Antonine Maillet, Pierre Bleu, Léméac/Actes Sud, 2006. Il est membre du Haut Conseil de la francophonie depuis 1977
1En 1979, Antonine Maillet, en obtenant le Goncourt pour Pélagie-la-Charrette, offre au lecteur une vision captivante de sa terre de naissance. Aujourd’hui, Pierre Bleu s’alimente à la même source. Quand la petite Bigiane découvre, une nuit de Noël, au mitan du XIXe siècle, un géant bossu tout bleu, elle ne se doute pas que sa bosse est le réceptacle d’une mémoire dont le roman divulguera les épisodes. Étrange personnage ce Pierre Bleu, guérisseur, rebouteux, devin, magicien peut-être. Venant de nulle part, a-t-il été envoyé sur terre pour jauger les forces du bien et celles du mal ? La saveur de l’ouvrage tient à un amalgame, souvent pimenté d’humour, entre le merveilleux et l’évocation des faits et gestes de la vie au quotidien. Dans l’“en-haut”, l’Éternel et Satan se livrent à des joutes oratoires, les angelots roses et joufflus se chamaillent avec les jeunes démons. Mais le petit ange bleu, le seul de cette couleur (c’est un prématuré), descend sur terre pour tendre aux humains une main secourable. Les morts du cimetière de la Pointe-à-Jacquot s’en donnent à cœur joie de commenter les nouvelles du village. Ce village, c’est Grand-Petit-Havre, un hameau de rien du tout, même pas indiqué sur la “mappe”. Il sera devenu, un siècle plus tard, une cité importante, industrielle et commerçante, un port dont les quais accueillent les steamers. À côté de Pierre Bleu, le frère Michel est une des figures pivots de la saga. Tout d’une pièce, lui. C’est un militant, acharné à la défense du français et de l’Église catholique. Il ira jusqu’à Rome pour obtenir du Pape la reconnaissance de sa paroisse. Son énergie au service de la bonne cause ne va pas sans quelque mégalomanie : le clocher de son église, il le veut le plus haut pour faire pâlir de jalousie les autres villages. Et son monastère, le plus somptueux. Son prosélytisme ne recule pas devant la cruauté : il persuade la petite Bigiane qu’elle n’est pas faite pour un amour banal, qu’elle doit viser plus haut, continuer à redonner vie à ce pays meurtri et abandonné, où le souvenir du Grand Dérangement, la déportation opérée par les Anglais près de deux siècles auparavant, reste vivace. Elle ne décevra pas son mentor. On peut être acadienne et féministe par conscience que tout progrès social et culturel doit être assuré, à la base, par l’éducation des femmes. Elle fera essaimer, le long des côtes, des écoles de filles où l’on enseignera en français. Elle ne cessera de s’affronter à la congrégation anglophone des sœurs irlandaises. Le XXe siècle commence, la population du Grand-Petit-Havre ne cesse de croître. Des classes sociales se dessinent de plus en plus nettement, nantis contre déshérités. Les tumultes du siècle n’épargnent pas la cité : les deux guerres prélèvent leur tribut. À la Pointe-à-Jacquot, les occupants du cimetière doivent se serrer à cause de l’afflux des victimes de la grippe espagnole apportée par un marin d’outre-mer.
2On ferme le livre, les yeux pleins de couleurs et de paysages superbes, de visions inquiétantes. La baleine blanche qui s’avance, est-ce ou non le redoutable Léviathan ? Le navire en flammes à l’horizon, est-ce un fantasme ou la réalité ? L’esprit est habité par les embrouilles célestes et terrestres. L’avenir reste-t-il ouvert, les hommes maîtres de leur avenir ? Privés de leurs guides, toujours menacés par les puissances maléfiques, les Acadiens doivent continuer à veiller au futur.