur l’évolution des pratiques associatives, tout comme il serait naïf de succomber à une vision consensuelle de ces rapports dans la foulée des gains politiques et financiers réalisés par les associations. Néanmoins, les nouveaux arrangements qui balisent les rapports entre l’État et les associations au cours des années 1990, notamment ceux institués à partir du PSOC, permettent aux associations de jouir d’une flexibilité organisationnelle et d’une orientation de pratiques distinctes, dans leurs fondements mêmes, de celles structurant le réseau public. Les modalités de ce programme de financement s’avèrent ainsi un rempart contre d’éventuelles tentatives de récupération ou de soumission des forces du secteur associatif aux prérogatives étatiques. En revanche, la reconnaissance de la diversité des logiques d’action et des acteurs présents au sein des institutions publiques ne doit pas nous faire perdre de vue les fonctions régulatrices de l’État qui lui confèrent un pouvoir discrétionnaire que seule la sanction publique permet de baliser. C’est donc une complémentarité négociée, voire parfois conflictuelle, des pratiques du secteur public et du secteur associatif qui s’est établie à travers les diverses réformes et l’évolution du PSOC au cours des années 1990 [5].
Une reconnaissance encore marquée d’ambiguïtés (les années 2000)
15En 2001, le gouvernement québécois adoptait la “politique de soutien à l’action communautaire autonome”, qui généralisait à l’ensemble de l’action communautaire les modes d’institutionnalisation expérimentés d’abord dans le domaine de la santé et des services sociaux. Cette politique s’est traduite par la mise en place de balises claires dans les rapports entre les différents ministères et les associations, ainsi que par la priorité donnée à un financement à la mission globale. L’expertise développée par les associations en santé et services sociaux a ainsi servi de modèle aux artisans de cette politique qui s’est transmise aux autres ministères du gouvernement québécois. C’est là un legs fondamental des luttes menées depuis plus de trente ans par les associations en santé et services sociaux aux milieux associatifs québécois, même si les retombées concrètes de cette politique pour l’ensemble des associations restent encore à évaluer [6]. Néanmoins, la politique de 2001 représente une avancée indéniable puisqu’elle reconnaît l’importance de leur rôle dans le développement social du Québec.
16L’adoption de cette politique se fait toutefois dans un contexte qui n’est pas exempt d’ambiguïtés pour elles. Les dérives budgétaires des milieux hospitaliers ont amené l’État québécois à revoir sa politique de régionalisation à la fin des années 1990. Il a alors mis en œuvre une série de nouvelles réformes tendant à instaurer des formes de gestion plus autoritaires et hiérarchiques au sein des services sociaux et de santé. Ces refontes organisationnelles ont fait disparaître du système socio-sanitaire les instances démocratiques auxquelles participaient les associations depuis les années 1990, et limité de manière importante l’augmentation des ressources financières allouées à ces dernières [7]. Enfin, même si l’État réitère sa volonté de respecter l’autonomie des organismes, il met en œuvre, au même moment, de nouveaux dispositifs devant favoriser l’intégration de l’ensemble des services à partir d’ententes contractuelles entre les différentes organisations du système, incluant les associations. Ce type d’approche “schizophrénique” nourrit évidemment la grogne et l’inquiétude des milieux associatifs, qui craignent de perdre une partie des marges de manœuvre qu’ils ont réussi à développer au cours des trente dernières années.
Conclusion…
17L’institutionnalisation des associations en santé et services sociaux sera ainsi passée d’un mode d’intégration étatique et hiérarchique – en vertu de la création des CLSC – à un mode d’institutionnalisation négocié faisant appel à une multiplicité de principes d’action et à la reconnaissance de l’action autonome des milieux associatifs. Ces nouveaux arrangements ont permis à l’État québécois de maintenir un certain contrôle sur l’allocation de ressources financières dont il est le fiduciaire au nom de la collectivité, tout en faisant en sorte que la gestion qui en découle soit suffisamment souple et adaptée pour permettre aux associations de jouir de l’autonomie nécessaire à l’émancipation de leurs pratiques.
18À cet égard, le modèle de développement social qui s’est déployé au Québec depuis une vingtaine d’années tend à s’éloigner du modèle néolibéral et renvoie plutôt à une configuration originale qui accorde une place importante au tiers secteur associatif à partir de règles du jeu généralement respectueuses de la spécificité de ses composantes. Certes, la contraction des ressources financières fait que ces arrangements ne couvrent pas l’ensemble des organismes en santé et services sociaux, encore moins l’ensemble des associations ayant des interfaces avec l’État québécois. Et ce, malgré l’adoption de la politique de soutien à l’action communautaire, en 2001, qui devait, nous l’avons vu, généraliser à l’ensemble des ministères québécois les modalités d’ententes d’abord expérimentées par les associations en santé et services sociaux. En outre, ce modèle, malgré des balises institutionnelles solides qui le prémunissent contre certaines dérives conjoncturelles partisanes et idéologiques, n’est pas à l’abri de l’alternance des gouvernements et de leurs orientations politiques.
19Avec l’augmentation constante des coûts rattachés à la production des services sociaux et de santé, la tentation d’instrumentalisation des associations reste donc grande de la part des gouvernements qui peuvent y voir un gisement de ressources et de services de qualité à bon marché. Cette dérive tutélaire est fortement dénoncée par les organismes communautaires, car elle mine la capacité même de renouvellement des pratiques qui a fait la force et le dynamisme des milieux associatifs québécois depuis les années 1970. Mais à la lumière des trois décennies d’histoire que nous avons brièvement parcourues, si une dernière conclusion s’impose, c’est bien celle-ci : les milieux associatifs québécois ont démontré une incroyable capacité, non seulement de résilience, mais aussi de développement, au cours des trente-cinq dernières années. Cet essor s’est réalisé en dépit des hauts et des bas de la conjoncture politique et socio-économique. Dès lors, rien ne laisse présager un effondrement prochain de ce secteur ni son affaiblissement, même si les acquis peuvent paraître fragiles à certains égards.
Notes
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[1]
Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA), L’action communautaire, une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec, gouvernement du Québec, 2001, 59 p.
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[2]
Au Québec, l’expression “organisme communautaire” désigne des pratiques sociales développées par des organismes sans but lucratif desservant des personnes et des communautés sur une base locale ou régionale. Ces pratiques se veulent alternatives aux pratiques bureaucratiques et hiérarchiques du secteur public. Quant à ces communautés, elles renvoient de manière large à l’ensemble des personnes et des institutions présentes sur un territoire local ou régional, et d’aucune manière à un repli ou à une division identitaire sur la base d’une appartenance ethnique, religieuse ou autre. Au contraire, les pratiques des organismes communautaires se veulent inclusives et visent à répondre aux défaillances des institutions sociales et économiques, tout en favorisant la cohésion sociale au sein de la société.
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[3]
À ce sujet, nous invitons le lecteur à consulter le site web du Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales (LAREPPS) : www.larepps.uqam.ca.
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[4]
Cette réforme, connue également sous la désignation de “virage ambulatoire”, porte le nom du ministre en titre qui l’a initiée et mise en application.
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[5]
En 2004-2005, le financement à la mission globale octroyé en vertu du PSOC représentait environ 70 % du financement total accordé aux associations par le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux. À l’échelle de l’État québécois dans son ensemble, cette part diminue toutefois à 54 %.
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[6]
Précisons que l’évaluation des retombées de cette politique est en cours.
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[7]
Précisons tout de même que le ministère de la Santé et des Services sociaux octroyait, à lui seul, près de 340 millions de dollars aux associations en 2004-2005, soit un peu plus de 50 % du financement total accordé par le gouvernement québécois aux milieux associatifs.