CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Professeur au département de science politique de l’Université de Montréal et membre du Centre de recherche sur les politiques et le développement social (www.cpds.umontreal.ca), elle a notamment publié, dans la Revue canadienne de science politique, “L’État post-providence : de nouvelles politiques sociales pour des parents-producteurs. Une perspective comparée” (juin 2002) et co-rédigé avec Gérard Boismenu et Alain Noël l’ouvrage L’aide au conditionnel. La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord, Montréal, Bruxelles, PUM/PIE-Peter Lang, 2003. Elle travaille actuellement sur l’action collective dans le contexte de la mondialisation.

2Être pauvre et malade n’est une situation enviable nulle part, mais il vaut mieux être une personne démunie au Canada qu’aux États-Unis. Non seulement les inégalités sociales sont plus fortes aux États-Unis, mais le soutien aux personnes pauvres y est beaucoup plus ténu et plus discrétionnaire. De même, la plupart des risques de la vie (maladie, vieillissement) sont renvoyés non à la prévoyance collective ou à la solidarité étatique mais à la responsabilité individuelle. L’intervention de l’État dans les affaires sociales n’est pas une chose acquise et elle n’est tolérée (sous certaines conditions) que dans la mesure où elle ne vise que les personnes en situation de grande pauvreté.

3Cette distinction très forte à l’intérieur du “régime libéral de bien-être” [1], qui place les États-Unis dans une situation atypique, ne renvoie pas tant à l’existence d’une exception canadienne qu’à la question de l’existence d’un État-providence aux États-Unis.

4Comme le souligne Keith Banting, “la principale différence entre le Canada et les États-Unis ne réside pas dans le niveau des dépenses sociales […]. Ce qui importe, c’est moins les sommes que l’on dépense que la manière dont elles sont dépensées” [2]. Ainsi, le niveau de redistribution des revenus par le biais des transferts fiscaux est bien meilleur au Canada qu’aux États-Unis ; il y a davantage de prestations directes de services publics aux populations (systèmes publics d’éducation et de santé) ; les programmes d’assistance financière couvrent l’ensemble de la population canadienne, alors qu’aux États-Unis, seules certaines catégories en bénéficient sans limitation de durée [3]. Ainsi, le traitement des problèmes sociaux aux États-Unis et l’organisation de la solidarité passent prioritairement par le biais du marché (via le travail) ou de la famille, alors qu’au Canada, l’État assume une part importante de cette solidarité collective.

5L’étude de Bernard et Saint-Arnaud (2004) confirme ce portrait. À l’exception de l’Alberta, qui se rapproche le plus des États-Unis, le Canada et ses provinces sont distincts en termes d’organisation de la solidarité collective sur leur territoire. Qu’en est-il de la diversité à l’intérieur du Canada et de l’exemple du Québec ?

La spécificité du Québec dans l’ensemble canadien

6Selon plusieurs auteurs, le Québec se distingue du reste du Canada par le rôle plus important dévolu à l’État. Cette tradition d’interventionnisme étatique (autant dans la sphère économique que dans l’organisation de la solidarité collective) aurait été rendue possible par l’attachement plus grand des Québécois (par rapport au reste des Canadiens) à l’État-providence (vecteur de l’identité nationale) et par un souci d’organiser collectivement la solidarité entre ses membres [4]. Cet argument est, aujourd’hui, discutable. La cure de minceur qu’a suivie l’État québécois au milieu des années 1990 n’a pas dépareillé dans le paysage d’austérité budgétaire du Canada. Comme ailleurs, les inégalités se sont creusées au Québec entre les riches et les pauvres durant la dernière décennie ; les taux de pauvreté ont soit augmenté, soit sont restés stables, mais n’ont pas diminué [5]. Et même ce qui aurait dû constituer les grands chantiers de réinvestissement (création d’emplois, développement de l’économie sociale, développement de la main-d’œuvre et intégration à l’emploi) a vu sa portée limitée par la faiblesse des investissements publics concédés.

7De la même façon, le “modèle québécois”, défini comme une façon consensuelle de faire de la politique, paraît très discutable dans la période contemporaine, dans la mesure où il est périodiquement remis en question par les acteurs qui sont justement censés participer à la construction de ce consensus. Depuis le début des années 1990, autant les syndicats, les groupes patronaux que le mouvement communautaire ont accusé le style autoritaire et très sélectif (quant aux choix de leurs interlocuteurs) des gouvernements successifs, et il y a aujourd’hui autant de conflits sociaux au Québec qu’ailleurs au Canada, sinon davantage.

8En revanche, l’intervention de l’État se distingue au Québec par le contenu de certaines politiques, en particulier les politiques familiales et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, ainsi que par la mise en œuvre de ces politiques, qui font souvent un appel massif aux organismes communautaires, formant, par ailleurs, un réseau fortement structuré.

Dans le champ familial

9L’apparition d’une politique familiale explicite, en tant qu’ensemble plus ou moins concerté de mesures destinées ouvertement aux familles, à la fin des années 1980, démarque clairement la situation québécoise de celle des autres sociétés appartenant au régime libéral de bien-être, et constitue à ce titre une rupture. Alors qu’ailleurs au Canada, le support offert aux familles passe essentiellement par le système fiscal (exception faite des congés parentaux et de maternité) et est de plus en plus dirigé vers les familles à faibles revenus, le gouvernement du Québec s’est engagé dans le développement de politiques universelles pour les familles. On pense au réseau public de services éducatifs à la petite enfance mais aussi au projet d’assurance parentale et à la réforme des allocations familiales (qui sont, elles, devenues sélectives) [6]. Sans entrer dans le détail de ces dispositifs, mentionnons qu’avec cet ensemble de mesures et de réformes, le Québec renouvelait son modèle dans un sens très particulier. Le programme des centres de la petite enfance est universel, puisqu’il s’adresse à l’ensemble des familles, sans discrimination de revenu ou de statut d’emploi. Il introduit une logique en rupture avec la manière de cibler les plus démunis des États-providence dits libéraux. Il favorise également le développement d’un service public de qualité qui professionnalise le métier d’éducateur et d’éducatrice de jeunes enfants. La mise en place d’une assurance parentale, qui offre un congé parental à l’ensemble des parents et non seulement aux personnes couvertes par le régime fédéral d’assurance emploi (environ une mère sur deux), a finalement été adoptée par le gouvernement du Québec, après d’âpres négociations avec le gouvernement fédéral concernant les arrangements fiscaux nécessaires. Elle représente aussi une avancée considérable en matière de politiques de conciliation des tâches de production et de reproduction par rapport aux autres provinces canadiennes. Finalement, parce qu’elle s’appuyait sur un réseau de garderies communautaires déjà très développé, la politique familiale québécoise de 1997 poursuivait un modèle de développement alliant impulsion des acteurs de la société civile et intervention de l’État [7].

10En bout de ligne, si les politiques sociales québécoises doivent être appréhendées dans leur contexte – le régime libéral d’État-providence –, il est primordial de considérer les mesures concrètes qui actualisent les politiques sociales. Elles sont elles-mêmes le résultat des choix politiques collectifs (conflictuels) qui sont effectués dans chaque société. Ultimement, chaque cas est réellement unique.

Notes

  • [1]
    Ce que l’on nomme le régime libéral de bien-être regroupe les pays qui organisent la solidarité collective selon le principe du soulagement de la pauvreté. L’intervention de l’État passe prioritairement par des mesures ciblées d’assistance sociale fondées sur l’évaluation des besoins des personnes et par des transferts universels modérés. La solidarité collective (financée par l’impôt) s’exprime surtout envers les personnes considérées comme les plus démunies, et les citoyens qui en ont les moyens ont, généralement, la possibilité de choisir le type de service auquel ils veulent faire appel (privé ou public), que ce soit dans le domaine de l’éducation, des soins aux enfants ou des soins de santé. Les États-Unis, le Canada et la Grande-Bretagne sont réputés en faire partie. Ainsi, les différences marquées entre les deux premiers renvoient plus à l’absence (ou presque) d’État-providence aux États-Unis qu’à une “exception” canadienne.
  • [2]
    Keith G. Banting, “Choix politiques et solidarité sociale à l’heure de la mondialisation”, Options politiques, août 2004, p. 43.
  • [3]
    Pour une présentation détaillée et comparée des systèmes d’aide sociale, voir Pascale Dufour, Gérard Boismenu et Alain Noël, L’aide au conditionnel. La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord, Montréal, Bruxelles, PUM/PIE-Peter Lang, 2003.
  • [4]
    Alain Noël, “Vers un nouvel État-providence ? Enjeux démocratiques”, Politique et sociétés, n° 15, 1996, p. 3-27.En ligne
  • [5]
    Même si le Québec se distingue par la moins forte dégradation de la situation des personnes pauvres par rapport aux autres provinces canadiennes. Voir les publications du Conseil national de bien-être social.
  • [6]
    Voir Jane Jenson, “Against the Tide. Childcare in Quebec”, in Rianne Mahon et Michel Sonya (dir.), Child Care and Welfare State Restructuring : Challenges and Choices, New York, Routledge, 2002.
  • [7]
    Dans le cadre de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, par exemple, la loi-cadre adoptée au Québec est une initiative portée par une large coalition d’acteurs sociaux. Pascale Dufour, “L’adoption de la loi 112 au Québec : le produit d’une mobilisation ou une simple question de conjoncture politique ?”, Politique et sociétés, n° 23 (2-3), 2004.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.143.0032
Pour citer cet article
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