CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La prévention est une notion à géométrie variable, à laquelle il est fait appel tant pour lutter contre la délinquance juvénile que pour protéger l’enfance en danger. Protectrices et/ou répressives, les logiques divergentes qu’elle semble actuellement adopter ont pourtant comme point commun de réaménager le registre de la surveillance/sanction. En outre, ses usages variés au cours du temps montrent qu’elle recèle de nombreux implicites qui ne facilitent pas la compréhension des enjeux politiques.

2La notion de prévention jouit, depuis plusieurs siècles, d’une respectabilité infaillible que ses usages variés et ses retournements sémantiques ne parviennent ni à ternir, ni à réduire, ni à diluer. Elle tend, au contraire, à être utilisée au gré des idéologies politiques comme une véritable notion-phare dans la définition de l’action publique. Depuis une dizaine d’années, les justifications préventives alimentent les orientations sécuritaires, pénales et répressives avec une efficacité rhétorique comparable à celles qui avaient participé au développement des politiques sanitaires et sociales au cours du XXe siècle. On peut donc se questionner sur la nature polymorphe de la prévention, sa perméabilité, sa malléabilité, autant dire sur le crédit à lui accorder.

3En ce qui concerne le traitement des problèmes sociaux soulevés par les jeunes et les enfants, les débats actuels font apparaître une opposition entre une prévention sociale qui, en France, est devenue une tradition d’intervention et une prévention répressive nouvellement installée. Cette dernière option vise à bannir toute “tolérance” à l’égard de ceux qui sont désignés comme étant les auteurs des troubles de l’ordre public (familles irresponsables ou défaillantes, mineurs dangereux). De ce fait, la recherche compréhensive des causes, sociales ou psychologiques, des désordres n’est plus une priorité ; il s’agit avant tout de surveiller, de rectifier les comportements déviants et de sanctionner les fautes, en intervenant le plus rapidement possible. Une telle orientation suscite bien évidemment l’hostilité des défenseurs de la prévention sociale [1] et le malaise de ceux qui agissent spécifiquement dans ce sens. Au-delà de la confrontation entre prévention sociale et prévention répressive, le propos qui suit voudrait réamorcer une réflexion critique sur la notion de prévention et sur les politiques préventives, au vu des réformes actuelles.

Délinquance juvénile et enfance en danger : des préventions convergentes

4Malgré leurs différences de cible et de terreau politique, les deux lois promulguées simultanément le 22 février dernier présentent des similitudes. La prévention y occupe une place importante, au point d’être affichée dans l’intitulé de la première et d’être annoncée comme un élément essentiel dans le texte de la seconde. Dans l’ensemble, les arguments préventifs s’y établissent sur un supposé constat d’échec des dispositifs médicaux, sociaux et judiciaires, sans qu’aucun questionnement ne soit élaboré concernant le rapport entre les difficultés croissantes des populations et les moyens financiers et techniques accordés aux actions sociales et éducatives.

5La panique morale qui s’est cristallisée, à grands renforts médiatiques, autour de la montée de la délinquance juvénile, des violences ou des négligences faites aux enfants relève d’une seule et même logique : sensibiliser l’opinion en jetant des discrédits sur les appareils de régulation existants. Ceux-ci sont considérés comme trop coûteux et inefficaces dans un contexte où la restriction des dépenses publiques est devenue l’un des fers de lance de la politique économique. Dès lors, le recadrage préventif sert à imposer des réformes afin de remédier aux défauts dénoncés : grande confusion résultant de la multiplicité des dispositifs et abus de confiance à l’égard des associations déléguées et des professionnels mandatés par les autorités publiques.

6C’est en effet, selon Jacques-Alain Bénisti, au motif de l’absence d’efficacité des traitements des “problèmes de fond” que, parallèlement à l’accélération et au durcissement des sanctions pénales, la prévention doit se redéployer. Cette forme de prévention consiste à renforcer les échanges entre les différents acteurs qui entourent les jeunes ainsi qu’à responsabiliser les adultes, et en particulier les pères et mères de famille, dont le soutien et le contrôle par les différents intervenants doit opérer dans la proximité au plan communal [2].

7Le texte sur la protection de l’enfance soutenu par Philippe Bas [3], conçu pourtant séparément du premier, y fait écho par une dimension préventive qui se veut essentiellement pragmatique. Même si certains concepteurs de ce texte tiennent à le démarquer du premier, sa faible portée symbolique sur le plan de la protection le rend, dans l’ensemble, docile au régime de la dyade surveillance/sanction. Le réagencement souhaité au plan départemental vise en effet une réorganisation de la procédure de signalement et un partage plus systématique des informations entre tous les intervenants. Cette préconisation provient donc, elle aussi, d’une suspicion de défaillance de la coordination entre les dispositifs concernés. S’y manifeste, de surcroît, un fort investissement sur les parents, au nom de leurs droits et de leurs responsabilités, ce qui n’a pas toujours été le cas dans les textes législatifs antérieurs. Dans ce projet, le droit des enfants à être protégés est en effet d’emblée référé à l’idée que la famille est la cellule de base de l’ordre social et non pas seulement le cadre matériel et affectif de la socialisation de l’enfant (vu comme individu, futur citoyen). Dans cet esprit, l’enfant appartient avant tout à sa famille que les pouvoirs publics doivent, au besoin, seconder, ce qui rend sa protection complexe et ambiguë. Dans cette faille se logent les intentions préventives affichées par le département : dispositifs de proximité reposant sur le volontariat des parents, accord contractualisé à la mesure envisagée ; ces dispositions mettent au premier plan une dialectique entre élus et parents qui occulte quelque peu l’enfant en danger.

8En réalité, ces deux appels à la prévention visent à renforcer les formes de surveillance tout en les modifiant de façon à les rendre plus précoces, plus diffuses, plus mobiles et plus réactives. Les pouvoirs de régulation civile sont désormais davantage aux mains des élus que des professionnels, dont le rôle tend à se réduire à celui de technicien de la paix des territoires et des familles au motif de la “tranquillité publique”. En l’espèce, ce double mouvement a pour effet de modifier le rôle de la justice. L’idée, jusque-là prévalente, d’une justice sociale destinée à protéger les enfants en danger, à restructurer l’autorité parentale et à réhabiliter les jeunes délinquants semble désormais plus que jamais vacillante.

9À la lumière des deux textes législatifs annoncés, on perçoit que la dynamique préventive va bien au-delà de la simple manifestation d’idéaux politiques : elle sert à prédéfinir de nouveaux contours de l’action publique sans que les enjeux juridiques, comme ici le rapport des citoyens à la justice, en aient été préalablement discutés. Dès lors, comment expliquer la force de cette notion ? Quels sont ses modes opératoires ?

Les ressorts de la dynamique préventive : éclairages

10Le détour par l’étymologie est significatif. Le terme de prévention, dont l’émergence date approximativement de la Renaissance française, tient ses quartiers de noblesse de son enracinement dans les cultures anciennes, grecque et romaine, et de son double parrainage, médical et judiciaire. Issu de ces mondes d’experts, sa légitimité grandira avec la leur et s’établira de façon endémique dans la pensée républicaine. Au plan judiciaire, il signifie “citer en justice”, “avertissement”, “mise en accusation”, d’où les extensions de “prévenu” et de “détention préventive”. Il porte donc en lui l’imminence de la sanction individualisée par rapport à la faute éventuellement commise, la défense de la société vis-à-vis des présumés coupables. Sur le plan médical, il est généralement référé aux “mesures de précaution” d’abord face au risque des maladies, puis, plus largement, de la vie en société dont une forte composante réside dans la gestion des accidents liés au progrès. Ici, l’usage de la notion s’est conjugué, d’une part, avec l’idée de “prévoyance collective”, d’où découlent la plupart des dispositifs d’assistance, de redistribution et d’action sociales et, d’autre part, à “l’économie des cures et des traitements”. Enfin, son voisinage avec la notion théologique de “prévenance” (aller au-devant de la personne, anticiper ses désirs, ses besoins) peut servir à l’habiller d’une moralité vertueuse fondée sur le service à la personne (modèle canadien).

11Selon ces racines étymologiques, les ingrédients sémantiques de la prévention recéleraient donc plusieurs logiques : celle du maintien de l’ordre par surveillance accusatoire individualisée ; celle d’une émancipation collective correspondant au profit social du progrès ; celle d’une offre bienveillante de service à la personne. Identité triple aux faces éventuellement opposables, mais aussi perméabilité du signifiant, variété et variation historique des signifiés, la latitude sémantique du terme est vaste…

12À partir des années 1970, les sociologues n’ont pas manqué de relever les ambiguïtés de la notion. Michel Foucault [4] montre comment l’armement préventif cherche à devancer l’esprit malin, fomenteur de crimes et de maladies. Opérant en amont de la manifestation du problème, il génère des formes de surveillance, de contrôle et de réglementation qui s’infiltrent dans les domaines de la vie collective. Pour Jeannine Verdes-Leroux [5], dont le propos sur le travail social est d’inspiration marxiste, la prévention apparaît comme l’instrument d’une classe dominante qui y trouve les moyens de renouveler ses organes de contrôle, alors que l’interprétation libérale de François Ewald [6] la situe (en temps d’État-providence) comme un facteur de déresponsabilisation des individus. Enfin, selon la vision solidariste de Robert Castel [7], elle est une stratégie complémentaire à la répression répondant à un objectif de maintien de l’ordre et de planification sociale fondée sur des représentations collectives du danger. Dans le domaine du travail social, l’institutionnalisation de la prévention spécialisée a été pour Pierre Lascoumes [8] le signe d’une contradiction politique interne : il fallait désormais instituer des pratiques plus compréhensives envers les déviants, alors nommés “inadaptés” et “marginaux”, tout en poursuivant le même but d’insertion et de normalisation sociales. Soulignons, enfin, les critiques d’Antoinette Chauvenet [9] à propos de la prévention qu’elle qualifie de “trompe-l’œil idéologique”, lorsqu’elle examine les pratiques de partenariat des professionnels de la santé et du travail social chargés de la protection de l’enfance, dans une commune de banlieue, juste après la décentralisation. Autrement dit, à trop vouloir huiler le partenariat, on risque d’en oublier les valeurs qui fondent les interventions spécifiques.

13Dynamique opératoire multiforme et multifonctionnelle, la prévention est, par nature, spéculative et, au mieux, probabiliste. Il n’y a donc pas de signification stable de ce qu’elle serait. Il n’y a que des conceptions politiques soutenues par des savoirs et/ou des croyances de spécialistes dont la reconnaissance par les pouvoirs publics est conditionnée par les représentations des problèmes sociaux et leur évolution.

Comment comprendre les préventions en protection de l’enfance ?

14Lorsqu’on examine la construction du dispositif de protection de l’enfance et de la jeunesse, on constate que les principales lois ont été façonnées sur des bases préventives. Pourquoi ? En France, comme dans d’autres démocraties occidentales, l’une des principales tensions politiques est le rapport que les autorités publiques et les institutions entretiennent avec la famille d’une part et avec l’enfant de l’autre. En effet, les premiers républicains n’ont pas manqué de soulever cette question : à qui appartient l’enfant ? Et de répondre, s’agissant d’instituer l’école obligatoire : l’enfant n’appartient à personne, ni à l’État, ni aux Églises, ni à sa famille, mais tous doivent se conformer aux droits qu’il a d’être instruit, éduqué et protégé. Cette conception qui s’est largement institutionnalisée s’oppose bien évidemment à la défense de la famille, qui s’est, elle aussi, particulièrement développée en France, aux plans militant et politique [10]. Elle est également mise en cause par les interprétations supranationales des droits de l’enfant qui, depuis les années 1990, ramènent la famille au premier plan. À cette confrontation de principes s’ajoutent les tensions liées aux façons de gouverner le social, entre welfare et sécurité civile, dans des contextes économiques de prospérité, de restriction ou de libéralisation [11]. Pour gouverner parmi toutes ces logiques opposables, la prévention est un outil politique efficace. On montrera, à grands traits, comment les orientations préventives ont déterminé l’évolution de l’assistance à l’enfance (aujourd’hui Aide sociale à l’enfance – ASE – départementale), puis celle de la justice des enfants et des adolescents, avant d’évoquer les inconforts actuels des services de prévention spécialisée.

L’ASE : de la prévention du péril démographique à la prévention de la maltraitance

15La prévention de la dépopulation est à l’origine du service des enfants assistés au sein de l’assistance publique. La sollicitude de l’État envers les enfants sans famille est alors conçue comme une “dette sacrée” que la société doit honorer envers les individus les plus vulnérables, selon un principe issu de la Révolution. Avec les “tours” (1811), puis les bureaux ouverts destinés à réguler les abandons (1860), le placement nourricier de l’assistance publique se développe au point d’engendrer des effets pervers. Plusieurs lois (1874, 1904) vont renforcer les dispositifs de l’assistance à l’enfance non seulement pour prévenir les dégâts de “l’industrie nourricière” et, plus largement, la mortalité infantile, mais aussi pour éviter que les parents en difficulté ne se séparent de leurs enfants. D’une façon générale, la maîtrise des flux d’enfants et des dépenses afférentes est une préoccupation récurrente de l’assistance. La succession des mesures préventives sert alors autant à réguler les comportements des populations qu’à corriger les dérives du système en expansion.

16Autre charge qui alimentera une concurrence avec l’appareil judiciaire et dont la régulation opérera par mesures préventives : la garde des enfants maltraités et moralement abandonnés (loi de 1889), confiés à l’assistance par décision de justice. L’effectif de cette nouvelle catégorie augmentera constamment, surtout après l’instauration du tribunal pour enfants en 1912, avec les décrets-lois de 1935 et l’ordonnance de 1958 sur l’assistance éducative. Conséquence cruciale : de cette répartition des pouvoirs et des charges entre l’assistance à l’enfance et le tribunal pour enfants est né un contentieux, jamais résolu.

17Après la Seconde Guerre mondiale, avec l’éloignement du péril démographique, c’est vers l’enfant dans sa famille que s’orientent très progressivement les politiques de l’aide sociale à l’enfance, dans le cadre de politiques sanitaires sectorisées où l’influence de la psychologie et de la psychanalyse prend de plus en plus d’importance. Dans les années 1970, trois types de préoccupations se combinent pour engendrer une nouvelle ligne de préventions. L’attention portée sur le bien-être psychique de l’enfant vu comme dépendant de la qualité du lien mère-enfant, la prise de conscience des coûts de l’ASE dans le cadre des Plans et la critique des pratiques d’enfermement allaient engendrer une prévention des placements en internat, un engouement pour les pratiques d’Action éducative en milieu ouvert (AEMO) et pour la prévention précoce. Entre le rapport Dupont-Fauville (1972) et le rapport Bianco-Lamy (1980), un pas de plus est franchi : la maîtrise des coûts de l’aide sociale, impulsée par la politique de Rationalisation des choix budgétaires (RCB), va de pair avec une meilleure prise en compte des droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de l’enfance (d’où les lois de 1984 et 1985).

18Décentralisée en 1986, l’ASE départementale voit ses missions s’élargir avec la loi Dorlhac de 1989 qui veut réorganiser autant que moderniser les modes de dépistage et de signalement. L’intention législative porte sur la prévention des mauvais traitements, alors que les missions de l’ASE étaient jusqu’alors dévolues aux familles et aux enfants en difficulté ainsi qu’aux enfants confiés par la justice. On devine, à ce stade, comment l’apparition de cette catégorie spécifique au motif de sa prévention commence à redessiner les contours de l’action publique départementale en mordant sur les prérogatives de la justice, dont l’objet est l’enfance en danger (mauvais traitements inclus), selon l’article 375 du Code civil. Il faut également comprendre que la mise en exergue de l’enfant maltraité est corollaire à celle du parent responsable ainsi qu’à la restriction des dépenses de l’action sociale. Ce mouvement opère au détriment d’une action publique pleinement dirigée vers l’enfant, quels que soient ses liens avec sa famille. La référence d’action qui devient prédominante, dès lors et jusqu’à aujourd’hui, est la suivante : la protection de la personne de l’enfant se réduit à la maltraitance ou aux abus sexuels ; pour le reste (négligences, défaillances éducatives, relations perverties), les parents demeurent acteurs et responsables, sauf en cas de désaccord avec l’autorité publique départementale, auquel cas il est fait appel à la justice. Une telle option soulève, bien évidemment, de nombreux problèmes cliniques et juridiques. Plus que des outils, dépistages et signalements deviennent des enjeux de réorganisation et de maîtrise des flux par les départements. Une telle prévention déstabilise, de fait, le rôle de protection et de réhabilitation joué, jusqu’à maintenant, par le tribunal pour enfants et adolescents et par la protection judiciaire de la jeunesse.

La justice des mineurs : d’une vocation sociale aux impératifs de sécurité publique

19Dans l’histoire des interventions judiciaires, la dynamique préventive s’avère éminemment active pour définir la façon dont le mineur sera puni et/ou protégé. Au début du XIXe siècle, l’inflexion préventive émane essentiellement du pénal, l’enfant du Code civil étant encore massivement soumis à la puissance paternelle. L’intention de prévenir la récidive des crimes et des délits engendre toute une série d’initiatives dénotant une prise en compte du statut particulier du mineur délinquant : quartiers spéciaux dans les prisons, établissements correctionnels et pénitentiaires spécifiques, puis législation appropriée en 1850. Ces réponses aux problèmes posés par les mineurs coupables sont mises en œuvre par des philanthropes qui prônent une rééducation par le travail et par la discipline [12]. Après avoir été saluées, ces solutions sont critiquées pour leurs méthodes trop rudes et leur inefficacité en termes de réhabilitation sociale des individus. Des formules plus souples (patronages ouverts, formes précurseurs de liberté surveillée, placement en apprentissage), inventées au tournant du siècle dernier, vont participer à la construction de nouvelles représentations de l’enfance à problèmes. À côté de la figure de l’enfant coupable apparaît celle de l’enfant victime (moralement abandonné, maltraité). L’enfant en danger moral (enfant errant, chapardeur) fait alors la jonction entre enfant coupable et enfant victime pour étayer un nouveau raisonnement préventif fondé sur l’idée que tous ces enfants ont souffert de mauvaises conditions d’éducation et qu’ils doivent être protégés, surveillés et redressés aussi tôt que possible afin qu’ils ne sombrent pas dans la délinquance. Ce qui donne lieu à une série de mesures destinées à dépénaliser la délinquance juvénile et à renforcer la surveillance de l’éducation. Imposée aux familles par les lois de 1889 (déchéance de la puissance paternelle) et 1898 (répression des crimes commis sur les enfants), la protection de l’enfant par l’État, via la justice, évolue ensuite selon une double modalité préventive qui se veut sociale. Éviter que les parents soient déchus de leurs droits en intervenant avant la dégradation totale des comportements familiaux et éviter que les enfants mal éduqués aboutissent en prison en améliorant leur socialisation : ces deux préventions sont à l’origine du développement des technicités socio-éducatives et des spécialisations de la pédopsychiatrie et de l’appareil judiciaire. On en trouve des expressions dans les exposés des motifs des décrets-lois d’octobre 1935, des ordonnances de février 1945, de septembre 1945 et de décembre 1958.

20La réforme de l’autorité parentale, en 1970, met ensuite l’accent sur la prévention de la rupture du lien parent/enfant. Les magistrats spécialisés sont en effet incités à toujours s’efforcer de recueillir l’adhésion des parents à la mesure envisagée et de maintenir autant que possible l’enfant dans son milieu naturel. Cette prévention est significative d’une familialisation de la protection de l’enfance jusque-là sans précédent. Imputable à une combinaison de facteurs sociopolitiques et démographiques, ce “néo-familialisme” aura de fortes conséquences sur les orientations des institutions établies de ce secteur [13]. Sous l’effet d’un libéralisme économique qui réduit la marge d’intervention de l’État, le renforcement des responsabilités parentales aura, par la suite, comme corollaire la dissociation des catégories “enfance en danger”/“enfance délinquante”, dont la liaison préalable justifiait la gradualité des mesures judiciaires socio-éducatives. Sont alors mises en exergue, d’un côté, l’enfance maltraitée, et de l’autre, la délinquance juvénile [14]. D’après les dernières législations, un nouveau registre de préventions est désormais dévolu aux instances politico-administratives (départements, communes). Celles-ci doivent assurer des missions de surveillance et de rappel à l’ordre des parents et des jeunes fautifs, tandis que la justice interviendra davantage par des sanctions civiles et pénales lorsque le lien parent/enfant s’avérera irrémédiablement pernicieux. Dans cet ordre d’idées, le dépistage et la protection des enfants signalés en danger, ou en risque, sont placés au service d’une prévention répressive de la délinquance juvénile. On peut déjà en mesurer les effets dans l’ensemble des services concernés par la protection de l’enfance et notamment en prévention spécialisée.

La prévention spécialisée entre les feux

21Officiellement reconnue en 1972, la prévention spécialisée est, en matière de traitement des problèmes de la jeunesse, le dernier produit d’un État social encore prospère. Portée, à l’origine, par trois ministères, la Justice, la Santé et la Jeunesse et Sports, cette nouvelle mobilisation préventive se forge à partir d’une mosaïque d’expériences préexistantes sur le modèle des clubs de quartiers anglo-saxons [15]. Elle tire sa légitimité d’une critique de la rigidité des dispositifs existants, notamment de l’internat et de l’AEMO. Elle reste tout de même très proche de la prévention administrative au côté de laquelle elle sera rangée, d’abord au titre du décret de janvier 1959, puis de la loi particulière de janvier 1986 relative à la décentralisation de l’ASE dans les départements. Le recours à la sociologie urbaine s’avère déterminant dans la construction identitaire de la prévention spécialisée, dont le “territoire” et le “milieu” deviennent les principales références d’action pour traquer ce qu’on appelle alors des “phénomènes d’inadaptation ou de marginalisation juvéniles”, les représentations étant, à ce moment-là, conditionnées par la médiatisation des “blousons noirs”. Les causes de ces phénomènes sont imputées, non pas aux familles, mais à toute la communauté sociale qui, selon la conception de l’époque, génère ses propres dysfonctionnements. La jeunesse en danger moral est ainsi rebaptisée pour faire valoir une façon sociale et humaniste de rétablir les équilibres sociaux et, ce faisant, d’enrayer la délinquance, ce dernier terme étant d’ailleurs peu employé dans les textes officiels [16]. La spécialité de cette prévention éducative repose sur trois principes fondamentaux : la libre adhésion du jeune, son anonymat et la construction d’une relation de confiance. Ses outils sont l’équipe “de rue” et le local de quartier. Son action doit être complémentaire à celle des organismes de prévention dite “naturelle” : les mouvements de jeunesse, les associations sportives, les patronages, les MJC, etc. ; elle doit également être interactive avec les autres services d’aide sociale et d’insertion.

22Pendant plusieurs décennies, la culture de la prévention spécialisée se démarque du champ institutionnel de la protection de l’enfance auquel elle appartient pourtant. Cette singularité revendiquée ne gêne pas son développement, malgré des vicissitudes liées à la décentralisation. Au contraire, son implantation territorialisée offre des compatibilités avec les nouveaux référentiels de l’action sociale : l’insertion, les politiques de la ville, l’intervention de proximité, le partenariat. Les éducateurs de rue se trouvent, d’ailleurs plus rapidement que d’autres services éducatifs, happés par le déferlement des logiques sécuritaires, à travers les conseils départementaux et communaux de la délinquance (1982), les diagnostics locaux de sécurité (1988), les contrats locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (2002) et, de surcroît, les cellules de veille éducative pour la prévention des ruptures scolaires (2001). Par ailleurs, ils n’échappent pas aux pressions exercées par les départements qui exigent une meilleure visibilité des actions menées mais dont les critères d’évaluation sont souvent antinomiques avec leurs principes d’action. Dans un climat politique où les comportements antisociaux des jeunes ne sont pas considérés comme des signes de désarroi mais seulement comme des troubles de l’ordre public, la prévention spécialisée risque, plus que jamais, de voir ses valeurs rongées par les politiques de prévention de la délinquance [17]. On voit ici comment un modèle de prévention pourrait en asservir un autre.

23Avec un recul historique, on perçoit que les enchevêtrements des politiques préventives sont souvent le résultat d’un manque de courage ou de clairvoyance politique. Comment les non-initiés peuvent-ils, dès lors, y voir clair et prendre position dans un débat maquillé par un discours préventif dont les logiques sont à la fois divergentes et encastrées ? En d’autres termes, s’agissant de l’avenir des enfants, un tel arsenal préventif est-il nécessaire au fonctionnement de la démocratie ? De surcroît, sert-il véritablement l’intérêt des enfants et des jeunes ?

Notes

  • [1]
    Brigitte Bouquet (dir.), La prévention : concept, politiques, pratiques en débat, Paris, L’Harmattan, coll. “Logiques sociales cahier du GRIOT”, 2005.
  • [2]
    Assemblée nationale, XIIe législature, Sur la prévention de la délinquance, rapport préliminaire de la commission prévention du groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure présidé par Jacques Alain Bénisti, remis à Dominique de Villepin, ministre de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, octobre 2004.
  • [3]
    Projet de loi portant réforme de la protection de l’enfance, exposé des motifs, 21 mars 2006.
  • [4]
    Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
  • [5]
    Jeannine Verdes-Leroux, Le travail social, Paris, Éditions de Minuit, 1978.
  • [6]
    François Ewald, L’État-providence, Paris, Grasset, 1985.
  • [7]
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
  • [8]
    Pierre Lascoumes, Prévention et contrôle social. Les contradictions du travail social, Genève et Paris, Médecine et Hygiène, Masson, coll. “Déviance et société”, 1977.
  • [9]
    Antoinette Chauvenet, en collaboration avec Françoise Orlic, La protection de l’enfance, une pratique ambiguë, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [10]
    Michel Chauvière, “Enjeux de la néo-familialisation de l’État social”, colloque international “État et régulation sociale, comment penser la cohérence de l’intervention publique ?”, Paris, INHA, 11-13 septembre 2006.
  • [11]
    Catherine Blattier et Michel Robin, La délinquance des mineurs en Europe, PUG, Transeurope, 2000.
  • [12]
    Henri Gaillac, Les maisons de correction, Paris, CUJAS, 1970, rééd. 1991.
  • [13]
    Michèle Becquemin, Des institutions en quête de légitimité, l’œuvre Grancher et l’association Olga Spitzer au XXe siècle, thèse de sociologie, Paris, EHESS, 2006.
  • [14]
    Jean-Jacques Yvorel (dir.), La protection de l’enfance, un espace entre protéger et punir : l’émergence d’une idée, l’étape 1958-59, les recompositions contemporaines, CNFE-PJJ, ministère de la Justice, Études et recherches, n° 7, mai 2004.
  • [15]
    Voir Vincent Peyre et Françoise Tétard, Des éducateurs dans la rue. Histoire de la prévention spécialisée, Paris, La Découverte, Alternative sociale, 2006.
  • [16]
    Ministère de la Solidarité nationale, ministère de la Santé, Clubs et équipe de prévention, Bulletin officiel, fascicule spécial n° 82-19 bis.
  • [17]
    Voir Michèle Becquemin, “Contrôle et délation, le nouveau rôle des travailleurs sociaux ?”, in Gérard Neyrand (dir.), Faut-il avoir peur de nos enfants ? Politiques sécuritaires et enfance, Paris, La Découverte, coll. “Sur le vif”, 2006.
Français

Résumé

La prévention est actuellement la notion-phare des réformes du traitement de la délinquance et de la protection de l’enfance. L’auteur propose un examen critique des usages du terme en procédant à une analyse sémantique et socio-historique afin de mettre en évidence les implicites, les contradictions et les impasses des politiques préventives.

Michèle Becquemin
Sociologue, responsable de l’Observatoire de la prévention et des actions éducatives (département du Val-de-Marne/ville de Gentilly), elle est également maître de conférences associée à l’Université Paris-XII-Créteil et membre du Groupe de recherche sur l’éducation, le travail et les institutions (GETI, Paris-VIII). Spécialisée en histoire et en sociologie des institutions, elle est notamment l’auteur de L’action de l’association Olga Spitzer 1923-2003 (Érès, 2003) et de Protection de l’enfance et placement familial, la fondation Grancher 1903-2003 (Petra, 2005). Elle a récemment contribué à l’ouvrage collectif dirigé par Gérard Neyrand, Faut-il avoir peur de nos enfants ? Politiques sécuritaires et enfance (La Découverte, 2006).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.140.0074
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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