1Depuis les années 1960, les politiques sociales d’aide aux personnes âgées se sont très sensiblement transformées, au Québec, en France et, plus généralement, dans toute société dotée d’un système de protection sociale, dans un contexte marqué par une profonde mutation du vieillissement sous tous ses aspects, démographiques, sanitaires, économiques et sociaux. L’évolution qui en est retracée pour le Québec dans l’article de Jean-Pierre Lavoie et Nancy Guberman est centrée sur l’aide aux personnes âgées ayant des incapacités, et analysée dans la perspective d’une histoire des rapports entre solidarité publique et solidarité privée familiale. Cette reconstitution historique est édifiante en ce qu’elle révèle des contradictions de ces rapports ainsi que des conceptions, voire des idéologies, plus ou moins implicites qui les sous-tendent.
2Comme le montrent les auteurs, s’est développée, à l’origine, une critique de la politique d’institutionnalisation visant les personnes “abandonnées” par leur famille, interprétée comme une volonté de l’État de se substituer aux familles. À cette époque, la situation n’était guère différente en France, l’assistance aux personnes âgées, dans les domaines sanitaires, sociaux ou en matière d’hébergement, étant l’héritière de l’aide aux indigents et aux incurables, aux personnes n’ayant pas d’autres recours que la charité publique, comme en témoignaient les hospices, dont “l’humanisation” ne s’est véritablement achevée que bien plus tard, dans les années 1990. En pratique, en France comme au Québec, l’État ne se substitue aux familles que lorsqu’il n’y a pas de famille.
3Le Québec pratiquait déjà une politique bien plus avancée qu’en France, à travers les fameux CLSC, qui faisaient, en France, figure de modèles à l’avant-garde d’une politique ouverte, décentralisée et “participative”, même si ce mot était alors moins en vogue qu’aujourd’hui.
4Puis vint au Québec, comme en France, la prise de conscience de l’aide importante effectivement apportée par la famille. Mais il faut souligner que cette prise de conscience a été le résultat d’un changement de politique, notamment du développement du soutien à domicile. Cette nouvelle orientation est certes préconisée par mesure d’économie, pour réduire le nombre de personnes institutionnalisées, dont le coût s’élève avec l’amélioration des conditions d’hébergement et des soins. Elle n’en témoigne pas moins d’une nouvelle importance prise par la politique sociale vieillesse, et de son extension à tous : hors des murs, les personnes âgées sont le plus souvent en famille. Le parallèle historique entre les deux pays mériterait une analyse qui mette en évidence les concordances et les influences réciproques, qui semblent plus importantes que les divergences.
5Au Québec, selon Jean-Pierre Lavoie et Nancy Guberman, ce n’est que dans le document Un nouvel âge à partager (MAS, 1985) qu’il est noté “clairement que les familles et les communautés sont les premières responsables des soins aux aînés” et que “l’État aurait occupé trop de place et aurait contribué à déresponsabiliser les familles et la société civile”. Or, comme le notent les auteurs, “les CLSC reconnaissent graduellement les répercussions négatives assumées par les proches”. Si les familles sont aussi stressées et ont de tels besoins de soutien, cela témoigne de la lourdeur de leur engagement auprès des personnes âgées et c’est bien la preuve que le développement de la politique sociale à travers les CLSC n’a pas déresponsabilisé les familles, comme le prétend le rapport officiel, mais que, bien au contraire, il s’est créé une synergie entre les centres et les “aidants” naturels.
6Cette complémentarité n’est pas publiquement reconnue, comme en témoigne le tournant de 1995 mettant un terme à cette action qui semblait plutôt réussie, en transférant les soins médicaux des hôpitaux aux CLSC et les soins infirmiers des CLSC aux familles, tout en en réduisant les budgets, au détriment des paniers de services destinés aux “aidants”. Ce changement de politique se situe dans le droit-fil d’une conception d’une plus radicale autonomie des familles et de la société civile vis-à-vis de l’État que ce que l’on connaît en France.
7En France, c’est tout au début des années 1980 que se développe largement le maintien à domicile, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Pour contribuer à la recherche de solutions au chômage, les “emplois de proximité” sont encouragés et financés. À cette date paraît la première grande enquête sur l’aide ménagère à domicile [1], pivot de la politique de maintien à domicile en France, priorité de la branche vieillesse de la Sécurité sociale, commanditaire de cette recherche : supposée s’adresser de façon préventive aux personnes encore relativement autonomes, cette aide est en réalité servie à des personnes souffrant d’incapacités assez lourdes, généralement aidées par l’entourage et dont l’ampleur du besoin de soutien est ainsi découverte. C’est alors que se pose de façon plus explicite la question du partage des responsabilités entre l’État et la famille, ainsi que celle de l’alternative domicile/hébergement [2], qui la recoupe en partie. En effet, l’aide familiale se greffe sur l’aide professionnelle dans le maintien à domicile des parents âgés. Autrement dit, la politique publique, loin de s’opposer à l’action de la famille, lui est complémentaire et même davantage : elle lui est en synergie. Non seulement l’action publique est susceptible de développer les comportements de solidarité familiale, mais elle autorise également une extension des choix envisageables, à savoir rester à domicile, vivre avec les enfants ou partir en hébergement collectif. À l’inverse de la tendance à opposer la famille et l’État, comme à l’inverse de la pensée générationnelle conflictuelle développée par Kotlikoff [3], la prise en compte de l’ensemble des transferts intergénérationnels, dans des recherches ultérieures [4], nous a conduit à proposer une thèse alternative selon laquelle les solidarités privées se nourrissent très largement des solidarités publiques.
8Les divergences entre la France et le Québec semblent surtout relever de l’ordre des représentations et des conceptions du rôle de l’État et de ses rapports avec le fonctionnement des solidarités familiales, tandis que les réalités de terrain sont plus proches dans les deux sociétés. Il faut cependant souligner une autre différence importante entre ces dernières : le troisième acteur intermédiaire entre l’État et la famille, représenté par les associations, les communautés et le marché, dont l’importance au Québec est mise en évidence par Jean-Pierre Lavoie et Nancy Guberman, est bien moins développé en France, mais il est sans doute appelé à prendre une nouvelle dimension. On peut d’ailleurs s’interroger sur la place grandissante de ce nouvel acteur de la société civile : ne risque-t-il pas de reléguer, dans les prochaines décennies, le débat opposant l’État et la famille dans un passé révolu ?
Notes
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[1]
Voir le volume de Gérontologie et société, n° 5, “Contribution à une politique sociale de la vieillesse : l’aide ménagère à domicile”, 1978, qui en donne les premiers résultats, ainsi que C. Attias-Donfut et A. Rozenkier, “Aidants, aidés : études et perspectives de l’aide ménagère”, Gérontologie et société, n° 31, 1984, qui présente une synthèse de l’ensemble des résultats des études concernant les personnes aidées, leurs aides ménagères et les associations qui gèrent ces actions.
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[2]
D. Bouget et R. Tartarin (éd.), Le prix de la dépendance, CNAV/La Documentation française, 1990.
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[3]
J. K. Kotlikoff, Generationnel Accounting, New York, Free Press, 1992.
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[4]
Attias-Donfut (éd.), Les solidarités entre générations. Vieillesse, famille, État, Paris, Nathan, 1995.