1Serions-nous désormais dans un monde où les valeurs traditionnelles n’auraient plus cours ? Non, répond avec force Raymond Boudon, auteur d’un ouvrage intitulé Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ? (PUF, 2002), en prenant appui sur les enquêtes de valeurs effectuées à l’échelle mondiale. Les valeurs, la morale ne se délitent pas, mais évoluent et se transforment. C’est davantage le lien entre la sphère privée, dont le noyau central est l’individualisme, et la sphère publique qui pose question. Comment ces deux univers peuvent-ils se rejoindre ?
2Informations sociales - Selon une opinion communément répandue, il n’y aurait “plus de valeurs, plus de morale”… La famille, l’école, le travail, la religion n’assureraient plus leur rôle. Qu’en pensez-vous ?
3Raymond Boudon - Certes, les mécanismes de transmission des valeurs sont beaucoup moins nets et clairs qu’à l’époque de Jules Ferry, si l’on veut se donner un point de repère dans le temps. Néanmoins, la question de l’évolution des valeurs mérite d’être étudiée de plus près et fortement nuancée [1]. Prenons la famille : son importance reste forte chez les jeunes dans le cadre des enquêtes étudiées (77 % en France, 92 % aux États-Unis déclarent y attacher de l’importance), même si dans tous les pays occidentaux, les parents répondent un peu plus positivement que les enfants. Mais il est vrai que l’autorité familiale a davantage de peine à s’imposer, et que d’autres valeurs comme celle de l’autonomie de l’enfant sont venues concurrencer les valeurs traditionnelles.
4L’école, quant à elle, a subi une crise mondiale qui coïncide avec l’apparition de l’enseignement de masse, dans les années 1955-1960. Cette massification de l’enseignement, dont il faut se réjouir, a été mal maîtrisée par les institutions et par les politiques. Les enseignements en matière de science ou d’éducation physique n’ont été que faiblement ébranlés, mais ceux ayant trait aux humanités se sont délités, car représentant une approche obsolète auprès des nouveaux publics. Sauf sur des sujets relativement étroits, on constate donc une disparition de l’efficacité de l’école en matière de transmission des savoirs sur l’humain et sur les valeurs.
5Le travail, pour de nombreuses personnes, ne donne plus à la vie tout son sens, l’épanouissement personnel étant davantage réservé à l’espace privé. Pourtant, nombreux sont ceux qui souhaiteraient trouver dans le travail l’occasion de développer davantage leurs capacités d’initiative et leur sens des responsabilités. Partout, c’est une affirmation des valeurs individualistes qui se dessine, y compris dans le domaine religieux, où les grandes traditions fournissent les ingrédients d’un “bricolage mental”. La religion est devenue une source d’inspiration parmi d’autres.
6Mais faut-il tirer un pessimisme exacerbé de ces évolutions ? Je ne le pense pas. Je crois au “sens commun”, à un accès naturel et spontané aux valeurs de la part du plus grand nombre. Je crois à l’existence d’une intuition en matière de morale. Le psychologue suisse Jean Piaget avait souligné dans ses travaux que les jeunes enfants sont capables de se rendre compte très tôt des effets négatifs de l’injustice, de la tricherie, du non-respect des règles, à partir de leur expérience immédiate du jeu et généralement des relations sociales au sein de l’école. Très malencontreusement, une bonne partie des sciences humaines a voulu faire passer le sens commun pour une illusion parfaite, pour un mythe : le marxisme, le freudisme, le structuralisme, le postmodernisme, bien que représentant des mouvements de pensée très différents les uns des autres, le nient, chacun à sa façon. Leur influence est responsable du diagnostic pessimiste selon lequel la morale et les valeurs seraient en voie d’extinction. Mais il est en grande partie contredit par les enquêtes.
7I. S. - Comment expliquez-vous le fait que paradoxalement, face au repli sur la famille et au développement de l’individualisme, se développent des actions associatives très nombreuses, le commerce équitable, etc. qui traduisent un investissement accru de l’individu dans la société ? N’est-ce pas là le signe de la persistance des valeurs de fraternité ?
8R. B. - Tous les grands auteurs, Rousseau comme Adam Smith ou Tocqueville, ont justement souligné que le sentiment de sympathie est une composante de la nature humaine. Il peut s’exprimer de manière plus ou moins intense et facile selon les époques et les circonstances, mais on observe que l’être humain éprouve un plaisir naturel à aider autrui. Tocqueville a justement indiqué que les sociétés modernes se caractérisent à la fois par un individualisme marqué et par une sensibilité plus grande que par le passé à la souffrance d’autrui, cette double évolution résultant d’une affirmation du sens de l’égalité des hommes entre eux. La mondialisation de l’information a sans doute encore accru cette sensibilité : la télévision montre au téléspectateur, en temps réel, le désarroi ou la misère qui sévissent à des milliers de kilomètres de lui et l’y sensibilise par l’image.
9I. S. - Certaines valeurs concernant le monde politique sont en net recul, par exemple “la fierté nationale”. En France, c’est particulièrement frappant. Seule une très faible minorité (35 %) la revendique encore. À quoi cet effacement tient-il ?
10R. B. - Les causes en sont nombreuses. Les deux guerres mondiales sont en grande partie responsables de l’effacement de l’attachement à l’idée de nation. Lorsque nous avons pris conscience qu’il valait peut-être mieux s’entendre, coopérer, que se faire la guerre, cette position a mécaniquement conduit à un abaissement de l’identification à la nation et du sentiment de fierté nationale. Les Allemands détiennent le record de la désaffection à l’égard de leur nation (20 % seulement se disent “fiers d’être allemands”) : ils oublient qu’ils ont produit Dürer, Beethoven et Einstein, et réagissent à la question en tenant compte des aspects négatifs de leur passé récent. Les Anglais sont beaucoup plus fiers de leur nation que les Allemands ou les Français, mais bien moins que les Américains, qui sont les plus fiers de tous (76 %). Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils voient leur pays comme à la pointe du progrès : une grande partie des prix Nobel dans toutes les disciplines sont américains. L’Américain moyen est fier de son pays, de ses institutions et de ses succès. L’appartenance aux différentes communautés n’empêche pas le citoyen de se sentir américain.
11Intervient aussi dans ce plus ou moins grand attachement à la nation l’efficacité perçue des politiques. La désaffection du citoyen pour le monde politique, qu’on observe notamment en France, paraît liée à un sentiment d’inefficacité des politiques. La faible fierté nationale des Français reflète sans doute le fait qu’ils ont le sentiment que leurs responsables politiques sont peu capables de résoudre les grands problèmes qui se posent au pays, comme le chômage et l’intégration des minorités.
12Malheureusement, les politiques et les journalistes semblent ne guère entendre la sonnette d’alarme que représentent ces données issues des enquêtes. Ils maintiennent souvent un discours valorisant auquel personne ne croit plus guère. Cet optimisme artificiel ne sert pas le pays. Il ne facilite notamment pas son ouverture à l’étranger. Il le prive des avantages que représenterait pour lui une Europe dont les institutions seraient plus efficaces, et contribue à maintenir cette dernière en veilleuse. Le sentiment d’appartenance à l’Europe ne pourra évoluer que lorsque notre vie quotidienne sera véritablement marquée par les institutions européennes et surtout lorsque les citoyens en seront conscients.
13I. S. - Dans votre ouvrage, vous soulignez l’écart actuel entre les valeurs de l’espace privé, marquées par l’individualisme et par la recherche d’autonomie, et les valeurs de l’espace public, qui font lien dans la société. Une articulation est-elle malgré tout possible ?
14R. B. - Auparavant, il existait une interpénétration entre les deux types de valeurs, celles de l’espace privé et celles de l’espace public. Aujourd’hui, les deux sphères sont davantage distinctes.
15Du côté de l’espace privé, on remarque une hypervalorisation de l’autonomie individuelle : on recherche son extension au maximum, sous réserve du respect d’autrui. Il existe une tolérance croissante, et même si certaines différences dans les comportements humains ou les modes de vie restent perçues comme négatives, elles sont mieux acceptées qu’autrefois. On constate aussi que la morale est de plus en plus dépouillée de ses tabous : elle se simplifie et s’individualise, comme en témoigne le phénomène de la religion à la carte.
16Comment se fait alors l’articulation avec les valeurs communes ? Du côté de l’espace public, on trouve une croyance très solide, irréversible, semble-t-il, dans la valeur irremplaçable de la démocratie. Pour autant, c’est une valeur générale et peu analytique dans l’esprit de beaucoup, car le terme de “démocratie” recouvre un ensemble complexe de phénomènes. Or le discrédit de la classe politique – dont les politiques sont en partie responsables – fait que cette croyance générale dans la supériorité de la démocratie ne s’accompagne pas d’une vision très claire de la logique des institutions et de l’importance du respect des règles du jeu démocratique par les citoyens. Les politiques se livrent à un utilitarisme électoral exacerbé. Ils sont davantage préoccupés de se faire réélire que de l’intérêt général, et les citoyens ne sont pas dupes de leurs discours affirmant leur engagement en faveur de ce dernier. La croyance fondamentale des citoyens en la démocratie ne débouche pas, pour cette raison, sur un respect pour les institutions et pour ceux qui les portent. L’intérêt général est une notion dont on a l’impression qu’elle est tombée en désuétude, et de cela les sciences humaines sont en partie également responsables, en raison du relativisme et parfois du nihilisme qu’elles véhiculent.
17I. S. - En quoi les sciences humaines seraient-elles responsables de ce brouillage de l’idée démocratique ?
18R. B. - En légitimant l’idée que la vie sociale et politique est essentiellement basée sur les conflits entre classes ou entre groupes sociaux, une partie des sciences humaines a présenté une vision cynique de la vie sociale et politique. Une part importante de la sociologie se fonde sur l’idée que les sociétés seraient essentiellement le lieu de conflits d’intérêt opposant les groupes sociaux et que tout le reste ne serait qu’apparence. En philosophie, le postmodernisme a proposé une vision très nihiliste de la pensée humaine en déclarant que les idées créées par les hommes dissimulaient toujours des intérêts. Le “déconstructionnisme” a dénié que la pensée humaine puisse sur aucun sujet atteindre véritablement à la justesse, à la vérité ou à l’objectivité. La psychanalyse défend, de son côté, l’idée d’un conflit primordial interne à l’être humain et d’un penchant de l’homme à ne nourrir que des illusions sur lui-même. Toutes ces tendances de la pensée postmoderniste ont amené une critique globale des différentes interprétations du monde. Certains ont même été jusqu’à affirmer que la science n’offrirait pas une vision plus solide de ce dernier que la religion.
19Beaucoup de confusion s’en est suivi. Par exemple, entre justice et égalité, deux notions que l’on assimile bien à tort, ou encore entre valeurs culturelles et valeurs universelles. Il est désormais de bon ton de récuser l’existence de valeurs universelles. Les valeurs seraient toujours, comme les coutumes, un fait culturel.
20Pourtant, les enquêtes montrent que les individus attachent de plus en plus d’importance au respect de la dignité d’autrui : une valeur universelle, mais dont on tire des conséquences inacceptables. À savoir l’idée que le respect de l’autre impliquant le respect de la culture de l’autre, toutes les cultures se valent. Or on ne peut mettre sur le même plan une société démocratique et une société autoritaire, ou une société sanctionnant les crimes et les délits par des peines cruelles et une société où le droit pénal est plus doux tout en étant aussi efficace. On ne voit pas que le respect d’autrui n’implique pas qu’on mette toutes les sociétés et toutes les cultures sur un pied d’égalité. Le regard porté sur les rituels magiques au XIXe siècle était méprisant. On reprochait à ceux qui les pratiquaient d’avoir une mentalité “prélogique”, “primitive”, disait-on. Après la décolonisation, il est heureusement devenu impossible de soutenir ce type d’explication et de jugement. Doit-on pour autant établir une égalité entre les cultures qui pratiquent et reconnaissent la magie et celles qui la considèrent comme irrationnelle et moins fiable que les techniques issues de la science ? La vérité est que l’on peut très bien comprendre les rituels magiques, qui découlent des interprétations du monde prévalant dans certaines sociétés en l’absence de connaissances scientifiques, mais aussi considérer que les interprétations scientifiques du monde sont plus fiables.
21Malheureusement, cette articulation complexe entre l’universel et le culturel est peu prise en compte, peu analysée et mal comprise. Ou bien on considère, comme au XIXe siècle, que les autres cultures sont inférieures à la nôtre, ou bien, comme on le fait couramment aujourd’hui, on place toutes les cultures sur un rang d’égalité. Or concernant l’interprétation du monde et l’organisation des relations politiques entre les hommes, l’Occident conserve une incontestable avance.
22I. S. - Comment caractériseriez-vous les évolutions actuelles dans le domaine de la morale et des valeurs ?
23R. B. - En premier lieu, rappelons que ces valeurs universelles auxquelles nous adhérons constituent une liste interminable : le respect d’autrui, la démocratie comme système d’organisation supérieur aux diverses formes de gouvernement de caractère autoritaire, une justice transparente, un monde politique non corrompu, etc. Tout le monde est d’accord avec ces principes.
24En second lieu, du point de vue de la morale, ce qui est frappant, c’est l’élimination des tabous, dont témoigne par exemple l’évolution des opinions concernant l’homosexualité. Les valeurs fondamentales du respect d’autrui font que tout comportement qui n’a pas d’effet négatif sur quiconque tend à être accepté. On constate une évolution sensible dans le sens de ce que Max Weber a appelé la rationalisation. Que recouvre cette notion ? C’est le processus par lequel on est amené à choisir les moyens plus appropriés pour réaliser un objectif, à préférer une explication plus réaliste ou à imaginer des institutions plus satisfaisantes. On peut illustrer cette idée à partir de sujets pris dans des domaines variés comme le droit, la morale, la religion ou la science. Au plan des institutions, par exemple, la rationalisation se manifeste dans l’invention de la séparation des pouvoirs ou de leur “distribution”, comme disait Montesquieu. Or, longtemps, on avait pensé que le pouvoir politique ne pouvait être efficace qu’à condition d’être concentré, comme le soutenait Jean Bodin au XVIe siècle. De même, le parlementarisme, l’institutionnalisation des conflits sociaux et politiques se sont imposés comme des solutions plus favorables du point de vue du citoyen que les systèmes autoritaires de gouvernement, même si l’on ne sait pas toujours organiser au mieux les institutions démocratiques.
25La manière la plus simple de comprendre l’idée de rationalisation est de prendre l’exemple de la science : l’explication de tel ou tel phénomène à un moment donné est toujours plus pertinente que celle qui prévalait auparavant. Je crois à une tendance naturelle des hommes à tenter de progresser, aussi bien dans la manière dont on traite autrui que dans celle dont on organise la vie en commun, la vie politique, la vie sociale, la vie intellectuelle, la communication entre les hommes, etc. La démocratie est préférable à tous les autres types de régimes politiques. On constate que tout le monde en est convaincu puisque les régimes autoritaires voire totalitaires eux-mêmes jugent nécessaire d’organiser des élections, quitte à les truquer, ou, ainsi que les régimes communistes aujourd’hui disparus, de se présenter comme des démocraties perfectionnées : des démocraties “populaires”.
26Enfin, cette tendance à la rationalisation n’empêche pas les opinions nuancées. On pourrait prendre l’exemple de l’IVG. La tolérance est plus grande aujourd’hui qu’hier, notamment dans les groupes d’âge plus jeunes, mais les raisons pour légitimer la décision restent hiérarchisées. L’IVG n’est pas perçue par le public comme une décision purement privée dans le sens où, mettant en jeu le destin de l’enfant porté par la mère, elle reste exposée au jugement moral des tiers.
27Le même phénomène de rationalisation est observable s’agissant des attitudes à l’égard de l’autorité. Max Weber distinguait trois types d’autorité : celle qui émane de personnalités charismatiques, celle qui se fonde dans la tradition, et l’autorité rationnelle. En fait, on remarque à travers les enquêtes une extinction progressive de l’acceptation par le public de l’autorité charismatique, ainsi que de l’autorité traditionnelle. En revanche, on reconnaît la nécessité pour la vie sociale des manifestations de l’autorité dans ses formes rationnelles : on l’accepte dans la mesure où elle se mérite et se justifie.
28Nous sommes donc, au vu de toutes les enquêtes, bien loin de la perte ou du nivellement des valeurs dont on nous rebat trop facilement les oreilles. Le sens des valeurs persiste bel et bien.
Note
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[1]
Raymond Boudon s’appuie sur les enquêtes relatives aux valeurs mondiales mises à disposition du public par Ronald Inglehart en 1998. Elles portent sur plus de quarante sociétés représentant 70 % de la population mondiale. Dans son ouvrage, R. Boudon a retenu les données relatives aux pays occidentaux, et s’est intéressé aux variations des réponses en fonction de deux variables : l’âge et le niveau d’éducation.