1À partir du problème d’argent et d’organisation budgétaire qui se pose à la famille, le délégué à la tutelle aborde plus largement le domaine social et éducatif. L’accent actuellement mis sur le contrôle des familles (par exemple en cas d’absentéisme scolaire) risque de déséquilibrer un échange dont l’efficacité se mesure à la confiance établie entre les deux partenaires.
2La Tutelle aux prestations sociales enfant (TPSE), appelée aussi Tutelle aux prestations sociales familiales (TPSF), est une mesure juridique prononcée par le juge des enfants dans le cas où “les enfants donnant droit aux prestations familiales sont élevés dans des conditions d’alimentation, de logement et d’hygiène manifestement défectueuses ou lorsque le montant des prestations n’est pas employé dans l’intérêt des enfants” (art. L. 552-6 du CSS).
3La mesure est gérée par un organisme, une association de type Union départementale des associations familiales (UDAF) ou Sauvegarde de l’enfance, par exemple, qui emploie des professionnels, appelés “délégués à la tutelle”, ayant une formation initiale d’assistant social, d’éducateur spécialisé ou de conseiller en économie sociale et familiale, et possédant le certificat national de compétence. Ce professionnel gère directement les prestations et accompagne les familles dans un travail d’éducation à la gestion budgétaire et de soutien à la fonction parentale. Même si elle repose sur des obligations imposées par la loi et non pas sur une simple offre de service, la TPSE, dans son esprit et dans la pratique, constitue clairement le socle de l’accompagnement social et du suivi éducatif.
Une relation interpersonnelle
4Précisons tout d’abord quels sont les “bénéficiaires” de cette mesure. Exactement, ce sont les membres d’une cellule familiale qui sont réunis sous le même numéro d’allocataire pour le versement des prestations familiales. Ainsi, dans le cadre d’une famille dite “recomposée”, la mesure ne pourrait par exemple concerner que l’un des membres du couple et ses propres enfants, et non pas l’ensemble de la cellule familiale. Cette précision illustre les limites du dispositif juridique et administratif reposant sur des conceptions de structures familiales très standardisées, parfois éloignées de celles qui sont de plus en plus fréquentes [1].
5La relation entre la “famille” concernée et l’association gestionnaire de la mesure est très individualisée puisqu’il s’agit, en pratique, d’une rencontre entre un professionnel, le délégué à la tutelle, et un membre de la famille, le parent bénéficiaire des allocations familiales. En effet, les cas où la visite se déroule en présence des deux parents sont minoritaires. Le père, soit parce qu’il ne fait pas partie du ménage, soit parce qu’il n’assiste pas ou peu aux entretiens, est la plupart du temps absent de cette relation. Comme la sur-représentation féminine parmi les délégués est écrasante, la TPSE s’apparente ainsi assez souvent à une relation qui se conjugue au féminin…
6Généralement, le délégué se rend une fois par mois au domicile de la famille – le(s) parent(s) peu(ven)t, en revanche, rencontrer plus souvent le délégué dans les locaux de l’organisme tutélaire. Il essaie de voir les deux parents et surtout les enfants. En quelques dizaines de minutes ou en une à deux heures, un dialogue s’engage pour faire le point sur les prestations familiales et leurs usages : comment ont-elles été dépensées, comment vont-elles l’être, quels sont les projets pour les enfants ? Un budget est établi. Au bout de quelques mois, le délégué peut devenir un véritable confident, permettant aux familles de parler de leurs difficultés dans la vie quotidienne et dans l’éducation des enfants.
7Notons que l’association tutélaire est rarement représentée par une autre personne que le délégué. Lors de la première visite, il est souvent accompagné par le chef de service, mais ensuite, il se retrouve seul, sauf s’il demande le soutien d’un collègue ou du responsable hiérarchique dans une situation particulière. Certes, le délégué essaie d’établir un travail en réseau, via les réunions d’équipe au sein de son institution et des rencontres individuelles ou collectives (réunions “de synthèse”) avec les professionnels œuvrant autour de la famille, mais le fondement de la pratique professionnelle avec cette dernière reste la rencontre interindividuelle [2].
Le sens d’une mesure de tutelle
8Quelle est la finalité de la TPSE ? Quel est son sens ? Selon les professionnels délégués ou selon les familles, la réponse n’est pas tout à fait identique. Pour les premiers, la TPSE s’inscrit plutôt dans la protection de l’enfance et le soutien à la fonction parentale (c’est-à-dire notamment un travail d’apprentissage afin que les parents se réapproprient leur propre rôle d’éducateur). Le travail éducatif, notamment dans le domaine budgétaire, est au service de ces objectifs [3]. Les délégués refusent, au nom de valeurs propres à leur profession, de s’inscrire dans un rôle coercitif de “contrôle des familles”.
9Le principal moyen d’action dans l’accomplissement de la mesure, ce qui semble la distinguer d’autres types d’interventions, c’est la gestion de l’argent. D’après les délégués, l’argent est un outil, voire un levier. Puisqu’il dévoile l’ensemble de la structure familiale, la nature des relations, les pouvoirs et les marges de liberté de chacun, la construction des possibles, il permet de mener un réel travail d’accompagnement social et éducatif auprès des parents, et ainsi de mettre en place des stratégies afin que chaque enfant puisse pleinement s’épanouir dans son milieu familial.
10Précisons toutefois que le sentiment des délégués sur leurs pratiques professionnelles semble aujourd’hui fortement évoluer [4] : face à la complexité croissante du travail administratif pour avoir accès au logement, au travail, aux prestations et aux assurances, dans un contexte de dégradation des conditions de vie, fortement marquées par l’insécurité (emploi, ressources, logement…), ils sont de plus en plus nombreux à faire part d’un sentiment d’impuissance. Leur identité professionnelle est mise à mal : alors qu’ils fondent leur rôle sur l’accompagnement, ils ont l’impression de devenir des spectateurs passifs.
11Pour les parents interrogés, les besoins exprimés ne sont pas totalement identiques. Dans les Pyrénées-Atlantiques [5], le taux de satisfaction sur le déroulement de la mesure est très élevé. Après une première rencontre, 57 % des personnes interrogées percevaient la mesure comme une aide, et 38 % comme une protection. Peu de familles l’ont perçue comme un contrôle ou une privation des droits. Plus de neuf familles sur dix s’estiment associées au choix et aux décisions du délégué. L’aide représente avant tout un apport pratique sur le plan budgétaire et administratif. C’est seulement dans un second temps, et dans une moindre mesure puisque ces apports sont moins cités, que la TPSE est perçue comme une mesure éducative. Grâce à l’accompagnement budgétaire et administratif qui permet de recouvrer “le moral” ainsi que la confiance en soi et dans l’avenir, elle offre aux parents la possibilité de s’interroger sur leurs propres pratiques budgétaires, sur les rôles dévolus à chacun au sein de la famille de même que sur leur fonction de parent-éducateur.
12La TPSE est ainsi spécifiée par la relation interindividuelle entre un professionnel et un parent, qui met en œuvre des questions d’argent. C’est uniquement sur ce trait que nous pouvons fonder son identité. Les autres aspects sont plus spécifiquement mis en avant par les deux parties individuellement, chacune jouant sa propre partition. Les délégués œuvrent dans le domaine du social et de l’éducatif, afin d’apporter une aide à des familles souvent défavorisées et de (ré)apprendre au(x) parent(s) leur rôle de parent-éducateur. Les familles trouvent une bouffée d’air grâce à cet apport dans le domaine de la bonne gestion budgétaire et administrative, et rencontrent des interlocuteurs pour discuter de leurs problèmes quotidiens dans l’éducation et l’avenir de leurs enfants. La société est, quant à elle, assurée que les prestations familiales sont utilisées à bon escient et que les familles en difficulté peuvent être accompagnées, notamment dans leurs fonctions parentales.
13Mais le fait que la TPSE soit interprétée différemment par chacun des acteurs concernés est-il un inconvénient ? Si la société y trouve son compte, si les familles estiment que certaines demandes sont satisfaites et si les professionnels considèrent qu’ils ne se fourvoient pas trop en continuant à exercer une bonne pratique dans le domaine du social, il semblerait que ce “malentendu” soit… un bon compromis !
14En revanche, les nouvelles dispositions législatives (la loi sur l’égalité des chances [6]) risquent d’en modifier l’image, puisqu’elles réintroduiraient une notion de contrôle, voire de sanction. Dorénavant, la TPSE pourrait être prononcée lorsqu’il sera estimé que les parents n’assument pas leurs “responsabilités parentales” (par exemple, en cas d’absentéisme scolaire). Alors que cette mesure s’était progressivement affranchie de l’image de “police des familles” et qu’elle avait trouvé son identité dans le champ de l’accompagnement social, de la protection de l’enfance, voire dans le soutien à la fonction parentale, certains craignent son utilisation dans le cadre des politiques coercitives et punitives… Les familles risquent alors d’être plus rétives, et les professionnels auraient du mal à insérer leurs pratiques dans les valeurs propres à la profession de travailleur social (accompagnement, solidarité, suivi éducatif…). Toutefois, n’oublions pas que cette dimension de contrôle et de sanction n’est, à l’heure actuelle, pas totalement absente de la mesure, et qu’elle permet aussi de poser dans la famille des “repères sociaux” clairement assumés par la société, par le biais de l’instance judiciaire. En effet, la mesure est prononcée puisque la société estime que les prestations ne sont pas utilisées dans l’intérêt de l’enfant. Alors, aujourd’hui, avec ces modifications législatives qui introduiraient d’autres motifs à la prononciation, peut-être les professionnels et les familles devront-ils réaménager dans leurs pratiques un nouveau compromis. ?
Notes
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[1]
Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, d’une véritable enquête exhaustive qui fournisse une vision d’ensemble des types de “cellules familiales” bénéficiaires. Des enquêtes ponctuelles dans des UDAF, confirmées par les rares chiffres fournis par la CNAF, nous montrent toutefois une évolution qui semble générale : alors qu’au début des années quatre-vingt, la plupart des “familles” étaient en situation financière précaire suite à une accession à la propriété défaillante, aujourd’hui, les caractéristiques croissantes des bénéficiaires sont une situation familiale marquée par la monoparentalité (une femme seule, la plupart du temps) et par l’endettement, suite à l’usage excessif de crédits à la consommation. En outre, dans quasiment tous les cas, les familles se trouvent dans des situations économiques très dégradées. Signalons également que, selon des témoignages récents de délégués, il semblerait que le nombre de parents, voire d’enfants, ayant des troubles psychiques augmente fortement dans les effectifs.
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[2]
De surcroît, la TPSE est finalement peu prise en compte dans les schémas départementaux de la petite enfance – les rares exceptions concernent assez souvent les institutions qui pratiquent tout à la fois la TPSE et l’AEMO – et les professionnels sont rarement consultés ou questionnés dans le cadre des REAAP (réseau plus informel qui regroupe en premier lieu les parents et non pas uniquement des professionnels).
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[3]
Voir sur le sujet l’enquête menée par Éric Desroziers, en 2001, auprès des services TPSE des UDAF, “Les délégués TPSE dans les UDAF”, Réalités familiales : tutelle aux prestations familiales enfant, Paris, UNAF, 2002, p. 8-15.
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[4]
C’est le principal sentiment exprimé lors d’une réunion de service et à l’occasion de rencontres avec des délégués, en janvier 2006, à l’UDAF de l’Essonne.
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[5]
Observatoire des familles de l’UDAF 64, en partenariat avec la Sauvegarde de l’enfance du Pays basque (enquête menée par Alain Blanc), La perception de la mesure par les familles bénéficiant d’une TPSE, juin 2003, wwww. unaf. fr (aller sur “Études&Recherches”, puis “Observatoire des familles”).
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[6]
À l’heure où cet article est écrit, cette loi comprenant l’article 24, intitulé “Contrat de responsabilité parentale”, a été adoptée à l’Assemblée nationale le 10 février 2005 et est en discussion au Sénat.