CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La question de l’écrit tient une place importante dans les conceptions et dans les critiques de l’intervention juridique ou administrative en matière de protection de l’enfance [1]. Les professionnels, notamment les magistrats, se sont emparés de la question, comme en a témoigné la publication des rapports ministériels Nave-Cathala [2] (2000) et Deschamps [3] (2001). Les auteurs de ces deux rapports préconisent de mieux garantir le droit des parents au quotidien, prônant en particulier l’accès aux dossiers pour les parents d’enfants placés et insistant sur le respect du contradictoire en assistance éducative.

2Ces réflexions ont amené à la loi, promulguée en janvier 2002, qui entend rénover “l’action sociale et médico-sociale” [4] et qui affirme le “droit des usagers” [5] dans une perspective contractualiste, en garantissant notamment l’accès aux dossiers [6] pour les familles prises en charge. En ce sens, les écrits produits par les professionnels ne sont plus seulement destinés à un petit cercle d’acteurs du travail social et judiciaire : ils ont également vocation à être lus par les individus concernés et peuvent faire l’objet de contestations. Or, on peut se demander si ceux que l’on nomme à présent les “usagers”, issus pour la plupart des classes populaires, sont effectivement en mesure de pouvoir contester ces écrits quand ils y ont accès, alors même que les rapports fournis en assistance éducative restent extrêmement normatifs et culpabilisants, et qu’ils sont, de surcroît, un enjeu entre les professionnels eux-mêmes.

La stigmatisation des familles pauvres

3Le dossier d’assistance éducative est constitué d’un ensemble de pièces écrites, aux rédacteurs divers. On y trouve à la fois des rapports émanant de travailleurs sociaux, d’experts (psychologues et psychiatres), mais aussi d’acteurs en lien plus ou moins direct avec la justice des mineurs (rapports de police, lettres et signalements provenant de la sphère médicale, de l’Éducation nationale, voire de la famille proche ou même des voisins des personnes prises en charge). C’est sur l’ensemble de ces documents que s’appuie le juge des enfants, à la lecture de ces rapports et de l’audience (s’il y en a une) qu’il ordonne, prolonge ou suspend une mesure éducative. On est ici au cœur de ce que Michel Foucault appelle l’“examen” qui, entouré de toutes ses techniques documentaires, fait de chaque individu un “cas”. “Le cas […] c’est l’individu tel qu’on peut le décrire […] c’est aussi l’individu qu’on a à dresser, ou à redresser, qu’on a à classer, à normaliser, à exclure [7].

4Si l’on s’intéresse à la façon dont les différents auteurs des rapports mobilisés en assistance éducative mettent en mots et en récits les situations familiales qu’ils ont en charge, on constate qu’ils répondent pour la plupart à une logique argumentative similaire. Dans le cas d’une situation considérée comme “pathologique”, le passé des parents (le plus souvent, de la mère, parce qu’elle est en situation fréquente de monoparentalité) est reconstruit de telle façon qu’apparaisse nécessaire, et même naturelle, l’incapacité pour ces derniers à s’occuper de leur(s) enfant(s), ce qui nécessite en retour une mesure d’assistance éducative. Dans cette perspective, chaque élément devient symbole : il est sélectionné et interprété, notamment au regard des normes psychologiques, largement diffusées dans les instances de la justice des mineurs, et qui tendent à effacer la question des conditions matérielles et sociales de l’exercice de la parentalité.

Quelles perceptions et quelles possibilités de réponses pour les familles ?

5Du point de vue des “usagers”, la stigmatisation dont ils peuvent faire l’objet est vécue comme une violence symbolique [8]. Si certains parviennent à mettre en place des tactiques, la plupart se sentent fortement culpabilisés et se disent “dépassés” et impuissants devant les propos les concernant.

6Dépassés, les parents le sont d’abord par les enjeux entre les professionnels de l’assistance éducative eux-mêmes, enjeux qui sont au cœur de la pratique de l’écrit et qui relèvent du dispositif judiciaire. Les travailleurs sociaux disent souvent qu’“il faut écrire pour tel ou tel juge” et savent quels sont les éléments qui seront retenus, soulignant que certains arguments ou documents ont plus d’impact que d’autres. Dans ce cas, c’est moins la situation elle-même qui importe que les rapports (parfois conflictuels du fait de capitaux et de formations différents) entretenus avec le magistrat de référence.

7Plus largement, c’est la question du contradictoire qui se pose. Si la loi prévoit un travail de collaboration avec les parents et leur garantit l’accès aux dossiers, il n’en demeure pas moins que la possibilité pour les “usagers” de discuter les discours tenus à leur sujet reste limitée. Disposant de faibles capitaux scolaires, les parents n’ont pas toujours la capacité de comprendre (voire de lire) les énoncés, certains restant pour eux particulièrement obscurs (c’est le cas notamment des expertises s’appuyant sur des terminologies spécifiques). En outre, la présentation des rapports aux “usagers” par les travailleurs sociaux repose sur une reformulation euphémisante dans le cadre d’une communication orale. Enfin, la présence d’un avocat en audience d’assistance éducative est encore loin d’être systématique et certains dispositifs judiciaires, en particulier le placement en urgence, permettent de contourner les règles du contradictoire [9].

Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur des travaux empiriques réalisés au sein de la justice de mineurs : analyse de dossiers de mineurs placés (placements intervenus entre 1996 et 2004), observations d’audiences en assistance éducative, entretiens avec des professionnels et des parents.
  • [2]
    Pierre Naves et Bruno Cathala (avec Jean-Marie Deparis), Accueil provisoire et placements d’enfants et d’adolescents, rapport rédigé à la demande conjointe des ministères de l’Emploi et de la Solidarité et de la Justice, rendu public en juillet 2000. Voir également Pierre Naves (dir.), Famille et pauvreté, rapport à la ministre déléguée à la Famille et à l’Enfance, septembre 2000.
  • [3]
    Jean-Pierre Deschamps, Le contradictoire et la communication des dossiers en assistance éducative, rapport au ministre de la Justice, janvier 2001.
  • [4]
    Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.
  • [5]
    L’article L. 311-3 du Code de l’action sociale et des familles.
  • [6]
    Section 2 de la loi précédemment citée.
  • [7]
    Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 224.
  • [8]
    Pierre Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Le Seuil, 1992.
  • [9]
    Marc Bessin, avec la collaboration de Coline Cardi, La construction de l’urgence judiciaire au sein de la justice des mineurs. Le cas des placements en urgence, rapport pour le ministère de la Justice, CEMS, oct. 2002.
Coline Cardi
Doctorante en sociologie au Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques (CSPRP), à l’Université Paris-VII, ATER à l’Université Lille-III, elle est l’auteur de “La figure de la « mauvaise mère » dans la justice des mineurs”, in Y. Knibieler, G. Neyrand (éd.), Maternité et parentalité, Rennes, ENSP, p. 69-82.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.133.0082
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