1Le droit des usagers a lentement émergé dans la société et dans les pratiques professionnelles. En témoignent les lois récentes qui placent la personne au premier plan. Comment faire ”redescendre” un texte officiel jusque dans les pratiques des professionnels ? Comment articuler les différents niveaux d’engagement personnel et institutionnel ? Le travailleur social, au cœur des paradoxes, doit s’appuyer sur la formation, sur la réflexion, sur le travail d’équipe et sur l’éthique.
2Il est un thème récurrent depuis une dizaine d’années dans le champ de l’action sociale : la place des usagers. Le débat est ancien, mais le passage dans les textes officiels se fait lentement. Et que dire des pratiques des professionnels ? Quel écart existe du discours aux actes ? Comment le professionnel réalise-t-il ce passage de la loi à la pratique ? Quelles sont les logiques à l’œuvre ? Quels sont les enjeux en présence ?
3Les uns voient dans ces lois qui précisent les droits des usagers, des malades et des familles une nouvelle approche, économiste, reposant sur une logique d’évaluation, restrictive et encadrante. D’autres y trouvent, par la “mise en œuvre des dispositions afférentes aux droits des usagers, l’occasion d’explorer les fondements de nos pratiques” [1]. Ce sont ces questions que je voudrais reprendre dans le cadre de cette réflexion.
Une longue histoire
4Première occurrence d’un texte sur le droit des familles – texte qualifié de “prémonitoire” par Pierre Verdier [2] –, la loi du 6 juin 1984 tente de régler les liens de la famille à l’administration de l’aide sociale à l’enfance. De même, la loi de PMI de 1989, en mettant en avant la promotion de la santé, porte-t-elle l’accent sur la place des familles comme acteurs de la santé de leurs enfants. Dès 1978, une première loi avait régi les liens du public à l’administration, mais il fallut celle du 20 avril 2000 pour que l’accès aux dossiers administratifs et sociaux soit rappelé comme un droit incontournable et absolu.
5Que s’est-il passé, qui vienne mettre au premier plan cette place des usagers ? Sans doute il y eut un double mouvement autour de la personne et de ses droits. Le premier, issu du mouvement de Mai 68, vient de la démarche d’un certain nombre de personnes de la société civile (accompagnée de la création d’associations) pour participer à la vie publique. C’est par exemple le cas du Mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception (MLAC), auquel participa le Groupe information santé (GIS), qui fut à l’initiative des “Boutiques santé”, ou encore de l’ouverture de crèches “sauvages”, ancêtres des crèches parentales. Un second mouvement, imbriqué dans le premier, montre des professionnels (ici du sanitaire et du social) qui viennent soutenir cette démarche et réclament une part active ; au sein du MLAC, des femmes sont “formées” à l’acte médical lui-même de la méthode Karman. Ainsi les professionnels des années 1970 sont-ils confrontés à des exigences légitimes de la part des patients, des usagers, et se prêtent à cette transformation.
6À différents endroits de la société, on observe une volonté de donner une place de premier rang à l’individu dans tous les actes de sa vie, comme personne et acteur de son histoire. C’est ainsi que s’articulent et se complètent les lois récentes, de 2002 à 2005 (loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique, loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées), qui procèdent de la même philosophie et dont les principes sont :
- “affirmer la place prépondérante de la personne dans les institutions sociales et médico-sociales (loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale) ;
- reconnaître les droits du malade dans le système de soins (loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades) ;
- développer les droits de l’enfant dans sa famille (loi du 4 mars 2002 sur l’autorité parentale) ;
- aménager les droits des parents et du mineur dans les procédures d’assistance éducative (décret du 15 mars 2002) [3]”.
Autour de la place des usagers
7La loi du 30 juin 1975 était centrée sur les institutions à mettre en place, en termes de services pour des populations particulières. Celle du 2 janvier 2002, régissant l’action sociale et médico-sociale, met l’accent sur les attentes de la personne. D’objet de soins et d’attentions, celle-ci devient sujet de sa “prise en charge”.
8Des évolutions avaient déjà été observées, tant par des prises en charge dites innovantes que par des révisions de la loi – par exemple, en 1985, l’introduction des conseils d’établissement – et l’introduction de l’idée d’accompagnement en lieu et place de l’assistanat.
9Cette nouvelle loi définit l’action sociale (dès son article 2) comme ce qui tend à “promouvoir […] l’autonomie et la protection des personnes, la cohésion sociale, l’exercice de la citoyenneté, à prévenir les exclusions et à en corriger les effets”. Est alors nécessaire la coopération de toutes les institutions, à savoir “l’État, les collectivités territoriales et leurs établissements, les associations ainsi que les institutions sociales et médico-sociales”. Cette loi, donc, est construite autour de la place des usagers, de leurs droits, de l’expression “des besoins et des attentes des membres de tous les groupes sociaux, en particulier des personnes handicapées et des personnes âgées, des personnes et des familles vulnérables, en situation de précarité et de pauvreté”. Elle définit le champ d’application, désigne la coordination des acteurs et en assure la régulation.
10Il y a plus : l’introduction d’une volonté éthique. En effet, dès l’article 6, il est prévu une charte nationale qui “porte sur les principes éthiques et déontologiques afférents aux modes de fonctionnement et d’intervention, aux pratiques de l’action sociale et médico-sociale et aux garanties de bon fonctionnement statuaire que les adhérents des fédérations et organismes sont invités à respecter par engagement écrit” [4]. Ainsi, en sus des principes déontologiques ayant trait aux professionnels, à côté d’une éthique déclinée dans la loi “bioéthique” édictant des principes généraux qui sous-tendent les décisions, la loi du 2 janvier 2002 introduit l’idée d’une charte qui permettrait de couvrir le champ de l’action sociale et médico-sociale. Las, ce dernier point est toujours attendu !
11Néanmoins, des articles ultérieurs de la loi permettent d’avancer sur la garantie de l’exercice des droits et des libertés individuels de toute personne prise en charge par les établissements et services sociaux et médico-sociaux (article 7) : c’est la “reconnaissance du sujet citoyen”, ainsi que les outils à mettre en place pour cette garantie (section 2 de la loi du 2 janvier 2002). Le respect de la dignité de l’usager, de son intégrité, de sa vie privée, de son intimité et de sa sécurité en constitue les grands principes. Ce qui se manifeste par le libre choix entre les prestations adaptées ; par la prise en charge et l’accompagnement individualisé de qualité, respectant le consentement éclairé de l’usager ; par la confidentialité des informations le concernant ; par l’accès à toute information ou document relatif à sa prise en charge ; par l’information sur ses droits fondamentaux ; par la participation à la conception et à la mise en œuvre de son projet d’accueil et d’accompagnement [5].
12On peut ajouter à cette volonté de respect des familles l’inscription du droit à une vie familiale, qui impose aux établissements et services de “rechercher une solution évitant la séparation de ces personnes (membres des familles) ou, si une solution ne peut être trouvée, [d’]établir, de concert avec les personnes accueillies, un projet propre à permettre leur réunion dans les plus brefs délais” (article 13).
13Donc, des principes sont affirmés dans la loi, prennent réalité dans les décrets, et peu à peu sont déclinés à travers les écrits professionnels afin d’être appliqués.
Des pratiques, une déontologie, une éthique
14Comment ces transformations légales viennent-elles conforter ou interroger des pratiques professionnelles ? Il est possible de travailler à partir de chacun des items de la loi ; une lecture des principes peut faire retour sur les pratiques actuelles dans l’établissement ou dans le service. Il en est de même dès lors qu’on tente de construire les outils recommandés par cette loi. “Nous pouvons nous saisir de la loi du 2 janvier 2002 comme d’une opportunité pour modifier notre rapport au public”, invite Bertrand Dubreuil. C’est aussi une invitation à revisiter nos actes, notre pratique. Chacun, à la place qu’il occupe, a à répondre de ses actes. Comment peut-il s’y retrouver ? C’est cette question qui fonde notre praxis, “terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique [6]”.
15Le travailleur social questionne depuis longtemps ce qui justifie son acte et son adéquation au regard du sujet auquel il s’adresse. Et cet acte se situe aussi bien du côté du travailleur social que du côté de “l’usager”. Selon quelles règles agir ?
16La déontologie est “l’ensemble des règles de bonne conduite particulières à une profession (ou à un ensemble d’acteurs sociaux intervenant dans une mission commune). Ces règles ne sont pas seulement morales, elles peuvent être techniques ou juridiques [7]”. Cependant, elle est, au quotidien, loin de suffire : un espace est toujours nécessaire pour réfléchir. L’éthique est “l’ensemble de principes dont chacun, implicitement ou explicitement, se dote pour guider son action au quotidien” [8]. Elle vient au plus près de cette “obligation” de réflexion. Pour Hegel, l’ordre éthique est aussi “ce qui organise les rapports sociaux, par opposition à la moralité qui énonce les principes de l’action individuelle”. Pour Jacques Lacan, “l’éthique consiste essentiellement – il faut toujours repartir des définitions – en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite [9]”.
17Pour préciser une action possible, situer en premier lieu le cadre dans lequel on évolue, jusqu’à en trouver les enjeux ou les logiques, s’il le faut, permet de commencer à comprendre et pose aussi les limites du champ d’intervention. La loi, les règles républicaines, les règles ou les chartes en vigueur dans l’institution, ses missions et ses objectifs (qu’il faut parfois clarifier, retrouver ou expliciter), les statuts et les fonctions des uns et des autres constituent la chaîne qui permet de poser le cadre de l’intervention. Travail d’élucidation et de déchiffrage. Ce temps pour comprendre est une première étape dans notre démarche concernant l’éthique : quels sont les termes mêmes dans la loi qui délimitent ce cadre d’intervention sociale ? Dans cette loi de 2002, chaque terme mériterait débat. Derrière ces mots se trouvent des valeurs et des représentations.
18Il nous faut, dans un deuxième temps, dégager ce qui est touché par l’intervention sociale, et repérer où en est l’usager. Quels sont ses droits à faire valoir et dans quelles limites ? Parfois, il peut être nécessaire de confronter intérêt particulier, intérêt supérieur de la personne et intérêt général. Devoir réfléchir à une formalisation de l’application de ces droits conduit à examiner les pratiques en cours dans l’établissement concerné. Un travail individuel et collectif est nécessaire pour la mise en place des divers outils.
19Aucun travail sur les pratiques ne peut être complet s’il ne se recentre sur la connaissance précise des populations concernées par le service. Il paraît indispensable de s’appuyer “sur une évaluation continue des besoins et des attentes des membres des groupes sociaux”, comme le stipule l’article 2 de la loi. Seulement il s’agirait là non plus d’un travail d’analyse statistique, mais d’une approche au un par un qui maintienne cette attention particulière nécessaire au sujet.
20Accueillir des mineurs à l’ASE ou à la PJJ, ou encore des femmes enceintes et des mères isolées avec leurs enfants de moins de 3 ans ne mobilise pas les mêmes compétences ni les mêmes savoir-faire que l’accueil de personnes âgées ou handicapées. Les règles de vie commune doivent aussi être soigneusement adaptées aux personnes accueillies, en fonction de leurs aptitudes. Cependant, il va de soi que les grands principes restent identiques. Même s’il peut, par exemple, être extrêmement difficile de mettre en place un consentement éclairé pour des personnes en difficulté mentale.
21Comment, dans le règlement de fonctionnement, rendre compatibles les règles de vie commune avec le respect du droit de chacun ? Quelles sont les limites entre vie privée et vie collective (aux portes des chambres ?). Comment émettre “des dispositions qui protègent l’intimité de la personne”, comme le souligne le texte ? Comment protéger la sécurité de tous et de chacun ? Les pratiques, les stratégies de professionnels, les fonctionnements institutionnels sont interrogés.
22Ensuite vient la troisième étape, au plus près des mots choisis, l’énoncé même de nos interlocuteurs. La communication à l’usager de toute information ou de tout document le concernant oblige à réfléchir sur la confidentialité, sur la clarification des informations à recueillir auprès de l’usager : est-il nécessaire de tout savoir ? Pour quel usage ? Que faire de ces informations, comment les préserver de toute intrusion, comment les rendre ou les laisser accessibles à l’usager, selon quelles modalités ? Si plusieurs intervenants sont concernés – ce qui est le plus fréquent, que ce soit au sein de l’institution ou pour transmission à un partenaire –, quelles sont les précautions indispensables à tout partage ? De multiples questions se posent, mais et à chaque fois, il convient de se demander quelle est la problématique pour ce sujet, et non pour un autre : aucune généralisation n’est possible.
23Bien entendu, cette praxis, qui est sous-tendue par les effets du langage, passe par un acte qui reste propre à chacun. Cet acte serait ce pas que nous franchissons lorsque nous nous décidons à recevoir un usager, à l’entendre, puis à nous engager envers lui à l’accompagner. Néanmoins, nous avons à repérer ce qui sous-tend notre décision, ce “moment de conclure” auquel nous sommes astreints. Nous avons à prendre le temps de penser notre acte professionnel, la compétence qu’il suppose ; nous avons à penser à ses effets, à notre responsabilité, ainsi qu’à notre engagement auprès de la personne.
Quatre niveaux à prendre en compte
24Le Conseil supérieur du travail social (CSTS) [10], lors des conclusions de son travail intitulé “Éthique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux”, a bien cerné ce que pouvait être une démarche éthique venant soutenir les pratiques du travail social qui “sont à la fois personnelles, professionnelles, institutionnelles et de missions”.
25“[Là est] peut-être l’un des points du débat : aucune déontologie professionnelle ne saurait rendre les travailleurs sociaux quittes de leur mission institutionnelle, ni de leur responsabilité personnelle. Aucune déontologie missionnelle ne saurait faire l’impasse sur les compétences et qualifications professionnelles spécifiques aux divers métiers du travail social. Ces derniers sont, en fait et en droit, historiquement hiérarchisés au sein d’une division du travail et des salaires, sauf à réaménager entièrement l’ensemble du champ. Aucune éthique personnelle ne saurait autolégitimer une pratique dont l’un des critères de validité est d’être soumis au débat collectif dans l’institution. Aucune déontologie institutionnelle ne viendra à bout du surgissement du sujet, espérons-le. […] Il nous faut ainsi traiter des pratiques professionnelles de travail éducatif et social, de leur organisation et de leur analyse selon une articulation explicite entre différents niveaux [11]”. Nous voilà contraints à prendre en compte simultanément quatre niveaux : le cadre institutionnel, les missions, les valeurs particulières, auxquelles s’ajoutent les compétences et les qualifications professionnelles. Sans oublier le débat collectif nécessaire, dans chacun de nos lieux de travail.
26En effet, comme le souligne Saül Karsz (1999), “l’éthique ne peut être qu’interrogative […]. Son rôle le plus fructueux est de rappeler que les certitudes, loin de tomber du ciel, se construisent au fil d’argumentations et de pratiques sans cesse rectifiées”.
Au cœur des contradictions
27L’acteur social serait-il livré à lui-même, tiraillé au cœur de contradictions ? Certes il l’est, mais il peut sans doute se fier à ce qui le construit comme professionnel : sa compétence, sa formation et le débat avec les autres. On retrouve l’obligation de compétence, ce qui suppose une formation initiale de qualité, une formation continue adaptée, une réflexion permanente sur les pratiques, ainsi qu’une analyse de celles-ci. Ce n’est qu’au prix d’un travail régulier et rigoureux que les professionnels pourront construire ensemble non seulement les écrits nécessaires, mais surtout une culture commune qui viendra donner sens à leurs actes quotidiens. ?
Notes
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[1]
Bertrand Dubreuil, “Droits des usagers : l’occasion de repenser le sens des relations d’aide et d’éducation”, ASH, n° 2385, 10 décembre 2004.
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[2]
Pierre Verdier, “Promotion du droit de la personne et de la famille”, JDJ, n° 216, juin 2002.
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[3]
Ibidem.
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[4]
À ce jour, l’arrêté n’est pas publié.
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[5]
Quelques décrets sont venus conforter ces modalités (articles 8 à 12) : livret d’accueil (circulaire 505 du 24 mars 2004) ; charte des droits et libertés de la personne accueillie (arrêté du 8 septembre 2003) ; règlement de fonctionnement (décret du 14 novembre 2003) ; contrat de séjour, ou document de prise en charge individuelle (décret de décembre 2004) ; recours à une personne qualifiée en cas de conflit (décret du 14 novembre 2003) ; conseil de vie sociale (décret du 25 mars 2004) ; projet d’établissement, ou de service (1er juillet 2003).
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[6]
Jacques Lacan, Séminaire. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Le Seuil, p. 11.
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[7]
Repères déontologiques pour les acteurs sociaux, Érès, novembre 2003, p. 219.
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[8]
Ibidem.
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[9]
Jacques Lacan, Séminaire. L’éthique de la psychanalyse, 1959-1960, Le Seuil, p. 359.
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[10]
Le CSTS va remettre au ministre et va publier, en 2006, le rapport du groupe de travail “L’usager au centre du travail social, représentation et participation des usagers”.
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[11]
Éthique des pratiques sociales et déontologie des travailleurs sociaux, Éditions de l’École nationale de la santé publique, 2001, p. 96.