1Dans un environnement qu’ils jugent dangereux pour leurs enfants et sans avoir les moyens réels d’en sortir, quelle stratégie les parents vont-ils adopter ? Une enquête fait apparaître trois types d’attitudes : le déni de certaines évidences, le contournement, notamment par rapport au choix de l’école, et enfin l’aveu d’impuissance avec l’envie de fuir, mais de quelle manière ? Et comment garder pour soi-même une image positive de parent ?
2Un des traits distinctifs de la composition démographique des “quartiers sensibles” est marqué par une forte proportion de personnes appartenant aux classes d’âge juvéniles. Selon l’enquête “Vie de quartier” conduite par l’INSEE en 2001, les familles nombreuses sont deux fois plus représentées dans les zones urbaines sensibles (ZUS) que sur l’ensemble du territoire métropolitain : 12,9 % contre 6,4 %. Cette importance de la population enfantine et juvénile dans les zones sensibles se retrouve à travers d’autres indicateurs. La grille des “violences urbaines”, mise au point par le commissaire Lucienne Bui-Trong, faisait clairement ressortir la part importante de la population jeune dans les quartiers qui étaient, de temps à autre, marqués par des émeutes [1]. En dehors de ce point commun, ces quartiers peuvent présenter de nombreuses différences les uns par rapport aux autres tant du point de vue de leur morphologie architecturale et de leur situation urbaine que de la sociologie de leurs habitants. Par ailleurs, il est bien évident qu’une forte présence de jeunes n’entraîne pas systématiquement des troubles de voisinage et des violences urbaines. Mais la fréquence des troubles perpétrés par des groupes de jeunes dans les quartiers sensibles et la médiatisation qui en est faite tend à amener les gens à associer la forte présence de ces classes d’âge dans ce type de quartiers avec un risque élevé de violences et de dérives diverses. En particulier, nombre de familles ressentent l’environnement social existant dans les zones urbaines sensibles comme une menace pour leurs enfants et témoignent souvent d’une crainte de voir l’influence de celui-ci s’immiscer dans le cadre familial, rendant leurs tâches éducatives plus difficiles.
3Certaines familles (voir encadré) préféreront supporter, pendant plusieurs années, un niveau de confort insuffisant, plutôt que de prendre le risque d’aller vivre dans un ensemble HLM où elles disposeraient d’un habitat plus adapté à leurs besoins mais devraient se confronter à une ambiance qu’elles jugent malsaine pour leurs enfants. Quant à celles qui vivent déjà dans ce type de quartier, on note qu’elles font souvent de gros efforts pour se protéger des risques qu’elles y perçoivent et resserrent les liens autour de leur espace intime. Comme l’exprime Cyprien Avenel : “Dans ces quartiers fortement stigmatisés, la famille est présentée comme le bien relationnel privilégié du bonheur intime et l’espace qui permet de résister au sentiment de vulnérabilité sociale. On s’y définit « positivement » comme une personne, alors que le quartier renvoie une image négative, étant donné sa mauvaise réputation” [2]. Les enfants apparaissent souvent comme les éléments les plus vulnérables à l’emprise du quartier et c’est pour les protéger que les habitants exaltent les valeurs familiales.
Les attitudes face au danger
4La familiarité acquise avec les habitants des zones urbaines sensibles au cours de plusieurs années de recherche nous amène à identifier chez les parents trois grands types d’attitudes face au danger que représente, à leurs yeux, l’influence du quartier pour le devenir de leurs enfants : le déni de certaines réalités, les stratégies préventives par divers moyens de contournement des inconvénients de la cité, et enfin l’aveu d’impuissance, souvent assorti d’un appel au secours.
5Le déni, qui n’est possible que tant que les enfants ne sont pas visiblement trop impliqués dans des problèmes de nuisance ou de délinquance, est une attitude qui vise avant tout à garder une image positive de soi-même en tant que parent et à défendre la réputation de la famille aux yeux de l’observateur externe. Quelquefois, le discours des parents semble contradictoire par rapport aux attitudes objectivement constatées de la part de leurs enfants. Cela les amène par exemple à nier l’implication de leurs enfants dans certaines dégradations constatées dans leur immeuble en en rejetant la responsabilité sur les enfants d’autres occupants ou, plus volontiers encore, sur des gens de l’extérieur. Ce qui n’est en rien une marque de cécité volontaire. Le déni est une manière de se protéger des conflits qui ne manqueraient pas de survenir au sein de la cellule familiale comme au sein de l’immeuble si les gens reconnaissaient la responsabilité de leurs enfants et de ceux des voisins. Le fait d’accuser des anonymes venus de l’extérieur d’être responsables des nuisances ou même des délits constatés dans l’immeuble où l’on vit est, à court terme, un moyen pratique de préserver la paix au sein des familles et du proche environnement. Une accusation portée contre un voisin amène souvent des représailles et les conflits de proximité s’installent. Il est donc plus sage, pour éviter ce genre de dérives, de considérer par exemple que les jeunes qui s’attroupent dans le hall de l’immeuble en jetant par terre mégots de cigarettes et canettes de bière et en faisant du bruit sont des gens de l’extérieur, voire même d’un autre quartier, plutôt que de dire que l’on a reconnu parmi eux plusieurs habitants de l’immeuble. Ne pas accuser les enfants du voisin que l’on a reconnus parmi les fauteurs de troubles, c’est aussi s’assurer que le voisin n’accusera pas en retour ses propres enfants que l’on soupçonne de faire partie des jeunes attroupés. Dans les grands immeubles, il n’est pas facile de maintenir des rapports de convivialité entre voisins et les stratégies dominantes sont plutôt des stratégies d’évitement. La neutralité des rapports de voisinage, souvent réduits à leur plus simple expression, celle du “bonjour, bonsoir” est la garantie d’une ambiance paisible, à défaut d’être sympathique. Les gens sont davantage prêts à supporter la nuisance des jeunes dans le hall d’entrée qu’à provoquer l’agressivité des proches voisins qui s’exprimerait au niveau du palier et toucherait des biens et des espaces plus intimes : boîte aux lettres, porte de l’appartement, voiture, etc.
6Il y a aussi, au niveau des familles tout au moins, un réflexe d’honneur. Reconnaître, devant autrui, la culpabilité de l’un des siens, c’est véritablement perdre la face. C’est accepter de se voir publiquement mis en cause dans sa fonction de parent. Cela conduit quelquefois à une négation si énorme de l’évidence de l’implication de ses enfants dans des actes répréhensibles que les parents qui agissent ainsi apparaissent comme des gens de très mauvaise foi, à la limite complices de leurs enfants. Les gardiens d’immeuble font, de temps à autre, l’expérience de cette relation difficile et irritante avec des locataires déterminés à nier parfois jusqu’à l’absurde l’implication de leurs enfants dans les dégradations constatées. En fait, ce déni n’est que rarement une expression de démission ou d’approbation tacite des comportements reprochés aux enfants. Il est parfois un simple réflexe d’honneur consistant à refuser d’avouer des carences éducatives devant des étrangers à la cellule familiale, ce qui n’empêche pas les gens de sanctionner ensuite leurs enfants pour les empêcher de recommencer. C’est le cas en général quand les enfants sont encore jeunes. C’est aussi parfois une attitude consistant à refuser de voir des problèmes sur lesquels on pense n’avoir désormais aucune prise, ce qui est le cas quand il s’agit d’adolescents déjà beaucoup plus liés à leurs groupes de pairs qu’à leur famille. C’est là que l’influence du quartier prend le pas sur l’autorité parentale.
Peurs et tactiques de contournement
7La question de l’école est très sensible pour les familles. Certaines cherchent à inscrire leurs enfants dans un établissement privé. D’autres s’efforcent d’obtenir une mutation dans un secteur où l’école publique a bonne réputation. En toutes circonstances, le quartier est présenté comme un handicap pour l’avenir des enfants et comme une difficulté supplémentaire dans les tâches éducatives parentales. C’est ce dont témoigne cette bribe de conversation extraite d’un entretien [3] réalisé auprès d’un ménage vivant dans un grand ensemble de la banlieue sud de Paris et qui regrette de ne pas avoir les moyens de le quitter : “Je me suis résigné à faire avec, c’est tout, terminé. Bon, si j’avais de l’argent, moi je sais ce que je devrais faire ! Bon, mais si je n’ai pas d’argent… – Vous aimeriez quitter le quartier, si vous aviez les moyens ? – Ah ben alors là, si j’ai les moyens ! Ah ouais ! Mais avec les enfants ! D’abord il faut élever les enfants, bon, on n’a pas le choix, on est obligé de les élever là-dedans. Là, maintenant, c’est un petit peu calme, mais il y a deux ans, c’était vraiment chaud, hein !”
8Le fait de devoir élever les enfants dans un tel quartier apparaît comme une injustice aux yeux de ce ménage. À la faveur de l’opération de renouveau urbain qui se déroule dans le secteur qu’ils habitent, ils espéraient être relogés dans un voisinage plus calme. Mais leurs faibles ressources ne les autorisent pas à demander une mutation vers un programme plus récent et, en principe, “mieux habité”. Il leur faut donc assumer leur responsabilité éducative dans un environnement qui leur semble dangereux pour leurs enfants.
9Les ménages dont les enfants sont encore petits anticipent sur les risques et les difficultés éducatives. Bien avant le confort du logement, l’implantation du quartier, les équipements qu’il offre, ce sont les préoccupations quant au devenir des enfants qui déterminent les projets de mobilité résidentielle. C’est ce qu’illustrent les propos suivants enregistrés auprès de locataires de zones urbaines sensibles en région Rhône-Alpes : “J’ai demandé à habiter au centre-ville, je ne voulais plus habiter dans la ZUP, c’était surtout pour ma fille. Elle, elle voulait rester là-bas mais je ne voulais pas qu’elle vive là-bas. Elle n’avait pas encore eu de problèmes mais ce n’est pas un environnement pour les enfants” ; “Ils m’ont proposé un appartement à côté mais j’ai demandé à sortir de la ZUP. […] On avait demandé à habiter à Lyon. On m’a proposé cet appartement et je l’ai pris. C’est les enfants aussi qui m’ont poussée à sortir de la ZUP. Je m’étais dit qu’ils ne feraient pas leur scolarité là-bas. Il y avait un problème d’environnement pour eux. Mon fils allait à la crèche et sortait déjà des gros mots. Dès la maternelle ça commençait.”
10Les préoccupations ne sont pas seulement liées à la scolarité mais aussi à l’éducation au sens le plus large. Les parents dont les propos sont rapportés ici appartiennent à des milieux populaires, souvent issus d’immigrations récentes. Ils ne formulent pas pour leurs enfants des projets de carrière impliquant, dès le plus jeune âge, le choix de la bonne école, comme on peut fréquemment l’observer dans le cas des ménages des classes moyennes [4]. Ils ne sont que rarement critiques envers les enseignants de l’école publique en laquelle ils ont souvent confiance. Ce qui les gène, ce sont les fréquentations que leurs enfants auront à l’école, qui sont souvent les mêmes que celles qu’ils peuvent avoir dans le quartier mais par rapport auxquelles ils ne peuvent que difficilement agir. Certains parents qui ont été eux-mêmes élèves dans les écoles de leur quartier disent en garder un bon souvenir mais ne reconnaissent plus l’ambiance qui y régnait “de leur temps”. Ils stigmatisent le changement de la population scolarisée plutôt que le fonctionnement même de l’école et le professionnalisme des enseignants. Selon eux, les enseignants sont toujours compétents mais ils ne peuvent pas faire grand-chose face à des enfants issus de vagues migratoires plus récentes ou surtout d’enfants de “cas sociaux”, pour lesquels les parents n’ont plus aucune velléité éducative. Quitter le quartier pour les enfants revient surtout à fuir un milieu susceptible d’influer négativement sur le comportement de ceux-ci plus qu’à chercher une école offrant de meilleures garanties de réussite. Cette volonté de partir dans l’intérêt des enfants s’exprime souvent très tôt, sans attendre qu’ils soient arrivés au niveau de l’école primaire.
11La peur est moins celle de l’échec scolaire que celle d’une perte de contrôle précoce sur les enfants. C’est ce qu’exprime une jeune mère déjà effarée de l’influence de l’environnement sur les attitudes de son fils qui a à peine 6 ans : “Maintenant, c’est mon fils qui a commencé à discuter comme un voyou, des trucs comme ça, le petit, hein ! Il a 6 ans… Ça commençait à parler violent, « Ouais, maman… » La dernière fois, je discutais avec lui, il a dit : « Euh, c’est ma vie, je fais comme je veux », des trucs comme ça ! Je ne sais pas où il a appris. Parce que, à l’école, ils en apprennent beaucoup hein, les copains, les copines et tout ça… Surtout, il y a des enfants dans cette cité qui parlent violent.”
12Ce n’est pas seulement le langage “violent” utilisé par ses enfants qui inquiète cette jeune mère, c’est aussi l’influence que peuvent avoir sur eux les scènes auxquelles ils assistent parfois dans la cité. “Donc, je discute chaque fois avec mes enfants parce que je vois que dans une cité comme ça, il y a des bagarres qu’ils voient souvent, souvent. Même la voiture qui a brûlé, ils demandent : « Maman, pourquoi ils ont fait ça ? Si quand je vais grandir, je fais brûler, je vais aller en prison ? » Je dis : « Non, il ne faut pas faire ça, après la police t’amène en prison ». Et lui, il dit : « Je m’en fous ».” À défaut de pouvoir quitter le quartier, elle envisage d’inscrire ses enfants dans une école privée pour les soustraire à l’influence directe des camarades de classe. La demande de mutation qu’elle a déposée auprès du bailleur se réfère à un souhait de se voir attribuer un appartement plus grand car elle attend un troisième enfant. Mais dans la réalité, c’est son désir de s’éloigner du quartier pour préserver ses enfants de l’influence malsaine de celui-ci qui guide sa demande. Elle voudrait aller dans un “autre quartier où il n’y a pas de voyous, pas des jeunes qui traînent”. Pour cela, elle se dit prête éventuellement à quitter la commune qu’elle habite, bien qu’elle apprécie beaucoup cette ville pour la politique sociale qu’elle mène.
13Dans d’autres quartiers populaires, on observe aussi des tactiques d’évitement de l’école par un recours à l’enseignement privé, même s’il faut pour cela faire des sacrifices financiers et consacrer du temps à accompagner les enfants à l’école. Ce sont les ménages qui disposent du meilleur capital social et relationnel qui parviennent à extraire leurs enfants du quartier, ce qui revient, en fin de compte, à y renforcer le poids des familles en grande difficulté.
14Certains parents en arrivent à prêter à leurs enfants une volonté de partir que, la plupart du temps, ces derniers n’ont pas. C’est le cas d’une famille qui vient d’obtenir un relogement dans un quartier de meilleure réputation et qui associe ses enfants à la satisfaction éprouvée à la perspective de départ : “Les enfants, en tout cas, étaient contents. Contents pour l’immeuble, déjà. Et le quartier aussi. Je ne vous dis pas comment ils cassent des voitures, là. Mes enfants, en tout cas, ils sont contents de déménager.”
15Interrogés séparément, les enfants ne se disent pas contents du tout de devoir partir. La perspective de s’éloigner de leurs copains du quartier et de changer d’école leur déplaît particulièrement. Les familles font parfois, après coup, le constat de difficultés encore plus grandes pour leurs enfants dans le nouvel environnement. Leurs stratégies de mobilité sont en fait peu réfléchies. Les gens qu’elles veulent fuir en quittant le quartier, les fréquentations qu’elles veulent éviter à leurs enfants en les inscrivant dans des écoles qu’elles imaginent meilleures appartiennent souvent à leur propre milieu social. En tentant de soustraire leurs enfants à l’emprise de l’environnement social du quartier sensible, les familles expriment surtout une volonté de ne pas leur transmettre leur propre condition. Cette condition, elles la jugent à travers l’image outrée qu’en renvoient certains voisins qui ont accumulé les difficultés au point de ne plus être à même d’exercer une quelconque autorité sur leurs enfants. Ceux-ci donnent l’exemple inquiétant de jeunes en perdition qui s’attroupent dans les escaliers, fument du cannabis, se battent entre bandes rivales, brûlent des voitures et sont parfois interpellés par la police. C’est parce qu’ils ont le sentiment que leurs enfants pourraient bien suivre le même chemin que certains parents stigmatisent ces voisins et tiennent à s’en distancier le plus possible. Ils le font par le discours d’abord, en tentant de se rassurer eux-mêmes sur leurs propres capacités éducatives, en cherchant à donner aux yeux de l’observateur externe l’image de gens responsables dont les enfants sont “tenus” et ne fréquentent pas les “voyous”. Ils le font aussi à travers les stratégies d’évitement des écoles et des lieux publics de mauvaise réputation. Pour beaucoup, l’idéal serait de quitter le quartier.
Sentiment d’impuissance et désir de fuite
16Fuir la cité, tel est le projet de ceux qui ne se sentent plus à même de limiter les dégâts en aménageant autant que faire se peut leur existence au sein du quartier, de manière à soustraire le plus possible leurs enfants à l’influence de fréquentations qu’ils jugent dangereuses pour eux. Ces parents-là ne peuvent plus être dans le déni vis-à-vis de l’évolution négative de leurs enfants. Ils ont été confrontés à une mise en cause publique du comportement de ceux-ci, en particulier à la suite d’interventions policières à leur propre domicile. Il leur est difficile d’éviter un sentiment d’échec en termes d’éducation et ils expriment surtout une certaine impuissance à agir sur le devenir de leurs enfants. Cette impuissance est liée, selon eux, au fait que le quartier s’immisce entre eux et leurs enfants, et rend inefficaces tous leurs discours et toutes leurs pratiques éducatives pour orienter les comportements de leurs enfants dans le sens qu’ils souhaiteraient.
17Une mère de neuf enfants vivant dans une cité de la banlieue parisienne et qui a vu déjà un de ses fils aller en prison exprime bien le désarroi de nombreux parents qui ne sont pourtant pas dans des logiques irresponsables ou démissionnaires. La hantise principale de cette femme est que ses enfants sombrent dans la délinquance sous l’influence du quartier. Elle est à la fois effrayée par ce qu’elle voit autour d’elle (ou encore plus par ce qu’elle entend car les rumeurs amplifient souvent la gravité des délits) et démunie face à cela : “Moi, je fais tout mon possible pour eux, je ne vais pas pour jeter mes enfants dehors, et eux ils font n’importe quoi. […] Maintenant, les enfants, les bêtises qu’ils font, attaquer les vieux, ils volent… Il y a beaucoup, beaucoup de problèmes là… Moi, je ne veux pas ces problèmes. Moi, je ne veux pas que mes enfants ils fassent ça.”
18Les parents sont des musulmans très pratiquants. Le père fréquente assidûment la mosquée du quartier, la mère porte un voile mais elle constate que le recours à la religion n’a pas beaucoup d’impact sur le comportement des enfants. Ses enfants ne se rendent pas à la mosquée et ne fréquentent pas les gens qui y vont. Leur comportement heurte ses convictions religieuses et elle reste traumatisée par une arrivée de la police chez elle pour arrêter un des fils accusé d’avoir commis des délits dans le quartier. Elle pense qu’il faut quitter la cité. Elle a demandé à déménager mais ses enfants ne veulent pas. Elle veut surtout éloigner ses grands garçons des copains qui exercent une influence malsaine sur eux. Au fur et à mesure que les enfants grandissent, elle constate qu’elle ne peut plus leur imposer de rester à la maison. “Avant, tous les enfants étaient petits, c’est pour ça que je n’ai pas fait de différence. Maintenant, c’est difficile. Même si moi je dis : « Tu ne sors pas », le copain il dit : « Tu sors. » Je ne ferme pas la porte parce qu’il y a tout pour sortir. Il y a toutes les portes pour sortir, les fenêtres… Il sort par là, par là… Il y a tout pour sortir !”
19Le logement occupé par cette famille étant situé en rez-de-jardin, les enfants ne se gênent pas pour sortir et entrer par les portes-fenêtres donnant sur le jardin. Il arrive souvent que les aînés ne rentrent pas de la nuit. L’aspect “passoire” du logement renforce le sentiment d’impuissance de la mère. Symboliquement, cela renvoie à l’absence totale d’emprise sur les enfants et à l’intrusion perpétuelle de l’influence du quartier dans l’espace familial. La mère se sent, de surcroît, isolée dans ses tentatives d’imposer des limites aux enfants, dans la mesure où son mari, fervent musulman, consacre la plupart de son temps à des dévotions et à des activités associatives au détriment de sa présence à la maison. Dans le cas précis de cette famille, la religion n’est en rien un recours efficace permettant d’asseoir une autorité parentale défaillante. Quant à l’isolement de la mère dans son action éducative, c’est aussi une donnée fréquente dans ce type de quartier où il y a une proportion souvent élevée de familles monoparentales et où les hommes, plus souvent absents de la maison, sont moins conscients des enjeux que représente l’environnement pour le devenir des enfants.
20La fuite du quartier apparaît comme la seule possibilité d’échapper à son influence. Mais ce n’est pas seulement la cité que la famille veut fuir, c’est l’univers HLM dans son ensemble, perçu aujourd’hui comme un lieu de concentration systématique de difficultés sociales de tous ordres.
21La mère de famille mentionnée ici associe, quant à elle, les quartiers HLM à une concentration de populations immigrées qui lui paraît être la principale source des problèmes : “Quand on met seulement les Arabes et les Noirs, c’est là que ça ne va plus.” Elle-même est venue à l’âge de 17 ans du Maroc avec ses parents. Ils ont vécu dans un environnement où il y avait peu d’immigrés. Elle associe cet environnement à dominante française à la réussite qu’ont connue ses frères et sœurs : “Quand je suis venue du Maroc à V… avec mes frères et sœurs, il n’y avait que nous comme Arabes et une famille kabyle. Tous les autres étaient français, et mes frères s’en sont bien sortis.”
22Impuissante devant l’évolution de ses enfants, elle ne voit plus que le départ de la cité pour les mettre à l’abri des mauvaises influences. Elle se dit prête à faire des sacrifices, à aller dans le privé ou à acheter. Elle dit avoir déposé un dossier à la mairie pour louer un pavillon en dehors du quartier. Le pavillon, parce qu’il est isolé, séparé symboliquement des habitations alentours et parce qu’il est le logement emblématique des ménages en ascension sociale, apparaît comme le cadre propice pour protéger ses enfants des influences qui pourraient contrarier le projet éducatif parental.
23Le “quartier sensible” reste perçu par nombre de ses habitants comme un lieu de relégation qui enferme les familles dans une spirale descendante pour des générations. Initialement, ce type de quartier était, au contraire, considéré comme un point de départ dans une stratégie de mobilité résidentielle positive. Il offrait un encadrement propice à une bonne éducation des enfants, en raison de la présence d’équipements destinés à la jeunesse. La forte présence des classes d’âge enfantines et juvéniles était la garantie de rapports de convivialité entre les jeunes et les familles. Il est vrai qu’il était d’autant plus apprécié que la plupart des habitants espéraient logiquement pouvoir en sortir et vivaient leur présence dans de tels lieux comme une étape dans une trajectoire résidentielle censée traduire l’amélioration de leur condition sociale. Cette étape laissait d’ailleurs de bons souvenirs, voire des regrets par rapport à la convivialité de voisinage qu’on y avait connue et qui ne se retrouvait que rarement dans l’habitat pavillonnaire ou dans les quartiers résidentiels.
24La précarisation économique, les transformations de la famille, la perte de crédibilité de l’école comme facteur de promotion sociale et professionnelle et toutes les conséquences de ce que l’on continue d’appeler “la crise” ont transformé ces mêmes quartiers en caisses de résonance de toutes les difficultés extérieures. Les familles qui y vivent tentent, avec plus ou moins de succès, de se protéger de toutes ces résonances et de garder ainsi l’espoir d’une vie meilleure pour les jeunes générations.
Notes
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[1]
L. Bui-Trong, “L’insécurité des quartiers sensibles : une échelle d’évaluation”, Les cahiers de la sécurité intérieure, n° 14, 1993, p. 235-247.
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[2]
C. Avenel, “La famille ambivalente dans la ville inégale, les statuts du lien familial dans les « quartiers sensibles »”, Informations sociales, n° 130, mars 2006, p. 120-127. En ligne
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[3]
La plupart des références concrètes mentionnées dans cet article proviennent d’une recherche effectuée en 2004-2005, à la demande de l’Union sociale pour l’habitat, sur le vécu de la mobilité imposée aux habitants de certains quartiers faisant l’objet d’opérations de renouveau urbain. Même si cette recherche ne visait pas explicitement à analyser les craintes des familles quant à l’influence de l’ambiance du quartier sur les enfants, ce thème est ressorti très souvent dans les entretiens.
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[4]
Voir à ce sujet Agnès van Zanten, “Lieu d’habitation et offre scolaire, une enquête dans l’Ouest parisien”, Informations sociales, n° 123, mai 2005, p. 66-73. En ligne