CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Évelyne Baillergeau, en étudiant la création et le devenir de l’intervention sociale communautaire au Québec, et Christian Jetté, en y analysant la place du secteur associatif dans le système social, abordent tous deux, sous des angles différents, la même question. Comment l’État garant de l’allocation des ressources financières, les organismes privés à but non lucratif, essentiellement de gestion associative, les professionnels de l’intervention sociale et particulièrement ceux qui exercent le “métier d’organisateur communautaire” ont-ils fabriqué une sorte de compromis face aux nouveaux défis de la période contemporaine : crise du financement ou en tout cas attention plus grande à la rigueur des dépenses en matière sanitaire et sociale, nécessité de décentraliser ou de déconcentrer l’action sanitaire et sociale, impératif de responsabilisation des usagers et en même temps apparition de nouvelles formes d’exclusion sociale, liées à la mise à mal des communautés traditionnelles de travail et de vie dans les quartiers et génératrices d’un isolement que les formes d’assistance individuelle, héritées de l’action caritative de l’Église catholique, étaient en peine d’aider ?

2Plusieurs caractéristiques, intéressantes pour la réflexion française se dégagent de la confrontation de cette approche plutôt politiste avec une réflexion sur les pratiques.

3? Quelle forme institutionnelle, privée ou publique, étatique ou décentralisée, à but non lucratif ou plutôt orientée vers une gestion économe des deniers publics est-elle le mieux à même d’assurer une souplesse et une capacité d’évolution permettant aux intervenants sociaux de coller aux transformations des formes de socialité contemporaine ?

4Si C. Jetté penche plutôt vers la forme associative, meilleur garant d’une résistance à la bureaucratisation, d’un dialogue avec les régions, d’une participation des usagers, l’analyse de É. Baillergeau sur le développement conjoint, dans les structures publiques et dans les structures privées, de formes d’intervention communautaire montre que les deux savent utiliser de nouveaux modes d’intervention sociale, même si leur finalité n’est pas la même.

5? Deuxième question : l’intervention sociale communautaire est-elle du même ordre que tout le mouvement tendant à donner le pouvoir aux usagers, par diverses formes d’empowerment[1] ? Pour le dire autrement, est-on dans ces pratiques que C. Jetté rattache plutôt à la tradition du volontariat et É. Baillergeau à ce qu’on nomme “mouvements sociaux”, c’est-à-dire des pratiques visant à faire accéder les citoyens les plus démunis, collectivement, à plus de droits, plus de pouvoirs ? Est-on dans l’ordre du combat revendicatif ou a-t-on affaire à de nouvelles formes de vivre ensemble ?

6C’est là toute la question de la forme communautaire que ce type d’intervention tend à étayer et à développer. En effet, les communautés que cite É. Baillergeau, qu’elle nomme communautés d’appartenances diverses, ressortissent soit de communautés d’intérêts et d’identités individuelles, c’est-à-dire de communautés politiques, soit de communautés de vie. La communauté de territoire est plutôt de cet ordre.

7La différence entre les deux tient à l’objectif développé par ce type de pratiques : très clairement, le resurgissement des formes communautaires, que nombre de sociologues ont mis en exergue en France [2], s’inscrit dans un espace/temps qui n’est plus celui de la téléologie : le sens de l’action n’est pas reporté à un lendemain qui chante, mais il s’agit d’une action collective qui vise et s’épuise dans le présent [3]. En ce sens, la remarque de É. Baillergeau, montrant comment le Québec, au contraire de ce qui s’est passé pendant les années 1960-1970 en France, a développé des pratiques admettant le recours à un système de valeurs mais veillant à en garder conscience dans la mise en œuvre, va au-delà d’une simple opposition entre un pragmatisme anglo-saxon et une approche française plus idéologique.

8? Troisième question : celle de l’efficacité et de la productivité de l’intervention sociale. Dans les deux articles, on se rend compte que la grande peur des auteurs, reflétant sans doute celle des responsables associatifs comme celle des intervenants sociaux, serait d’être accusés d’être de mèche avec “ceux” – “les responsables d’État”, les bureaucrates, la mondialisation, le libéralisme… – qui diminueraient les budgets sociaux. Ici, l’adage selon lequel plus on dépense, plus on est social n’est pas vraiment discuté. L’assertion selon laquelle les responsables associatifs se défendent d’être un réservoir de ressources et de services de qualité à bon marché, et sont mieux formés à l’animation des ressources collectives, mais beaucoup moins à l’organisation de la réduction de ces dernières, n’est pas énoncée comme une critique, au contraire. Dans le même esprit, le fait de cibler les politiques sociales sur les plus démunis est considéré comme une régression sociale. Or il me semble que plutôt que de refuser de poser la question du coût, il vaudrait mieux l’aborder de manière globale et sur un temps long pour développer une politique de qualité.

9Ces articles ouvrent donc des débats qu’il est intéressant et urgent de mener, tant en Europe que dans le Nouveau Monde. Il ne faudrait cependant pas qu’une approche trop institutionnelle fasse confondre la réforme institutionnelle et l’évolution des pratiques. Il n’y a pas forcément de congruence entre association, forme non bureaucratique et approche collective de l’intervention sociale. De même que démocratie participative et développement social local ne se recoupent pas tout à fait.

10Ce qui diffère essentiellement, c’est l’inscription épistémologique des deux types d’intervention : l’intervention individuelle s’inscrit dans un mouvement d’émancipation des citoyens, par l’octroi de toujours plus de droits politiques et sociaux, l’intervention communautaire vise avant tout au renforcement de la communauté entendue comme un processus interactif et collectif.

11En ce sens, peu importe dans quel cadre institutionnel et statutaire se place l’intervention sociale communautaire, elle est de toute façon la plus adaptée à notre époque postmoderne.

Notes

  • [1]
    On emploie ici la notion d’empowerment en référence à la “conquête du pouvoir”, même si dans le cas de l’organisation communautaire, la dimension collective est toujours présente, au contraire de l’empowerment, qui peut être réduit à une dimension individuelle.
  • [2]
    Voir les travaux de Michel Maffesoli (Le temps des tribus, 1988, 4e éd., La Table ronde, 2006) et ceux du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien, dans lesquels on a mis en valeur ces regroupements divers, musicaux, “affectuels”, quotidiens, technologiques, qui n’ont plus rien à voir avec des mouvements sociaux, et encore moins avec des mouvements politiques.
  • [3]
    La confusion faite, en France, entre l’existence de liens communautaires divers à l’intérieur d’une même société et le communautarisme témoigne d’un contresens entre une organisation politique (les pouvoirs sont distribués en fonction de l’appartenance à telle ou telle communauté reconnue et instituée) et l’analyse sociologique : de plus en plus, les personnes se définissent par des appartenances multiples à des communautés diverses et d’ailleurs fluctuantes, des communautés de vie quotidienne.
Français

Résumé

Les analyses concernant l’évolution du travail social au Québec suggèrent à l’auteur trois questions relatives à la forme institutionnelle la mieux adaptée pour permettre aux intervenants sociaux d’être le plus proche des évolutions de la société ; à la place des usagers dans les différentes formes communautaires ; à la productivité de l’intervention sociale. Est abordée l’idée d’une césure éventuelle entre l’intervention qui vise à l’amélioration présente du vivre ensemble et celle qui se donne pour objectif une émancipation future.

Hélène Strohl
Inspectrice générale des Affaires sociales
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.143.0104
Pour citer cet article
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