CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Existe-t-il des universaux de la morale, ou les systèmes de valeurs sont-ils à ce point déterminés par les milieux dans lesquels ils s’expriment qu’ils sont à peu près étrangers les uns aux autres, voire incompatibles ?

2L’anthropologie s’est récemment intéressée à cette question à partir d’un objet limite : la conception de l’intolérable[1]. Cette notion permet, disent les auteurs, d’explorer les confins de notre espace moral, c’est-à-dire la frontière extrême de ce que nous acceptons ou rejetons au nom du bien et du mal. Elle désigne ce qu’une société donnée considère comme injustifiable, ce qu’elle définit comme le mal radical, ce qui constitue pour ses membres la “limite à ne pas dépasser”.

3Le regard vers un passé encore proche nous apprend que cette limite est toujours socialement et historiquement constituée, donc frappée de relativité culturelle temporelle, et que toutes les transgressions n’ont pas la même valeur ou la même gravité, suggérant ainsi une hiérarchie morale.

4Même les “intolérables”, qui semblent appartenir à un socle commun de normes et de valeurs largement protégées (esclavage, génocides, violences gratuites, agressions d’enfants…), présentent une histoire relativement brève dont il est possible de suivre les variations. Se révèle ainsi ce qu’on peut appeler une “ambivalence” de l’intolérable, qui conduit parfois à des incohérences (interdire l’avortement mais accepter la peine capitale… ou l’inverse) au nom d’un même principe qui prend alors simultanément deux valeurs contradictoires.

5Les auteurs soulignent la grande relativité des valeurs à travers l’analyse d’un rituel observé chez les Diolas du Sénégal. Dans cette ethnie, les femmes qui sont soupçonnées d’être stériles ou qui ont connu plusieurs accidents d’enfantement sont, à titre thérapeutique, éloignées du groupe et envoyées dans un village éloigné où elles subissent des épreuves avilissantes. Un tel traitement semble cruel. Mais il faut, disent Fassin et Bourdalais, le considérer par rapport à la peur qu’inspire aux Diolas la perspective de disparaître faute de descendance. C’est en effet autour de la valeur de la vie que s’articulent le plus souvent les systèmes de normes et de prescriptions des sociétés. On se souvient de ce film où l’on voyait une vieille femme esquimaude abandonnée par la tribu à laquelle elle appartenait parce que la pêche n’avait pas été assez bonne pour nourrir tout le monde. Émotion… qui ne se retrouve pas identique quand on évoque, par exemple, le traitement inégalitaire des maladies à l’échelle du monde.

6Ainsi, soulignent les auteurs, se dessine une généalogie des intolérables de notre monde, mais aussi, en contrepoint, notre remarquable tolérance à l’égard des inégalités et des injustices les plus profondes, à commencer par celles qui différencient la valeur des vies humaines.

Notes

  • [1]
    Didier Fassin et Patrice Bourdelais, Les constructions de l’intolérable. Étude d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005, 230 pages, ISBN 2707145106 (26,50 euros).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.136.0009
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